Et l'air de rien, venons-nous de vivre la semaine qui a entamé pour de bon la déconstruction de l'Etat-providence hérité de 1945 ?<!-- --> | Atlantico.fr
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LEtat-providence français est-il en train d'être déconstruit ?
LEtat-providence français est-il en train d'être déconstruit ?
©Reuters

Détricotage

Entre la probable baisse des allocations familiales pour les ménages "aisés" et l'évocation d'un remboursement de la Sécurité sociale qui serait variable en fonction des revenus, l'Etat-providence a du souci à se faire. Est-ce le début de la fin de la politique sociale universelle ?

Julien  Damon,Henry Sterdyniak et Gilles Séraphin

Julien Damon,Henry Sterdyniak et Gilles Séraphin

Julien Damon est ancien sous-directeur de la Caisse nationale des Allocations familiales et professeur associé à Science-Po (Cycle d'aménagement et d'urbanisme). 

Il est l'auteur de "Eliminer la pauvreté" (PUF, 2010)

Henry Sterdyniak est économiste, spécialiste de questions de politique budgétaire, sociales et des systèmes de retraite.

Portrait de Gilles Séraphin

Gilles Séraphin est un sociologue travaillant sur les questions de politiques familiales. Il est notamment l'auteur de "Comprendre la politique familiale" aux éditions Dunod (2013).

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Atlantico : Alors qu'une étude récente de l'INSEE préconise d'indexer le remboursement des soins non hospitaliers en fonction des revenus, le gouvernement annonce que les allocations familiales seront désormais abaissées pour les revenus supérieurs à 5000 euros. Doit-on en déduire que le caractère universel de l'Etat-providence français est en train de toucher à sa fin ?

Julien Damon : La réponse est non, puisque l’on peut dire que l'universalité du système est en question depuis bien plus longtemps. On voit arriver en France depuis une trentaine d'années de nouvelles prestations sous conditions de ressources (destinées aux faibles revenus) qui se sont ajoutés aux prestations universelles. Mais on a également mis aussi sous condition de ressources des prestations auparavant universelles. La droite y a d'ailleurs contribué, par exemple sous le gouvernement Juppé, avec l'allocation jeune-enfant qui a été ciblée. L'annonce qui est faite aujourd’hui tient d'une modulation des systèmes d'aides et d'allocations. Elle confirme une idée présente depuis un certain temps dans le débat public. On est en quelque sorte en train d'importer "l'universalisme ciblé" qui avait été imaginé sous l'ère Tony Blair outre-Manche. Autrement dit, tout le monde continue de toucher des prestations mais les riches (ou les supposés riches) touchent un peu moins. On parle ici néanmoins d'un universalisme tout à fait relatif. Pour aborder plus précisément la question des allocations familiales qui représentent 13 Milliards d'euros par an, 15% des foyers seront ici touchés par cette modulation. En 1998, sous le gouvernement Jospin 10% seulement étaient visés par une mesure plus stricte de mise sous condition de ressource. On peut dire, en somme, ironiquement, que les socialistes trouvent que la richesse est aujourd'hui plus répandue....

Ce choix est maladroit, puisque l'on retrouvera les problèmes de seuil que ce soit avec les modulations ou les mises sous conditions de ressources. Après tout, pourquoi mon voisin, qui gagne à peine moins que moi, ou à peine plus, ne serait-il pas dans la même situation ? Une politique familiale n'est pas une politique sociale. Elle n'est pas censée s'intéresser au revenu dans le sens où elle sert une destination précise : l’enfant. A l'inverse, le principe de redistribution lié à la politique sociale fonctionne par l'impôt. 

Sur un plan plus politique, je ne pense pas qu’il soit utile, alors que la rue s'est largement agitée et illustrée avec le Mariage pour tous, que l'on décide de passer une telle loi, et ce dans un tel moment. On imagine d'ailleurs très bien le slogan "Les allocs pour tous" pour fleurir de prochaines manifestations. Je ne dis pas que cette politique familiale est excellente et qu'il ne faut rien y changer, mais je ne vois non plus pas en quoi les "grapillages" actuels pourraient faire disparaître les problèmes que l'on connaît. 

Henri Sterdyniak : Pour faire des économies, le gouvernement réduit le droit des familles des classes moyennes ou aisées à percevoir des prestations familiales ou des prestations maladie. De même, il a été question de plafonner les indemnités chômage ou de désindexer les retraites  au dessus d'un certain plafond. Ce mouvement s'inscrit certes dans la stratégie préconisée par la Commission Européenne, réduire des dépenses publiques ; elle peut sembler équitable : frapper les plus riches, épargner les pauvres. Mais, elle remet en cause le caractère universel de la protection française. Le risque est grand que les cadres moyens ou supérieurs la remettent en cause puisque ce  sont eux qui paient (compte-tenu des exonérations bas-salaires et du non-plafonnement des cotisations) et qu'ils en bénéficient de moins en moins. Ils pourraient être tentés de préférer le développement d'assurances d'entreprises ou d'assurances privés. La Sécurité sociale perdrait de ses soutiens. On risquerait de glisser vers un système à deux vitesses : des pauvres prestations pour les pauvres et une assurance correcte, mais sans caractère redistributif pour les plus riches.

