Devenir (vraiment) un parti comme les autres : le RN face au défi jamais relevé en 5 décennies<!-- --> | Atlantico.fr
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Marine Le Pen prononce un discours lors d'une soirée électorale après le premier tour des élections législatives à Henin-Beaumont, le 12 juin 2022
Marine Le Pen prononce un discours lors d'une soirée électorale après le premier tour des élections législatives à Henin-Beaumont, le 12 juin 2022
©DENIS CHARLET / AFP

Ostracisation

Depuis sa création en 1972, le RN (ex-FN) n'a cessé d'avoir une place à part dans la vie politique française. L'obtention d'un groupe parlementaire suite aux élections législatives pourrait-il changer la donne ?

Gilles Ivaldi

Gilles Ivaldi est chercheur CNRS au CEVIPOF et professeur à Sciences-Po Paris. 

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Arnaud Stephan

Arnaud Stephan

Arnaud Stephan est fondateur de lanotedecom.com et chroniqueur sur LCI.

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Atlantico : Le RN (ex-FN) existe depuis maintenant presque 50 ans. Et depuis la création du FN en 1972, il n’a cessé d’avoir une place à part dans la vie politique française. Aujourd’hui, malgré un score historique lors du dernier scrutin présidentielle, le parti peine à devenir comme les autres. Obtenir un groupe parlementaire pour la première fois de son histoire (hors proportionnelle) et un nombre conséquent de députés peut-il suffire pour permettre de réussir à devenir véritablement un parti comme les autres ?  

Gilles Ivaldi : C’est en tout cas une nouvelle pierre à l’édifice de la « dédiabolisation » voulue par Marine Le Pen depuis qu’elle a pris les rênes du parti en 2011. C’est incontestablement une opportunité pour le RN de polir un peu plus son image de parti de « gouvernement », de tenter d’assoir sa respectabilité et de montrer sa capacité d’incarner une opposition à la fois ferme et pragmatique. Mais c’est aussi une arme à double tranchant qui peut se retourner contre Marine Le Pen. Il lui sera difficile d’assurer la cohésion d’un groupe aussi large, avec des profils assez différents et des cultures politiques pas toujours compatibles. Sur les questions économiques et sociales, on sait qu’il y a des divergences de vues entre les élus RN du sud et ceux du nord par exemple. Beaucoup des 89 députés sont également des novices en politique, qui n’ont pas les codes et il faudra beaucoup de travail au RN pour véritablement capitaliser sur cette nouvelle opportunité.

Arnaud Stephan : L’histoire du FN et du RN est assez complexe en fait. Le parti a traversé une longue période de la vie politique française et a connu de nombreuses mutations idéologiques. Le FN de 72 était destiné à être la structure de repli des très activistes membres d’Ordre Nouveau avant que Jean Marie Le Pen ne les évince, puis en 83 il devient le symbole de la lutte contre l’immigration mais en s’inscrivant comme étant un parti de droite et cherchant des alliances avec le RPR et même l’UDF. Jusqu’ à la chute du mur de Berlin et la disparition de l’Union Soviétique, le FN a une ligne pro OTAN, libérale avec, par exemple, la proposition de suppression de l’impôt sur le revenu, il est également très attaché à la défense de l’occident, l’interdiction de l’IVG. La montée en puissance de Mégret aboutira à un changement idéologique majeur : la fin de la période pro-américaine et à la ligne économique très libérale. Adios le « je suis le Thatcher français (ou le Reagan français) », c’est aussi le départ des gros bataillons des catholiques traditionalistes. Cette ligne n’évoluera plus beaucoup ou à la marge et finira par l’abandon du symbolique terme de « Droite ». Mégret a perdu le parti mais il a réussi à transformer le FN, puis le RN, en un mouvement populiste, anti libéral, anti-atlantiste et laïcisé. Seule la thématique ultra identitaire que l’on retrouve chez Zemmour n’a pas été conservée. Est-ce un hasard si autant d’actuels cadres nationaux sont d’anciens MNR ?

Le RN n’est plus le parti « de droite nationale, populaire et sociale » que fut le FN. Ces multiples transformations peuvent laisser augurer une nouvelle mue : un parti populaire, anti-immigration, anti libéral mais très léger sur le sociétal et le moral et prenant enfin ses marques dans les institutions de la République mais en devenant aussi catégoriel : le parti de la France périphérique. Cela peut aussi être vu comme une forme de pragmatisme.   

Pourquoi en 5 décennies, le parti n’a pas réussi à asseoir une certaine respectabilité ? Les intentions de Marine Le Pen sont-elles suffisantes aujourd’hui ?   

