Et si Benoît XVI était le seul à avoir formulé une solution intellectuelle pour que l’Occident dépasse enfin le traumatisme qui le fige ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le pape émérite Benoît XVI, prédécesseur de François.
Le pape émérite Benoît XVI, prédécesseur de François.
©Vincenzo PINTO / AFP

Traumatisme

Le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, en particulier celui de la Shoah, n'a jamais été dépassé.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, en particulier celui de la Shoah, n'a jamais été dépassé. Comment le continent des lumières et des droits de l'homme a-t-il pu en arriver au summum de l'horreur, malgré les lumières ? ou peut-être à cause des lumières ? 

Eric Deschavanne : Il n’est pas certain que le continent européen ait le monopole du génocide. La Shoah constitue néanmoins, sinon un échec des lumières, du moins un sérieux démenti à l’optimisme du Progrès hérité des lumières. Le nazisme demeure une singularité et une énigme historique. L’interprétation en est difficile car il a constitué une sorte de monstre hybride de la modernité et de la réaction anti-moderne. On peut l’interpréter ou bien comme une conséquence de la rupture avec la tradition (en l’occurrence avec l’univers de la chrétienté), ou bien comme l’expression la plus aboutie de la « révolution conservatrice » en Europe, une rupture révolutionnaire avec la tradition naissante des lumières. Les conservateurs peuvent donc voir dans le nazisme un monstre moderne et les progressistes, un monstre réactionnaire.

Il importe à cet égard de distinguer histoire moderne et les lumières, qui n’en sont qu’une composante. Kant disait déjà que son siècle, le siècle des lumières, c’est-à-dire le siècle de « la sortie de l’homme hors l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute », le siècle de la large diffusion de l’esprit critique, n’était pas un siècle « éclairé ». Quand bien même on reconnaît le progrès de l’idéal des lumières depuis deux siècles, la place faite à la science, l’élargissement du « monde libre » et l’émergence du droit international, il demeure difficile de considérer que l’on vit dans une époque éclairée. 

Les Lumières ont partout déclenché un mouvement de réaction anti-Lumières. La pensée réactionnaire est toutefois confrontée à une contradiction interne : elle est intrinsèquement déploration de la tradition perdue du fait d’un mouvement de l’histoire qui semble irrésistible et irréversible, ce qui se traduit politiquement par un projet de rupture volontariste avec le cours des choses, une démarche par essence moderne. La « révolution conservatrice », un oxymore, désigne le projet de mettre toutes les ressources du monde moderne au service d’une rupture avec le monde moderne. Le réactionnaire est ainsi voué à osciller entre quiétisme nostalgique, esthétique, moral ou spirituel, et fanatisme révolutionnaire. On retrouve à cet égard dans l’islamisme et le djihadisme révolutionnaire (songeons à la notion de « révolution islamique »), la recette qui fit naguère le succès du fascisme en Europe. L’islamisme est la cristallisation d’une formule politico-religieuse qui a sans doute comme condition de possibilité les formes qu’a prises la théologie islamique dans le monde musulman traditionnel, mais dont le ressort fondamental est le rejet volontariste de l’occidentalisation du monde, ce qui permet du reste de comprendre les sympathies de type islamogauchistes qu’il s’attire.

Beaucoup, certains consciemment, d'autres inconsciemment, en ont déduit que l'Occident étant criminel il l'était sûrement dans son essence et qu'il fallait donc dissoudre sa culture et sa civilisation...

Une telle déduction s’est d’ailleurs opérée en Occident et fut l’œuvre de penseurs occidentaux, durant la seconde moitié du vingtième siècle, après la découverte de l’horreur des camps et pendant le processus de décolonisation. Ni le génocide, ni la colonisation ne sont pourtant des phénomènes proprement occidentaux. Le procès de l’Occident impliquait à cet égard l’ethnocentrisme occidental (l’ignorance ou la méconnaissance de l’histoire des autres sociétés).

Surtout, la Shoah et la colonisation sont deux faits historiques distincts, de sorte qu’il fallait, pour instruire le procès de l’Occident, une théorie unifiée de la domination occidentale. Plusieurs théories étaient en concurrence, qui furent mobilisées tour-à-tour ou en même temps, sans toujours grand souci de cohérence. Le marxisme permettait d’imputer les crimes de l’Occident à l’expansion du capitalisme et à la domination du Capital. La philosophie la plus raffinée, fondée sur la lecture de Nietzsche et de Heidegger, proposait des généalogies de la métaphysique occidentale qui se voulaient aussi des généalogies de la domination sous toutes ses formes. Toutes les ressources de la pensée occidentale étaient ainsi mobilisées pour déconstruire la pensée occidentale afin de faire tomber les masques de la domination.