Gilles Séraphin : Plutôt que du caractère universel de État-providence, devrions-nous parler du caractère universel de la Sécurité sociale issue de 1945. Je rappelle que l'universalité signifie que tout citoyen bénéficie de la politique en question; chacun cotise selon ses revenus et reçoit en contrepartie une prestation selon le besoin à couvrir. Ainsi, chaque ayant droit bénéficie du même taux de remboursement des frais de santé, quels que soient ses revenus. De même, chaque famille bénéficie d'allocations familiales d'un montant qui dépend uniquement du nombre d'enfants. Les prestations familiales, comme par exemple l'allocation parent isolé, ne sont quant à elles pas universelles. Les allocations elles-mêmes ne sont pas non plus totalement universelles puisqu'elles ne couvrent pas les famille d'un enfant. Alors, fin de l'universalité ? C'est peut-être beaucoup dire. Toutefois, en s'attaquant aux allocations, le gouvernement franchit une étape essentielle, pas seulement symbolique. En outre, cette mesure risque d'être difficile à appliquer et pourrait s'avérer une usine à gaz : difficulté de prise en compte de revenus autres que ceux de l'année antérieure, alors qu'ils peuvent être fluctuants; effets de seuil; désengagement progressif de la couche aisée, qui cotise le plus, du principe républicain de la Sécurité sociale. 

Le gouvernement invoque logiquement des difficultés budgétaires pour justifier ces annonces, mais peut-on dire qu'elles découlent aussi, dans une certaine mesure, de la volonté de François Hollande de faire contribuer les hauts revenus ?

Julien Damon : L'idée de faire cotiser d'avantage les plus aisées est clairement dans l'orientation du gouvernement et de l'Elysée. On peut se demander néanmoins si les 15% de foyers concernés représentent les riches dans leurs totalités. La plupart d'entre eux appartiennent à la classe moyenne supérieure, et les baisses d'allocations qu'elles vont connaître ne représenteront pas rien dans leur budget. Ainsi, si vous avez trois enfants et que l'on divise vos aides par deux, vous recevrez 2000 euros en moins chaque année. 

On peut aussi se laisser aller à la politique-fiction de comptoir et dire que le gouvernement cherche à faire exactement ce qui avait été fait avec Jospin dans les années 1998, c'est à dire s'engager sur les allocations familiales pour finalement obtenir a minima un abaissement du quotient familial.

Henri Sterdyniak : Autant il est légitime de veiller à ce que les revenus du capital soient taxés comme ceux du travail, de supprimer les niches fiscales incitant à l'optimisation fiscale, de faire payer la crise à ceux qui ont bénéficié des bulles financières et immobilières, autant rien ne justifie de diminuer le pouvoir d'achat des familles bi-actives des classes moyennes, qui subissent déjà des pertes de niveau de vie et des contraintes lourdes en élevant des enfants.

Gilles Séraphin : Sans aucun doute, François hollande souhaite mettre à contribution les hauts revenus, mais pour cela, l'instrument le plus juste est l'impôt sur le revenu. C'est même l'une de ses fonctions. Alors autant véritablement le réformer.

Cette mesure semble entrer en contradiction avec la conception hexagonale de l'Etat-providence. Quelle était, à l'origine, l'idée derrière l'instauration d'une politique sociale universelle ?

Julien Damon : En 1945, bien qu'elles étaient alors sans conditions de ressources, ces aides étaient réservés aux seuls salariés de l'industrie du commerce. Elles ne sont généralisées qu'à partir de 1978, pour que tous les foyers avec plus de deux enfants y aient accès. En réalité, les allocations familiales ne sont véritablement « universelles » que depuis la fin des années 1970. Tout ceci ne date pas de Vercingétorix, de Napoléon, ou de de Gaulle. On doit, donc, pouvoir évoluer.

Pour revenir au principe plus large du modèle social français, et même au-delà, il faut rappeler que cette idée se fonde sur le principe, bismarckien, de la cotisation comme atténuation des "risques sociaux". C’est valable pour l'assurance maladie (indemnités journalières) mais aussi pour les allocations familiales : vous côtisez et l'on vous verse des aides, en l’occurrence, avec les allocations familiales, si vous avez plus de deux enfants. Hors si vous côtisez pour des prestations dont vous ne pouvez plus bénéficier, oui dont vous ne pouvez plus bénéficier dans une même proportion, vous effritez par définition l'ensemble du système tel qu'il a été construit. 

Henri Sterdyniak : Le principe de base est "chaque contribue selon ses revenus et reçoit selon ses besoins". Pour la famille et la maladie, un système où les cotisations sont proportionnelles aux revenus et les prestations dépendent des besoins est déjà en lui-même redistributif. Il n'est pas besoin de le compliquer en tenant compte des revenus pour déterminer le niveau des prestations. En ce qui concerne le chômage et le retraite, l'Etat et les partenaires sociaux organisent une assurance sociale qui couvre l'ensemble des salariés et comporte des mécanismes redistributifs. Ainsi, le système bénéficie d'un soutien de l'ensemble de la population, aide particulièrement les plus pauvres, mais les cadres en retirent aussi certains avantages. Il n'est pas stigmatisant comme un système ne profitant qu'aux plus pauvres. C'est un élément de cohésion social.