Gilles Ivaldi : Longtemps le FN n’a pas vraiment cherché à quitter les habits de parti anti-système, d’opposition et de protestation. Jean-Marie Le Pen se satisfaisait assez bien de son rôle de force tribunicienne. En 2002, on a mesuré à quel point le FN de l’époque n’était absolument pas préparé à un éventuel exercice du pouvoir. Les choses ont changé avec Marine Le Pen, mais le parti reste encore ancré dans sa culture politique et sa vision du monde d’extrême-droite, ce que beaucoup d’électeurs perçoivent encore. En dépit des multiples efforts d’image de Marine Le Pen et de sa volonté de désenclaver son mouvement, une majorité (60%) de Françaises et de Français continue de voir dans le RN un « parti nationaliste et raciste » ; pour 57% d’entre eux, la formation lepéniste représente toujours « une menace pour la République » ; 61 % estiment en outre que le mouvement de Marine Le Pen reste « trop proche de la Russie et de Vladimir Poutine ». Près de six électeurs sur dix (57%) jugent également que « le programme économique de Marine Le Pen est dangereux » (Enquête électorale du CEVIPOF, vague 10, 10-18 avril 2022). Les intentions ne suffisent pas.

Arnaud Stephan : D’abord parce que ses alliés dans un premier temps puis adversaires ensuite du RPR et de l’UDF considéraient se mouvement comme illégitime, présidé par un tribun borgne et castagneur… Tout ça ne pouvait pas être sérieux et les électeurs populaires ne pouvaient pas rester avec lui. L’autre élément dont on parle peu, c’est la corruption. Le RPR et l’UDF étaient des machines à faire du cash, transportaient plus de valises que les porteurs des gares parisiennes et avaient mis des villes, des départements et des régions dans un système crypto-mafieux.

La dénonciation de ce système ainsi que celui de la gauche par le FN a fini de lui fermer les portes de toute alliance. L’irrespectabilité du FN vient aussi du fait que, très vite, il est devenu un danger pour une classe politique de l’époque. Tout cela va très vite, il faut s’en souvenir. En 83, le FN est un tout petit mouvement, en 1988 Jean-Marie Le Pen finit quatrième de la présidentielle, derrière Raymond Barre. Il y a aussi et il serait stupide de le nier, une utilisation, excessive, des provocations par Jean-Marie Le Pen. Cette surutilisation du clash et du buzz comme nous le dirions, mal, aujourd’hui a donné une arme morale aux adversaires du FN et un outil : le cordon sanitaire. Cela va créer un climat qui aboutira aux scènes de délires collectifs d’avril 2002. Enfin, il y a une évidente condescendance de la classe politique pour les beaufs à bergers allemands du FN. Ce mépris de classe perdure encore aujourd’hui. Bourgeois de droite cathos ou fils à papa startupers, en Stan Smith, aucun des deux ne se sent dans le même monde que ceux du « ghetto d’ouvriers et de chômeurs » qui composeraient l’électorat de la Présidente du RN. Marine Le Pen a fait du Rassemblement National un parti parfaitement respectueux des institutions, en revanche, elle reste exposée au surplomb social des élites financières et médiatiques.

Avec des cadres partis chez Reconquête, les personnalités élus ne sont pas du sérail politique et sont même souvent novices. Le parti manque-t-il d’une réelle formation des cadres et d’un ancrage territorial pour asseoir sa force sur les territoires ?

Arnaud Stephan : La réponse est oui. Cela tient au fait que les crises internes ont déstabilisé des rouages essentiels comme le mouvement jeune. Génération Nation n’est pas le début du commencement de la pépinière que fut en son temps le FNJ (Front National de la Jeunesse). Il y a un gros chantier sur le sujet de la formation car beaucoup de militants se retrouvent parfois projetés dans des élections et ne sont pas aguerris. Cela peut jouer aussi sur l’image du parti et les difficultés à réussir à obtenir des élus partout comme les autres partis. Cela n’a rien à voir avec les qualités humaines mais passer sur des médias, se montrer à l’aise en débat ou sur des supports de notoriété cela ne s’improvise pas.     

Gilles Ivaldi : Au fil du temps le FN puis le RN s’est constitué une base territoriale solide, au nord et, plus traditionnellement au sud, sur le grand pourtour méditerranéen. Plus récemment, le parti a réussi une percée très forte dans les départements ruraux, sur fond d’enjeux de pouvoir d’achat et de prix des carburants. Il a aussi fait émerger de nouveaux cadres qu’on retrouve aujourd’hui en première ligne: Sébastien Chenu, Jordan Bardella, Edwige Diaz, Franck Allisio, Jean-Lin Lacapelle, Laurent Jacobelli ou Hélène Laporte pour n’en citer que quelques-uns.   Le réel enjeu va être la formation et l’encadrement des nouveaux députés qui s’apprêtent à siéger à l’Assemblée nationale.

