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Des chercheurs en psychologie percent le secret de l’attraction irrésistible de Game of Thrones
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Science de la littérature

Une équipe de physiciens, psychologues et mathématiciens spécialistes de l'analyse des réseaux ont étudié les interactions sociales dans la saga Game of Thrones. Ils en concluent que le récit est psychologiquement calibré pour plaire au cerveau humain.

Vincent   Colonna

Vincent Colonna

Vincent Colonna est consultant en séries télé. Il est l'auteur de deux volumes sur la technique narrative de la série télé : L'art des séries télé, tome 1 et 2, Payot éditeur.

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Atlantico : Pour une étude publiée dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences, une équipe de physiciens, psychologues et mathématiciens spécialistes de l'analyse des réseaux ont étudié les interactions sociales dans la saga Game of Thrones. Ils en concluent que le récit est psychologiquement calibré pour plaire au cerveau humain. Comment l’expliquer ?

Vincent Colonna : Quand des scientifiques venant des sciences dures (math-physique-chimie) s'attaquent à des œuvres esthétiques ou culturelles, en l'occurrence la série télé, c'est toujours un exercice très excitant et très risqué, plein de promesses et éminemment casse-gueule ; ils marchent sur un fil de funambule, au dessus du vide théorique.

Je m'explique : l'exercice est fascinant, souvent fécond car le scientifique introduit un nouveau cadre de réflexion, arrive avec de nouveaux outils et une approche inédite. Par conséquent, il ne peut que renouveler le regard posé sur la série télé, notre compréhension du type de fiction audiovisuelle le plus regardé par la jeunesse et les moins de 50 ans, qui connait depuis deux décennies un nouveau départ, une véritable révolution artistique. C'est ainsi que cette équipe de physiciens et de mathématiciens anglais et irlandais (avec néanmoins un psychologue expérimental), parrainée par l'université de Berkeley (Californie, USA) qui a étudié les romans à l'origine du cycle Game of thrones, ont eu la riche idée de mêler la "science des réseaux"(Network Science) à l'art de raconter, à l'étude de la technique du récit (narratologie).

Pour ceux qui l'ignorent, je rappelle que la "science des réseaux" est une expression un peu pompeuse pour désigner une "discipline" apparue dans la décade 2000, rassemblant toutes sortes d'outils logico-formels, (dont certains datent des années 1950, comme la théorie des graphes) pour scruter les relations entre des éléments, quels qu'ils soient. Autrement dit, on ne tient pas compte de la nature de ces éléments, on examine seulement la nature de leurs liens (pour les mordus, plus de détails dans Albert-László Barabási, Linked-the new science of networks, 2002). Ce peut être des grains de sable dans une dune, des sardines dans un banc de sardines, des internautes sur Facebook, l'important, l'objet de la Network Science, va être leurs types de connexions, leurs types de lien, le nombre et la nature de leurs échanges. Saviez-vous par exemple que sur Facebook, l'internaute interagit en moyenne avec quinze personnes, pas davantage ; c'est peu quand on pense aux 2, 7 milliards d'utilisateurs actifs et à tous les procédés inventés par le site pour élargir son cercle d'amis. Cela tient à "l'homophilie", à notre propension à s'associer avec des gens qui nous ressemblent (voyez Fabien Tarissan, Au coeur des réseaux, des sciences aux citoyens, 2019).

Dans le cas des séries télé, la "science des réseaux" se penchera sur la nature des échanges entre les personnages : combien y a t-il de personnages ? ont-ils beaucoup d'interactions ? combien d'interactions sont-elles positives et combien sont-elles négatives ? quand ces interactions cessent-elles (ce qui est la définition de la "mort" pour un caractère fictionnel, car même un prisonnier a des échanges avec son geôlier) ? quels rapports ont ces interactions avec le déroulement des événements ? etc. Par cette approche, l'équipe zoome sur un aspect de la série qui n'est pas autant étudié qu'il le mériterait : les interactions humaines reflétées par la fiction.

Vous pensez que ces relations ne sont pas formalisables ? quelles sont abandonnées au talent des créateurs de série ? Détrompez-vous. La mémoire humaine est finie, elle ne peut retenir en même temps qu'entre 6 et 8 unités (chiffre, objet, lieu, entité abstraite, etc.), cela vous explique pourquoi dans une série les personnages positifs importants (les héros), dépasseront rarement ce chiffre fatidique. Bien sûr, certains créateurs, ils se comptent sur les doigts d'une main, ont pris le risque de dépasser cette limite : Aaron Sorkin, le showrunner de A la Maison blanche, s'est fait une spécialité de jongler avec un héros collectif comprenant jusqu'à quinze personnages ; mais cela va bien avec les univers sociaux profus (la politique, la télévision) qu'il met en scène ; et l'oubli intermittent fait partie du type d'écoute qu'il attend du téléspectateur. Il en est de même avec les "séries-monde" comme Game of Thrones, Mad men ou The Wire : l'équipe de scientifiques anglais a ainsi compté 14 personnages importants pour les romans de Game of Thrones.