Gilles Séraphin : Les principes de la Sécurité sociale, instaurés en 1945, notamment celui de l'universalité, étaient vraiment de fonder la République sur l'équilibre, reconnus et partagés par tous,  entre des droits (santé, famille...) et des devoirs, notamment de cotisation proportionnelle au revenu. Attaquer ce principe, c'est éroder la confiance et même le soutien des citoyens au système de la Sécurité sociale. À force, certains risquent de se demander : "A quoi ça sert que je cotise autant si je ne bénéficie de rien ?"  Ils risquent d'espérer fortement l'instauration d'un système privé, libéralisé. 

Le gouvernement s'est fixé comme objectif d'économiser 2 milliards dès 2016 sur la branche famille de la Sécurité Sociale. La mesure récemment annoncée permettrait d'en dégager 1 milliard dès 2014. N'y a t-il pas pourtant d'autres foyers d'économies réalisables ? Lesquels ?

Julien Damon :Au-delà des débats infinis sur les allocations familiales, il faut toucher à d’autres segments des politiques familiales. Les avantages familiaux de retraites (environ 15 Milliadrs d'euros) dont le principe consistent par exemple à payer les cotisations retraites lors de la garde d'un enfant quand le parent à cessé son activité professionnelle, gagneraient à être modifiés. Âgir sur ces dépenses, ne serait ce que dans une refonte des majorations de pensions (pour famille nombreuse) qu'elle suscite, permettrait d'obtenir des économies se chiffrant rapidement aux milliards. Il s'agit d'un système, moins polémique et symbolique que celui des allocations familiales. Par ailleurs, sur le plan de l'action sociale, on trouve plusieurs structures (les "points informations famille" par exemple...) dont on pourrait tout simplement se passer. En gros, il serait plus utile, mais aussi plus courageux, de supprimer l'inutile que de grapiller dans la poche des supposés riches.

Je pourrais même être plus polémique et faire cette proposition, qui fera hurler ou sourire c'est selon, de supprimer intégralement les allocations familiales ainsi que le quotient familial (en tout 26 milliards d'euros environ) pour le réallouer à l'accueil des enfants non scolarisés (pour les moins de 6 ans) et le temps périscolaire (pour les 6-16 ans). Les mécanismes actuels sont hérités d'un autre âge, celui des Trente Glorieuses, époque ou les familles comptaient souvent un membre sans activité professionnelle, et où l'on devait gérer ce qu'on appelait la "compensation de la charge d'enfants". Le vrai problème des familles, aujourd'hui, intégralement en emploi ou en recherche d'emplois, est celui de l'accueil des enfants lors du temps de travail des parents. Les 26 Milliards dont nous parlons gagneraient ainsi à être transférés à l'Education Nationale et aux collectivités territoriales. 

Henri Sterdyniak : Il faut rappeler que le déficit de la branche famille vient du fait que les gouvernements successifs ont mis à sa charge les cotisations des mères au foyer et les suppléments familiaux versés aux retraités ayant élevé 3 enfants au plus. S'y ajoutent 2 milliards de manque de rentrées fiscales dues à la crise. Sur le fond, la France ne réussira pas à réduire son déficit en diminuant les prestations sociales car cette baisse réduit la consommation des ménages, donc le PIB, donc les rentrées d'impôts et de cotisations. Ce d'autant plus que la plupart des pays d'Europe font de même, ce qui maintient la zone dans la récession. Les deux priorités aujourd'hui sont donc d'arrêter les politiques d'austérité et de relancer l'activité en impulsant l'investissement préparant la transition écologique.

Gilles Séraphin : Tout d'abord, il faut bien noter que la branche famille est structurellement bénéficiaire. Elle devait le redevenir avant la fin de la décennie. Le déficit a été créé par l'attribution de nouvelles charges, qui devraient notamment dépendre de la branche vieillesse. 

Pour répondre directement à votre question : oui, il y a d'autres moyens. La majoration du montant d'assurance par exemple, correspondant à une augmentation de 10% du  montant de la retraite pour un parent qui a eu 3 enfants ou plus (cette proportion de 10% varie selon les régimes complémentaires) creuse les inégalités puisqu'elle est proportionnelle aux revenus. Elle n'est en outre pas fiscalisée. Alors, la supprimer, la forfaitiser ou la fiscaliser pourrait permettre de gagner jusqu'à plusieurs milliards d'euros par année. Belle somme à réinvestir dans la politique familiale, dans l'accueil de la petite enfance ou dans le périscolaire  par exemple, ce qui permettrait d'accroître légalité des chances, voire la croissance, ces dispositifs permettant à tous les parents d'exercer une véritable activité professionnelle. 

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