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Des années 1980 aux années 2010 : la révolution planétaire et la métamorphose du marché de l’art contemporain
©TIMOTHY A. CLARY / AFP

Bonnes feuilles

Aude de Kerros publie "Art Contemporain, manipulation et géopolitique" aux éditions Eyrolles. Le XXIe siècle a fait de l'Art contemporain un acteur incontournable des relations internationales. Il constitue un moyen d'influence au service du rayonnement des grandes puissances. Extrait 1/2.

Aude de Kerros

Aude de Kerros

Aude de Kerros est graveur, peintre et essayiste. Son intense participation à la vie artistique française a fait d’elle une observatrice attentive des grandes métamorphoses de l’art.

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Après la fin de la guerre de 14-18, l’art et la culture ont acquis une fonction nouvelle d’arme politique, tant à l’ouest qu’à l’est du monde occidental. La guerre continue d’une façon non sanglante. Ne faut-il pas vaincre les esprits ? Soumettre aussi les intellectuels, les artistes et les faiseurs d’opinion, les enrôler dans le conflit ? 

En 1989, la disparition du monde communiste modifie les lignes, le conflit bipolaire a fait place à la suprématie hégémonique. Il n’y a plus de guerre frontale, on ne brandit plus les armes, mais on exerce désormais le « doux pouvoir » à la conquête des « masses » indifférenciées. Le monde s’est ouvert, en l’espace d’une décennie. L’art a accru sa visibilité planétaire. Trente ans plus tard en 2019, la technologie numérique a connecté toute la planète, doté chaque être humain d’un téléphone portable et créé une économie globale. 

Trois formes de richesse connaissent une circulation et une fluidité planétaire : matières premières, finances et art…, cette dernière jouant un rôle singulier dans la mondialisation. 

À la fin du millénaire, l’art a connu une nouvelle métamorphose, développé de nouvelles fonctions : plus visible que jamais, l’Art contemporain, vecteur d’idées sans qu’on les prononce, n’a pas besoin de traducteurs, il communique par-delà les frontières. Polymorphe et multifonctionnel, il peut être tangible ou conceptuel. Il peut être unique ou sériel, trouver sa place dans un musée ou un port franc. Son statut d’objet n’est pas obligatoire, son contrat de vente ne porte que sur le concept, l’édition n’est pas l’œuvre. Ses circuits sont divers, il est titrisé dans un coffre, il circule sous forme de bitcoin, il est coté en salles des ventes, vendu de gré à gré, mis en garantie contre du crédit ou en parts dans un fonds. 

Toutes ces opérations et tous ces usages ont lieu là, ou ailleurs, ou pas du tout. La valeur du nouvel Art contemporain est fluide, constructible arbitrairement. Il est produit financier, avantageusement défiscalisé, non régulé, insaisissable.

Que voit-on de l’art à l’échelle planétaire ? Une image qui saute aux yeux, qui fait le tour du monde comme l’éclair et accompagne un chiffre record. 

2000 – La révolution planétaire du marché de l’art 

« The world is watching… », le monde entier regarde ! Tel était le titre du teaser diffusé partout, bien au-delà des cercles d’initiés, pour annoncer la vente aux enchères du tableau de Léonard de Vinci, Salvator Mundi, chez Christie’s, à New York. Cet événement médiatisé dans le monde entier donne un instantané, daté de novembre 2017, de l’un des usages de l’art dans le grand jeu de la globalisation. 

Le début des records stupéfiants sur le marché de l’art remonte à trente ans et coïncide avec le début de la mondialisation. Ce fut à l’occasion de la vente des Tournesols de Van Gogh en 1987, qui fut adjugé à 39,9 millions de dollars chez Christie’s. Du jamais vu jusqu’alors ! Quatre ans plus tard en 1991, le marché de l’art s’effondre, entraîné par le premier krach financier planétaire. Au même moment, l’Empire soviétique disparaît et la Chine apparaît sur la scène commerciale et culturelle. Le monde est désormais ouvert. Les salles des ventes, devenues internationales, sont présentes et visibles partout. Elles s’installent sur tous les gisements de millionnaires de la planète et décident de la valeur de l’art grâce à leurs nouvelles méthodes de titrisation. On ne parle plus de valeur intrinsèque d’une œuvre mais de cote, d’indice monétaire. 
Deux maisons dominent alors le marché intercontinental : Sotheby’s et Christie’s. Elles sont concurrentes tout en ayant passé un accord dès 1992 sur le montant des commissions demandées aux acheteurs. Ce délit « d’entente » ne sera dénoncé et sanctionné qu’en 2004. 