Le parti, et les forces qui le composent, sont-ils prêts à devenir des partis “comme les autres” ?  

Arnaud Stephan : Cette question me surprend toujours. Le RN se présente aux élections, siège dans des exécutifs, participe à tous les moments démocratiques de la République. En ce sens, il est comme les autres. Les autres étant une vision générale qui ne veut plus dire grand-chose. LFI est-elle une structure comme les autres ? Son histoire et celle de ses dirigeants n’est certainement pas « comme les autres ».

Le Rassemblement National est un mouvement qui, s'il surjoue le rigorisme et la verticalité, est un bazar insondable et un bordel organisé qui fonctionne à la stupéfaction générale. Cette capacité à parfois performer en dépit d’une structure extrêmement faible est assez remarquable. Cela tient à une raison assez simple selon moi : personne n’a jamais mis autant d’énergie, de temps, de persévérance pour défendre des idées comme : la lutte contre l’immigration, l’insécurité, le déclassement des population périphériques, les dangers de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie… Cela parle au cœur des certains français, ce qu’Éric Zemmour a complètement raté. Le jour où le RN équilibrera l’aspect gaulois réfractaire avec la rectitude romaine, vous obtiendrez une machine politique très compétitive. C’est un très gros travail pour celui qui s’y mettra, car les gaulois y sont très réfractaires !

Gilles Ivaldi : Le parti est unifié derrière Marine Le Pen. Elle a porté le RN à des sommets inégalés et pour l’instant sa ligne n’est pas contestée en interne. La plupart des cadres sont alignés sur la stratégie de conquête du pouvoir même si certains choix de Marine Le Pen ont pu, à un moment donné, faire grincer des dents au sein du FN puis du RN. Aujourd’hui, le parti est totalement « marinisé »: Marine Le Pen a placé ses proches dans les instances dirigeantes et les contestataires sont partis chez Eric Zemmour, à l’image de Nicolas Bay, de Gilbert Collard ou de Marion Maréchal. Pour l’instant, le parti avance d’un même pas avec sa présidente.

Si le RN devient un parti comme les autres avec des cadres sur le long terme, un fort ancrage local et une représentativité au Parlement, ne risque-t-il pas de perdre sa puissance contestataire ?  

Arnaud Stephan : La question n’est pas vraiment opérante. Emmanuel Macron a tellement radicalisé la parole présidentielle en maniant la provocation et le mépris comme jamais auparavant que la contestation du « système » a gagné ses galons de légitimité. Les nouveaux élus du Rassemblement National sont issus de cette confrontation entre deux conceptions de la France. Ils sont les enfants d’une société où la violence systémique, l’immigration incontrôlée, l’effondrement de l’école, la contestation de l’identité nationale sont le lot quotidien. Cette génération s’est engagée à rebours de la France créolisée de LFI ou de la startup nation du Président de la République.

Je ne pense pas que 89 députés pour le RN représentent une victoire mais c’est, incontestablement, un grand bond en avant. Une victoire, en 2027, n’est plus une utopie pour le parti de Marine Le Pen et Jordan Bardella.

Gilles Ivaldi : C’est toute la question et elle se pose depuis très longtemps au FN. Dès sa création en 1972, le mouvement lepéniste a été confronté à l’équation stratégique de la radicalité et de la respectabilité. Rappelons-nous que dans les années 1980, l’arrivée de Bruno Mégret et de personnalités issues de la droite républicaine était déjà une première tentative de changer l’image du mouvement. Plus tard, Jean-Marie Le Pen est revenu à une stratégie radicale et il s’est opposé à la volonté de sa fille de changer l’image du parti. «  Un FN gentil, ça n’intéresse personne » avait déclaré le patriarche. Si Marine Le Pen a continué la dédiabolisation, les victoires de 2022 ont néanmoins été acquises sur des positions radicales et d’opposition frontale à Emmanuel Macron. L’enjeu pour Marine Le Pen va être de trouver un nouvel équilibre entre radicalité et normalisation, pour espérer gagner de nouveaux électeurs  plus modérés sans perdre son électorat populaire plus contestataire. C’est un autre grand enjeu de l’entrée en force du RN à l’Assemblée.

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