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Les chaînes de valeurs sont modifiées. Image d'illustration.
Les chaînes de valeurs sont modifiées. Image d'illustration.
©FlickR / Jim Bahn

Nouvelle donne

Entre soutiens massifs à l’économie et protectionnisme, les cartes sont rebattues.

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën est professeur émérite d'économie à l'Université PSL-Dauphine. Il est spécialiste d’économie internationale et a publié de nombreux ouvrages et articles sur la mondialisation. Il est également l'auteur d'un récit romancé (en trois tomes) autour de l'économiste J.M. Keynes : "Mr Keynes et les extravagants". Site : www.jean-marcsiroen.dauphine.fr

 

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Atlantico : Entre soutiens massifs à l’économie et protectionnisme, à quel point assistons-nous à la mise en place d’un nouvel ordre économique mondial ?

Jean-Marc Siroën : Cette évolution réhabilite les politiques industrielles. Elle concerne essentiellement les secteurs qui présentent des perspectives de croissance, portées par la transition énergétique (batteries et voitures électriques, panneaux solaires, etc.) et/ou les secteurs définis comme stratégiques (« puces » électroniques, minerais critiques).

Le terme de « nouveau désordre économique mondial » serait plus pertinent. On assiste en effet à la décomposition du système dit multilatéral qui trouve ses fondements dans l’immédiat après-guerre et qui reposait sur des règles relativement contraignantes. Les subventions et le protectionnisme n’avaient pas disparu, mais ils étaient encadrés par les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Le refus des Etats-Unis d’accepter la nomination de nouveaux juges pour statuer en dernier recours sur les différends, permet maintenant aux pays membres, et tout particulièrement aux Etats-Unis, de s’affranchir de règles qu’ils avaient acceptées et parfois imposées. Ainsi, certaines mesures adoptées ces dernières années notamment l’Inflation Reduction Act américain, violent en toute impunité les règles de l’OMC (notamment l’article III du GATT) comme l’avaient fait précédemment les mesures protectionnistes de l’administration Trump sur les importations d’acier et d’aluminium. Ils auraient beaucoup de mal aussi à justifier les mesures restrictives prises à l’encontre de la Chine, et réciproquement pour les mesures chinoises.

On se rapproche ainsi à grand pas du « désordre » de l’entre-deux-guerres, c'est-à-dire la défense d’un chacun pour soi qui, on le sait, s’est très mal terminée.

Les petits pays sont-ils les grands perdants de cette nouvelle donne, comme l'analyse le Wall Street journal ?

Jean-Marc Siroën : Je ne partage pas tout à fait l’analyse binaire et un peu simpliste du Wall Street Journal selon laquelle les perdants seraient les pays qui comme la Grande-Bretagne, Singapour ou l’Indonésie pour la simple raison qu’ils ne pourraient pas suivre la course aux subventions.

En fait, tous les pays risquent d’être économiquement perdants, du moins à court et moyen terme et certains plus que les autres. Quand un pays subventionne davantage une firme multinationale que le voisin afin qu’elle s’installe chez vous, le gagnant certain est moins le pays que la firme qui joue de cette surenchère. Elle bénéficie d’un effet d’aubaine et par expérience, on sait que la pérennité de cette implantation n’est pas assurée.

Les fonds engagés dans les subventions auraient souvent été plus efficacement utilisés dans la recherche, la formation ou les infrastructures, y compris pour attirer les firmes étrangères.

Par ailleurs, l’ambiguïté des objectifs complique encore la désignation des gagnants. S’agit-il de « réindustrialiser » le pays, de créer des emplois, de revitaliser des territoires délaissés, d’accélérer la transition énergétique ou de contrer la montée en puissance d’un pays considéré, à tort ou à raison, comme menaçant, la Chine en l’occurrence. Sur ce dernier point, la politique américaine qui consiste à priver ce pays des microprocesseurs et des machines pour les produire est un instrument immédiatement efficace, même si à plus long terme elle incite le rival à accélérer leur production. Mais elle pénalise aussi les producteurs américains qui voient se fermer le marché chinois ce qui n’est pas rien. Ainsi, un pays même supposé gagnant peut avoir ses perdants y compris parmi ses entreprises et sans même parler des consommateurs et des contribuables…

Si les pays sont tentés par les subventions et les mesures protectionnistes ce n’est pas parce qu’ils croient à leur efficacité (quoique...) mais parce que, dès lors que les autres les pratiquent, ne rien faire serait pire encore. Ce qui a persuadé la Commission européenne, l’Allemagne et la très libérale commissaire à concurrence, Margrethe Vestager, d’adoucir son rejet des subventions à l’industrie (on ne lui a sans doute pas laissé le choix), ce n’est pas un revirement idéologique qui rejetterait l’ordolibéralisme dans les poubelles de l’histoire, mais le fait que la Chine ou les Etats-Unis les utilisent abondamment ce qui menace la compétitivité de l’industrie européenne et tout particulièrement l’industrie automobile allemande.