D’un commun accord, en 2000, elles réorganisent le marché de l’art en créant un troisième département de vente : au département d’Art ancien et d’Art impressionniste et moderne, elles ajoutent un département d’Art contemporain concernant les œuvres d’après 1960. Ainsi l’impressionnisme très coté, associé à la « modernité », aura la vertu de la sanctuariser et faire monter ses cotes, tandis que « l’Art contemporain » deviendra le nouveau terrain de spéculation. 

La création de ce nouveau département est une révolution. Christie’s et Sotheby’s abolissent un principe majeur : celui de ne s’occuper que du second marché, le premier marché étant réservé aux galeries. Au XXe siècle, la consécration des jeunes artistes ne se faisait jamais grâce aux maisons de vente aux enchères mais grâce au travail des galeristes, des critiques d’art, au goût des collectionneurs, à la légitimation des institutions in fine. Les enchères ne consacraient que les artistes âgés ou morts. 

Après l’an 2000 (D’après Artprice, la croissance de l’Art contemporain a été multipliée par dix depuis 2000, en particulier entre 2012 et 2014), la façon dont une œuvre d’art acquiert sa valeur change de façon radicale. Le mécanisme est renversé : les très grands collectionneurs cooptent en amont les artistes à coter, puis favorisent leurs expositions dans les lieux institutionnels avant leur mise en salles des ventes où leur visibilité devient planétaire et leur cotation fulgurante. 

Les institutions, notamment muséales, jouent le jeu en aidant indirectement à la cotation des œuvres, grâce à leur mise en vue, leur muséification et leur attribution de légitimité, aidés par les mécènes collectionneurs, qui, ce faisant, sanctuarisent leur collection, défiscalisent et conquièrent la stature flatteuse du philanthrope.

La vente blockbuster de Salvator Mundi

En novembre 2017, Christie’s a en charge la vente d’une œuvre à l’origine incertaine, en mauvais état, portant néanmoins la signature de Léonard de Vinci. La façon dont est traitée l’affaire montre à la fois un aboutissement et une rupture dans la façon de concevoir l’art et son marché. Les nécessités du marketing sont ici déterminantes. La stratégie adoptée sera celle des industries culturelles depuis vingt ans : gigantisme et sensation. Ce sera une vente blockbuster (Ce terme militaire désigne le moyen de provoquer la rupture des obstacles en faisant exploser une bombe de haut calibre permettant d’ouvrir une voie). 

Le placement « marketing » de l’œuvre permettra ici le choc. À la surprise générale, Salvator Mundi sera proposé dans une vente du département « Art contemporain » en compagnie cependant d’artistes modernes tels que Pollock et Bacon, mais aussi d’idoles contemporaines comme l’emblématique streetarter Jean Michel Basquiat, l’artiste porno-kitsch-académique John Currin et l’émergent afro-américain Keny James Marshal qui verra sa cote faire un bond vertigineux en atteignant 5 millions de dollars. De quoi faire exploser toutes les catégories. 

Le contraste est saisissant. Les collectionneurs d’Art contemporain, aventuriers des affaires, financiers avisés, recycleurs d’argent parfois douteux, sont sidérés par le rapprochement. Mieux encore, ils sont flattés de voir leurs habituels trophées côtoyer l’artiste le plus renommé de la Renaissance, héros du best-seller Da Vinci Code et du film éponyme. La clientèle d’initiés, de collectionneurs cultivés, coutumiers du département d’Art ancien, aurait eu un œil plus critique, plus attentif aux experts qui, quant à eux, en donnaient pour 100 millions de dollars, compte tenu de la réalité problématique du tableau. 