Pourquoi les interactions humaines sont importantes ? L’être humain est un animal grégaire, par suite tout ce qui relève des interactions entre humains, qu’elles soient négatives ou positives, l'intéresse vivement ; c’est inscrit dans son ADN ; pensez à l’autisme et autres maladies mentales qui présentent un déficit dans la faculté de communiquer, dont on découvre de plus en plus la composante génétique. Pour l’être humain, son existence, sa survie, son bien-être, dépendent de ses relations avec les autres humains. Depuis l’enfance jusqu'à la vieillesse, le petit homme apprend (ou devrait apprendre) à reconnaitre un allié et un ennemi, un partisan ou un rival ; comment il doit conserver un allié, écarter un ennemi ou déjouer un rival. (Je précise que l'Étranger qui accepte les valeurs et les institutions de la nation France parait un allié car il enrichit sa culture d'une vitalité et d'un esprit nouveaux).

La fiction narrative, sous le prétexte d’une quête (tout récit fonctionne comme une quête), sous la convention de différents genres fictionnels (policier, fantasy, aventure, comique, etc.) consacre beaucoup de séquences à cet aspect de la vie humaine. Les feuilletons comme Plus belle la vie (F3), Un si grand soleil (F2) ou Demain nous appartient (TF1), dont les bonnes audiences semblent inexplicables dans les micromilieux artistes ou intellectuels, ont pour enjeu central de détailler longuement relations familiales, amoureuses, professionnelles, amicales, juridiques, avec la police, etc. Cette surdétermination du relationnel est la raison de leur succès populaire.

J'en viens au pire, à propos de cette étude. Les sciences dures ne sont pas armées pour traiter des fictions narratives, trop souvent les savants ont des apriori naïfs et un "background" daté. Ainsi les références narratologiques (liées à la théorie du récit) citées dans cette étude : quelle que fut leur importance passée, Schklovsky (Chklovski) et Propp, Metz, Chatman, Genette appartiennent à un paradigme structuraliste, qui n'a plus cours aujourd'hui dans l'étude de la fiction narrative. Songez que Genette se refuse à étudier le personnage, sous prétexte qu'il s'agit d'un épiphénomène ! Même s'il reste un père fondateur de la Poétique, sa théorie du récit a beaucoup vieilli, elle n'est plus un guide aujourd'hui.

Par ailleurs, cette équipe de scientifiques anglais, financés par des budgets européens et éditée par une revue savante américaine, en prend à son aise avec la précision qu'on attend de toute publication scientifique. Voilà une étude qui prétend, dans sa promotion, étudier une série, mais se base sur le cycle romanesque papier qui a servi de point de départ à la série. Certes, certaines saisons sont fidèles au roman, mais d'autres non.  Par ailleurs, ses comparaisons se font avec des œuvres littéraires exclusivement, Shakespeare, les traditions épiques, la saga islandaise, Beowulf, etc. Dès lors comment tirer des règles générales concernant la série Game of Thrones ? Naturellement, on me rétorquera que le responsable est l'attaché de presse de Berkeley qui a vendu cette étude aux médias, pas l'équipe de scientifiques qui a bien précisé dans son intitulé qu'il s'agissait du cycle romanesque, pas du cycle télévisuel ("Narrative structure of A Song of Ice and Fire creates a fictional world with realistic measures of social complexity" ). A Song of Ice and Fire est en effet le titre du cycle romanesque, dont R. G. Martin est l'auteur talentueux ; Game of thrones est le titre du cycle télévisuel, dont David Benioff et D. B. Weiss, sont les brillants showrunners. Seulement tout auteur de publications théoriques sait qu'on a la promotion qu'on a mérité, qu'on a accepté, voire suscité. Un attaché de presse ou un responsable de la communication d'une université ne pendra jamais une initiative (qui pourrait se retourner contre lui), sans l'assentiment des signataires.

Plus grave encore, et qui me donne à penser à une certaine naïveté des auteurs, ce qui est présenté, dans la seconde partie de l'étude, comme un résultat révolutionnaire, est une tarte à la crème des études sur le récit, assimilée par tous les étudiants en études littéraires, dès la première année d'université, voir en classe de seconde lycée s'ils ont eu de très bons enseignants et une classe propice au travail (Je vais y revenir).

La saga relevant du genre fantasy colle donc, d’une certaine façon, à la réalité des relations sociales entre humains. Est-ce là une des clés de son succès ?

Résumons les résultats de cette étude, qui comprend deux parties bien différentes.