Le monde est ainsi entré dans un jeu non coopératif qui a toutes les chances de se révéler « perdant-perdant ».

Pourtant, après la crise de 2008, le G20 n’avait pas si mal fonctionné en contribuant à éviter le cataclysme financier annoncé. Dès lors, pourquoi ne pas avoir sollicité les espaces de coopération existant pour éviter les surenchères ? La réponse est simple : quinze ans plus tard, les dérives russes, les régressions chinoises et la réhabilitation trumpienne de l’isolationnisme sont passées par là.

Le but de ces politiques mercantilistes n’est pas seulement de gagner mais d’imposer aux rivaux des pertes plus importantes que les siennes et créer ainsi un rapport de force qui, dans un second temps, permettrait de combler les pertes, voire d’encaisser un gain net. Le fait qu’à l’heure actuelle les objectifs géopolitiques et sécuritaires s’associent à l’interventionnisme n’est pas un hasard. La mondialisation heureuse est oubliée et le commerce est redevenu un combat sans arbitre. Le grand perdant, c’est tous les pays du monde et, pour paraphraser Orwell, certains plus que les autres.

Comment expliquer les difficultés de ces pays ?

Jean-Marc Siroën : Parmi d’autres facteurs, la taille du pays et sa situation budgétaire sont des critères importants. La cible principale des subventions est de faire produire sur place par des firmes nationales et plus souvent étrangères, des biens intermédiaires -batteries électriques, semi-conducteurs- ou finaux -voitures électriques-.

En ce qui concerne les pays considérés comme des perdants potentiels par le Wall Street Journal, il faut distinguer les situations. Je ne suis pas sûr que, même s’il en avait les moyens, le gouvernement conservateur thatchérien renierait son ultralibéralisme avec la même vigueur que la mise entre parenthèses de l’ordolibéralisme par l’Allemagne. Handicapée sur le marché européen par le Brexit, elle a néanmoins réussi à convaincre Tata de créer un Gigafactory de batteries électriques chez elle plutôt qu’en Espagne. Quant aux pays du sud-est asiatique il est impossible à l’heure actuelle de faire un diagnostic général. L’Inde n’est pas la Corée et Singapour, cité comme perdant, peut considérer avec pertinence que son intérêt est plutôt de conserver la liberté de se fournir auprès des producteurs étrangers les plus compétitifs plutôt que de subventionner leur implantation sur place.

Sont-elles surmontables ? De nouvelles alliances doivent-elles voir le jour ?

Jean-Marc Siroën : L’évolution actuelle ne condamne pas la mondialisation des chaînes de valeurs même si elle les aménage. Les Etats-Unis, la Chine, l’Union européenne, grandes puissances attentives aux menaces qui pèsent sur leur souveraineté économique, cherchent à conquérir ou reconquérir les « nœuds » jugés stratégiques. Mais aucun d’entre eux ne mettra la main sur la totalité d’une chaîne de valeur. Il reste donc des places disponibles pour les autres. D’ores et déjà, les pays asiatiques sont les grands gagnants de la guerre commerciale sino-américaine.

Si de nouvelles alliances se cherchent, elles sont davantage de nature politique et diplomatique qu’économiques. L’agitation début de siècle autour de méga-accords commerciaux s’est maintenant calmée et c’est plutôt l’attentisme qui domine. La constitution d’un « Sud global » n’est pour l’instant qu’une perspective qui a moins de consistance encore que le mouvement des non-alignés pendant la guerre froide.

Qui au contraire tire son épingle du jeu ?

Jean-Marc Siroën : Il est bien trop tôt pour le dire d’autant plus que, comme je l’ai dit, les résultats doivent être appréciés par rapport aux objectifs qui sont multiples voire contradictoires. Disons que dans la chaîne de valeurs des produits d’avenir liés souvent à la transition énergétique et aux applications numériques, les Etats-Unis dominent l’amont et cherchent à reconquérir l’aval. La Chine domine les étapes finales mais cherche à remonter vers l’amont ce qui provoque un télescopage aux niveaux intermédiaires des chaînes de valeur.

À noter que les grands investisseurs sollicités par l’Europe ne se limitent pas aux firmes américaines comme Intel ou Tesla, mais concernent aussi des firmes étrangères comme TSMC (Taiwan) voire des firmes chinoises.

Pour l’instant, ce sont ces firmes-là qui tirent leur épingle du jeu plus que les États.

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