Mais Christie’s est allé plus loin dans sa démarche en faisant de cette mise aux enchères un événement culturel international. Avant même la vente, le Christ « Sauveur du monde » fut traité comme une star du show business. Il est parti en tournée autour du monde, auréolé de storytelling, paré de produits dérivés. Les médias ont relayé, suivis du buzz sur les réseaux sociaux, grâce à l’excellent teaser sur YouTube intitulé « The World Is Watching ». 

C’est ainsi que le 21 novembre 2017, en quelques minutes les records de Picasso et même de Gauguin ont été battus. Deux fonds financiers se sont finalement disputés l’enchère. Dix-neuf minutes ont suffi pour entendre résonner le marteau à 400,3 millions de dollars. 

Malgré l’excitation de la vente, le vainqueur des enchères, un fonds financier de Mohamed ben Salman, prince héritier de l’Arabie Saoudite, a fait un achat très calculé et raisonnable : l’œuvre était destinée à un futur musée, mais aussi à faire la tournée des musées du monde. Jean-Luc Martinez, président de l’Établissement du musée du Louvre, l’a retenue pour une exposition blockbuster au Louvre Abu Dhabi en septembre 2018, puis pour la grande rétrospective consacrée à Léonard de Vinci à Paris en octobre 2019. Les comptes prévisionnels de billetterie étaient prometteurs ! Mais le Louvre, en agissant ainsi, en confirmait l’authenticité douteuse. Les choses ne se passèrent pas cependant comme prévu… Salvator Mundi ne fut pas reconnu comme de la main de Léonard par beaucoup de conservateurs et d’experts, ceux du Louvre et d’autres grands musées. Le Louvre, pour préserver sa réputation, renonça au gain et annula les deux événements. Le montage de l’exploitation économique de Salvator Mundi s’effondra. L’œuvre devint un grain de sable grippant la machine qu’est la grande industrie internationale des musées interconnectés, mise en place depuis deux décennies.

Artprice, qui rassemble les données concernant l’économie des musées, constate qu’il s’en crée dans le monde environ 700 par an depuis l’an 2000 et que le public a été multiplié par trente. 

La vente de Salvator Mundi au département « Art contemporain » a révélé de façon plus forte que jamais que les salles des ventes internationales imposent la valeur par la cote, grâce à leur stratégie de marketing et de communication. Elles démentent l’évaluation des experts dans des proportions astronomiques. Ainsi dans cette vente, l’enchère a fait quatre fois leur évaluation. 

Une stratégie semblable a bien fonctionné deux mois avant la vente de Salvator Mundi chez Christie’s en septembre 2017. Lors d’une vente d’Art contemporain, Sotheby’s a exposé la Ferrari formule 1 de Michael Schumacher. Estimée à 4 millions de dollars, elle est partie à 7,5 millions de dollars. Elle a ainsi changé de statut : de voiture d’exception, d’objet de culte, elle est devenue œuvre d’art. 

De fait, l’art est désormais traité comme un « produit », qu’il soit « ancien », « moderne », ou « contemporain ». Telle est la « culture globale ». En art, la globalisation impliquerait-elle un processus de « décivilisation » ? Un phénomène d’acculturation ? Une occultation des créations dans la suite des civilisations, derrière une déclaration chiffrée, financière, factuelle, extrêmement simple et visible de la valeur faciale d’une œuvre « d’Art contemporain » ? 

La vente de Salvator Mundi a eu un effet révélateur de la distance qui existe entre valeur intrinsèque et valeur faciale et des conflits d’intérêt entre marché et institutions. Cet événement n’a pas fini de rebondir ! En 2019, c’est une conservatrice en chef du MET (Metropolitan Museum of Art, New York), spécialiste reconnue du maître, qui en conteste publiquement l’authenticité. Pour l’heure, le tableau a disparu, aucune exposition n’est prévue, on ne sait ni où il se trouve ni qui le possède. Aux dernières nouvelles le Département de la culture et du tourisme d’Abu Dhabi dit l’avoir en sa possession.

Les nouvelles fonctions économiques  planétaires de l’art 

Les collectionneurs ne mélangeaient pas tellement jusque-là dans leur esprit l’art ancien, moderne et contemporain. Certains pratiquaient les trois et en faisaient un usage différent. Les œuvres caractérisées par leur beauté entraient dans leur décor quotidien, l’achat d’Art contemporain avait d’autres usages. 