La première partie, peut-être la plus innovante, propose un modèle formel pour étudier les interactions dans une fiction. Autrement dit, les personnages sont étudiés comme s'ils formaient un réseau social ; mettons le groupe des lecteurs de Tchekhov sur Facebook. L'étude applique les algorithmes habituels dans ce genre de recherche, à la mode depuis deux décennies, en élaborant sa petite cuisine personnelle, son bricolage mathématique propre. Leur bibliographie montre que les auteurs ne sont pas les premiers à avoir envisagé une oeuvre fictionnelle comme un network, comme un réseau social. Mais ne chipotons pas, les études sérieuses et inventives sur le personnage de fiction sont si rares, qu'on ne peut que saluer cette initiative. Comme l'observe David Lodge dans l'Art de la fiction (1992), le personnage est certainement le procédé technique le plus difficile à étudier, - difficulté qui tend à raréfier ce type d'analyse. C'est d'ailleurs ce qui a empêché les auteurs de faire des comparaisons avec les "sagas" de Balzac, Proust, Zola, John Galsworthy, William Faulkner. Je suppose qu'ils n'ont pas trouvé, pour ces fictions, les analyses estampillées "Network science" qui leur auraient permis des comparaisons instructives.

Venons en à la tarte à la crème, la seconde partie qui étudie la mort des personnages importants, des héros positifs ou négatifs du cycle romanesque. La moitié de l'étude repose sur cet apriori simpliste : "l'opinion largement répandue selon laquelle les décès semblent être répartis au hasard dans le récit." Aucun narratologue, aucun scénariste, aucun écrivain n'a jamais soutenu une pareille idée. Passons. L'équipe veut montrer que la mort des personnages importants reste imprévisible, grâce à une dichotomie tarte à la crème de la narratologie, la différence entre la fable et la narration, l'histoire et le récit, les événements et leur traitement, le raconté et le racontant.

L'histoire d'une fiction évolue en effet sur deux temporalités : la temporalité chronologique des événements, une temporalité objective et immuable ; la temporalité narrative, celle de la façon de raconter, l'exposition du narrateur, qui peut modifier à sa guise l'ordre et la vitesse d'apparition des événements. Le lecteur n'a pas conscience de la temporalité chronologique, sinon par une impression très floue ; il ne connait que la temporalité narrative, celle qu'on lui présente.

Par suite, les scientifiques n'ont aucun mal à montrer que dans le cycle romanesque de Martin, il n'y a aucune concordance entre ces deux temporalités. Objectivement, la mortalité des héros importants est beaucoup moins surprenante, beaucoup moins imprévisible que dans le récit qui en est fait. On pouvait s'en douter. Tout roman réussi repose sur de telles manipulations.

Sur les cinq tomes du Trône de fer, les scientifiques ont compté plus de 2 000 personnages et plus de 41 000 interactions. Chaque personnage interagit avec environ 150 autres. C’est, selon eux, le nombre maximum d'individus que  le cerveau humain peut tolérer. George RR Martin pouvait-il y avoir pensé ?

Tout écrivain ou scénariste de talent fera de même. Je m'excuse d'être brutal et désobligeant, car je suis un fervent partisan de l'introduction des outils scientifiques en narratologie (théorie du récit) et en poétique (théorie des techniques d'expression artistiques). Mais autant cette étude est intéressante comme exemple de formalisation des relations sociales d'un récit, avec tous les bénéfices liés à la formalisation : rigueur, exhaustivité ; autant les conclusions qu'elle tire sont injustifiées et arbitraires. Le succès d'une fiction dépend de tant d'éléments (genre, sujet, décor, dialogues, scénario, éditeur, promotion), qu'il est très difficile d'isoler une raison et une seule de son succès. C'est pareil pour une série.

Parlons du genre de Game of Thrones. Il s'agit de la première fantasy audiovisuel adulte, et cette nouveauté a certainement beaucoup joué dans le succès. Jusqu'à présent la fantasy audiovisuelle était des adaptations de Tolkien, du cycle Narnia (un monde imaginaire créé par Clive Staple Lewis) ; ie des fictions pour la jeunesse ou pour les éternels adolescents. Avec Game of Thrones, la fantasy s'est vu enrichie par des problématiques politiques et sexuels : du jamais vu ! Différents niveaux de lectures étaient possibles, différentes générations ont pu se retrouver devant une fiction ; cette clef me parait la plus importante.

Mettons qu'à qualité artistique égale, en excluant tous les paramètres extérieurs (programmation, promotion) on isole le scénario : ce qui a fait le succès de série comme Les Sopranos, Game of Thrones ou The walking dead (avant une erreur et une chute fatale), c'est avant tout d'être multigénérationnel et unisexe.

La science du cerveau pourrait-elle aider les écrivains à écrire des livres conçus pour capter l’attention du lecteur ?

Le rêve d'inviter la science au festin de la création débute à la Renaissance. Les créateurs eux-mêmes y ont cru, souvenez vous de Léonard de Vinci. Plus récemment, dans la génération 1960-80, beaucoup ont cru que la sémiotique allait enrichir l'invention narrative. Ce ne fut pas le cas, bien au contraire. Il faut beaucoup se méfier de ces utopies scientistes.

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