Ce filon continue d’être exploité aujourd’hui, dans la version caricaturale qu’en offre le wokisme. Généalogie et dénonciation de la domination de la Nature, de la domination masculine, de la domination raciale, néo ou post-coloniale, etc. : l’Occident n’en finit pas de se régler son propre compte. Le paradoxe est évidemment qu’une telle déconstruction de soi est propre à l’Occident et ne se retrouve nulle part ailleurs dans le monde. Ignorer ce fait constitue le comble de l’ethnocentrisme occidental. La volonté de dissoudre la culture occidentale est une expression de la culture occidentale dans ce qu’elle a de spécifique. Un minimum de lucidité devrait conduire à reconnaître dans cette faculté critique, plutôt que de scier la branche sur laquelle on est assis, un produit précieux de la civilisation occidentale qu’il est nécessaire de défendre contre le fanatisme et l’obscurantisme.

 La seule proposition crédible finalement est venue de l'église. Jean-Paul II, puis Benoît XVI avec le discours de Ratisbonne sur la foi et la raison. La foi seule peut mener au fanatisme ? La raison seule peut mener à l'extrémisme ? 

Je récuse l’idée selon laquelle la raison seule mènerait à l’extrémisme. La critique du rationalisme moderne sous-tend certaines interprétations du totalitarisme, au prétexte des éléments de scientisme présents dans le nazisme ou le bolchévisme. Force est de constater cependant que le rationalisme moderne, notamment le progrès scientifique et technique mis en cause dans toutes les critiques de la modernité, s’épanouit principalement dans les démocraties libérales, et non dans les régimes totalitaires.

Jean-Paul II et Benoît XVI ont eu le grand mérite de défendre une théologie rationnelle, en rappelant l’élément grec qui participe de la définition du christianisme dès l’origine et qui le distingue des autres monothéismes. Sur le plan de la « politique des civilisations », le rappel de cette singularité de la théologie chrétienne, laquelle concilie la foi et la raison, revêt au regard de ses défenseurs une triple portée : 1) elle permet de souligner les racines chrétiennes de la civilisation moderne dans ce qu’elle a de meilleur (le rationalisme scientifique, une conception du droit naturel qui protège la personne humaine) ; 2) elle permet en même temps de critiquer la dérive individualiste de la société contemporaine, conséquence d’une « auto-limitation de la raison » qui restreint le rationalisme au rationalisme positiviste de la science, abandonnant la spiritualité et la morale au subjectivisme et favorisant l’empire de la rationalité instrumentale (de la Technique et de l’économisme) ; 3) elle permet enfin de concevoir la perspective d’une civilisation chrétienne renaissante qui constituerait une carrefour des civilisations, une civilisation médiatrice apte à surmonter l’inévitable conflit entre l’Occident positiviste et l’Islam, dont la théologie (dans les courants dominants) penche du côté de la religion de la « foi seule ».

Il y a évidemment des éléments intéressants et discutables, au bon sens du terme, dans cette perspective théologique. Elle favorise la réflexion sur certaines formes d’extrémismes démocratiques, lesquelles ne sont pas totalitaires mais ultra-individualistes ; elle permet aussi de mieux comprendre les fondements de la civilisation européenne ainsi que l’étrangeté des autres civilisations ou religions. Reste que la renaissance du christianisme ne saurait se décréter et que son déclin au sein de la civilisation qui l’a engendrée n’est sans doute pas purement contingent.

Est-ce qu'il n'y a pas un certain paradoxe dans la situation ? Un continent qui se déteste alors que nous n'avons jamais vécu aussi libre... Pourquoi se déteste-t-on autant ? 

Ce n’est pas exactement mon diagnostic. Les sociétés du « monde libre » sont traversées par deux tendances contradictoires. D’une part l’esprit critique, lequel peut être en effet poussé jusqu’à la haine de soi. La société démocratique moderne sécrète en permanence sa propre critique, ce qui la distingue de toutes les autres sociétés et constitue son moteur historique. La dénonciation de l’européocentrisme est à cet égard une invention européenne. Il est pratiqué ailleurs dans le monde, mais on n’y pratique pas la critique de l’ethnocentrisme appliquée à soi-même. Les démocraties libérales devraient sans doute adopter un peu plus souvent la sage maxime d’indulgence attribuée à Talleyrand : « Quand je m’examine, je m’inquiète. Quand je me compare, je me rassure. »

Mais précisément, là se situe le véritable paradoxe, quand elle se compare, la société démocratique tend aussi dans le même temps à se flatter outrageusement. Elle est la plus belle dans son miroir, la plus libérale, la plus égalitaire, la plus tolérante, la plus pacifique, de sorte que les sociétés du passé ou les sociétés insuffisamment converties aux idéaux du libéralisme démocratique lui paraissent abominablement monstrueuses. L’ethnocentrisme démocratique survit à la critique de l’ethnocentrisme occidental.

Les deux tendances se recoupent dans le rapport de la société démocratique moderne à sa propre histoire, ce qui conduit à une sorte de mnémophobie. Dans le rapport aux sociétés illibérales, le culte démocratique du droit, notamment du droit international, (une invention de l’Occident sur la base d’une idée héritée des Lumières), dont la visée est la pacification des relations entre les peuples, peut aisément se renverser en un bellicisme irréductible qui ne supporte pas le compromis. L’Occident libéral et démocratique n’est ainsi pas complètement immunisé contre la formule du fanatisme : « on ne pactise pas avec le Mal ».

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