Les salles des ventes internationales ont profité jusqu’en 2017 d’avoir annexé le premier marché pour consacrer elles-mêmes l’art émergent au niveau mondial. Elles semblent vouloir changer de stratégie et pratiquer désormais la confusion des genres tout en jouant sur les trois départements, dans le but d’atteindre une clientèle plus nombreuse, fortunée et multiculturelle. 

La génération de collectionneurs qui donnaient le ton à la fin du XXe siècle n’est plus. Ils étaient à la fois anglo-saxons, européens, riches et cultivés, ou souhaitaient l’être. La nouvelle vague la dépasse en richesse, le mot « art » n’a plus la même signification. 

Les salles des ventes s’adaptent et leur proposent, lors des ventes, un mélange habile, hétéroclite, de ce qu’ils pourraient avoir envie de consommer : de l’œuvre d’art au sac à main, de l’objet design à la mode, aux montres, motos, voitures… 

Il est vrai qu’Artprice, « la plus grande banque de données sur l’art au monde », affirme qu’en quelques années les collectionneurs sont passés de quelques dizaines de milliers à 77 millions. La marchandise doit donc s’adapter. 

C’est une des raisons de la métamorphose en cours. L’Art contemporain a cessé d’être strictement conceptuel et réservé à un « happy few », flatté par l’hermétisme de sa pratique. Il est devenu un Art contemporain fourre-tout de tous les « concepts » d’art, de mode, de design, etc. 

Les grandes maisons de vente internationales ont ce pouvoir de métamorphose, puisque selon la définition actuelle, « est de l’art ce que les institutions et le marché déclarent tel ». 

Ainsi l’Art contemporain de dernière génération est un produit de vente adapté à un marché qui capte l’intérêt planétaire, permet une circulation monétaire fluide, fournit une clientèle en hautes liquidités. L’Art contemporain et certains objets avoisinent de fait les mêmes montants financiers. Ainsi auraient pu y être placés le Mazarin, le diamant le plus cher du monde, 163,41 carats, vendu 34 millions de dollars, en novembre 2017 chez Christie’s, la Rolex ayant appartenu à l’empereur Bao Dai à 3,7 millions de dollars chez Phillips en mai 2017, etc. Telle est la tendance à venir. 

Est mise en œuvre pour cela la stratégie cross marketing qui permet désormais aux maisons de vente de changer les objets de catégorie : de les transformer en œuvre d’art par le simple fait de les intégrer dans une vente d’Art contemporain.

Cet élargissement du champ de l’Art contemporain rend bien des services à divers secteurs de l’économie et des finances. 

Ainsi en période de taux d’intérêt très bas, l’Art contemporain est un bon placement qui rapporte selon Artprice1 9 % pour des œuvres au-dessus de 20 000 dollars, de 10 à 15 % pour des œuvres de plus de 100 000 dollars. Raisonnablement, les conseillers financiers recommandent d’y réserver 20 % des actifs du portefeuille patrimonial, en considérant aussi la bonne venue des avantages fiscaux et du régime favorable des droits de succession. 

Les produits de l’Art contemporain rendent surtout un service qui peut difficilement trouver d’autres supports : ce sont des liquidités faciles à déplacer, logeables dans des ports francs, hors frontières et visibilité. Ils peuvent servir d’argent de poche discret ainsi qu’aux règlements de montants en dessous du demi-milliard de dollars. 

Ainsi, le département d’Art contemporain de deuxième génération propose des objets allant jusqu’à 91 millions de dollars pour les œuvres d’artistes vivants, et jusqu’à 400 millions de dollars pour ceux qui sont morts, que ce soit récemment ou à la Renaissance. 

Ces sommes correspondent à « l’innocent » argent de poche de l’hyper classe en perpétuel mouvement autour de la planète, mais aussi aux liquidités servant à régler les cargaisons de cocaïne ou autres commerces illégaux.

Extrait du livre d’Aude de Kerros, "Art contemporain, manipulation et géopolitique : Chronique d'une domination économique et culturelle", publié aux éditions Eyrolles

Lien vers la boutique Eyrolles : ICI

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