De la Grèce à l’immigration, l’Europe en pleine pulsion suicidaire <!-- --> | Atlantico.fr
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L’Europe est en pleine pulsion suicidaire.
L’Europe est en pleine pulsion suicidaire.
©www.flickr.com/photos/matthigh/2772052540

Y a-t-il un cerveau dans l’Union ?

Pour les Européens, les deux défis majeurs sont aujourd’hui la gestion des flux migratoires et celle de la crise grecque. Deux éléments qui remettent en cause les fondements de l’Union Européenne.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont est géographe, économiste et démographe, professeur à l'université à Paris IV-Sorbonne, président de la revue Population & Avenir, auteur notamment de Populations et Territoires de France en 2030 (L’Harmattan), et de Géopolitique de l’Europe (Armand Colin).

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Après des mois de négociations, l'Europe n'est toujours pas parvenue à une solution sur le cas grec. En quoi ce processus a-t-il fragilisé l'Union européenne ? Quelles fragilités a-t-il révélé et/ou exacerbé ?

Gérard-François Dumont : Dans les négociations entre l’Union européenne et la Grèce au sujet de l’euro, les difficultés à trouver une solution viennent du fait que les décisions des années précédentes n’ont pas assez été étudiées et préparées. La Grèce est un pays qui n'était pas prêt à entrer dans l'euro. Son administration publique n’était pas assez organisée pour respecter les règles de cette monnaie unique. La Grèce a donc connu des comptes publics truqués, des dépenses publiques non contrôlées et une évasion fiscale sur lesquels l’Union européenne a fermé les yeux. Plus que d’autres pays, l’appartenance de la Grèce à la zone euro lui a permis de se surendetter d’autant qu’en 2005, l’Allemagne et la France se sont mis d’accord pour introduire davantage de laxisme dans le pacte dit de stabilité. Cette décision était un "signal faible", selon la formulation que l’on donne en prospective, qui annonçait la crise la zone euro intervenue depuis. 

Depuis la victoire aux législatives du parti Syriza, le 25 janvier 2015, la Grèce a un gouvernement qui a choisi comme tactique politique de jouer la montre pour obtenir au dernier moment une décision dont ce parti pense qu’elle lui serait favorable. Résultat, la confiance s’érode et, face à l’incertitude, la situation économique de la Grèce ne cesse de s'aggraver. Les investisseurs ne peuvent avoir confiance dans le pays. Les Grecs eux-mêmes ont retiré ou retirent massivement leur argent (évidemment libellé en euros) des banques grecques. Dans le même temps, l'Union européenne n'ose pas dire franchement que la Grèce ne pourra pas respecter les règles européennes, et qu’un éventuel accord ne serait probablement qu’une mesure dilatoire. La meilleure situation aurait été de corriger l'erreur faite en laissant à la Grèce entrer dans la zone euro et de préparer un accompagnement pour lui permettre de quitter dans les moins pires conditions cette zone monétaire.

Ce processus fragilise l'Union européenne dans la mesure où un certain nombre d'investisseurs voient que la zone euro est instable et que cette instabilité risque de durer car un accord provisoire éventuel d’ici le 30 juin ne serait qu’un accord au sein d’une longue série qui n’est pas prêt de prendre fin. L’incertitude sur l’évolution décourage le placement dans la zone euro. Pourtant, l'une des raisons de la création de la zone euro était de créer un espace monétaire concurrençant le dollar. Ce n'est guère le cas depuis la crise et le futur de la zone euro est incertain. Un accord avec la Grèce ne signerait nullement la fin de la crise de l’euro. Quant à l’autre alternative, la sortie de la Grèce, elle devrait s’accompagner de décisions politiques redonnant confiance en la zone euro. Dans le cas contraire, le sentiment serait que la sortie de la Grèce signifierait une possible sortie d'autres pays et donc le démantèlement de la zone euro. 

Christophe Bouillaud : La crise grecque demanderait de longs développements, mais, en résumé, d’une part, elle a montré jusqu’à la nausée à quel point l’usage du terme même de "solidarité" européenne peut s’avérer fallacieux dès qu’il est question de transferts de sommes importantes entre Etats membres, d’autre part, elle a illustré jusqu’à la caricature les priorités réelles des dirigeants européens au-delà de la façade de l’européisme : d’abord, aider les banquiers de son propre pays ; ensuite protéger les contribuables qui sont vos électeurs, et enfin, éventuellement, se préoccuper très vaguement du sort des citoyens des autres pays. Toutes les promesses, pourtant contenues dans le Traité de Lisbonne, d’un progrès social garanti à tous les Européens ont volé en éclat au fil de la crise. Le cas grec est bien sûr le plus évident, mais, de fait, le constat est plus général : le social a été le grand oublié de la crise, ne serait-ce que parce que les dirigeants européens ont accepté de voir monter le chômage comme une façon de favoriser la "dévaluation interne" dans les pays d’Europe du sud. En outre, le cas grec montre que les dirigeants des pays "créanciers" et les institutions européennes et internationales qui ont imposé à la Grèce, en 2010-12, une politique économique totalement contreproductive ne veulent pas reconnaître leur erreur en profitant pour cela  du rapport de force qu’ils croient leur être favorable : "vous reprendrez bien une petite dose de hausse de la TVA récessive, cher Mr Tsipras, vous baisserez bien encore plus les retraites, etc". On est au pays d’Ubu-roi par moments. On comprend que le gouvernement Tsipras ait quelque difficulté à accepter ces mesures. Plus généralement, le processus de négociations avec la Grèce –dont il n’est pas difficile de constater qu’il fait de plus en plus penser à celui entre deux pays hostiles et non entre les parties d’un tout – n’a fait que démontrer à quel point les pays "créanciers" et les institutions (BCE, Commission et FMI) n’avaient aucune considération réelle pour les choix des électeurs grecs en janvier 2015. Leur idéal est visiblement de continuer comme avant, comme si il ne s’était pas produit un changement d’opinion de l’électorat grec. Pour ce qui est des fragilités que la crise aurait révélé, je ne pense pas que quiconque ait vraiment anticipé avant 2007 à quel point les pays européens allaient sacrifier l’idéal européen officiel aux égoïsmes des uns et des autres. On aurait pu imaginer une sorte de crise par le haut dès 2008-10, nous sommes en 2015, et le moins que l’on puisse dire est que ces dernières années furent celles du désenchantement européen. 

Matteo Renzi l'a prévenu : l'Italie ne continuera pas à assumer seule la pression migratoire, et pourrait mettre en œuvre "un plan B" qui ferait "mal à l'Europe". Qu'en est-il des engagements pris lors du sommet extraordinaire sur la question ayant eu lieu le 23 avril à Bruxelles ?

Gérard-François Dumont : La déclaration du 15 juin 2015 du Premier ministre italien Matteo Renzi est à replacer dans un cadre de la politique intérieure italienne à cette mi-juin 2015. Le 14 juin 2015, Matteo Renzi vient de perdre des élections locales en Italie au profit de partis considérant que l'Italie accueille trop d'immigrants, et que ces arrivées profitent aux passeurs et à ceux qui exploitent les migrants, non aux Italiens. Il a donc décidé d’élever la voix pour montrer qu’il écoute les électeurs inquiets de la façon dont il gère la question migratoire.

Les propositions faites par la Commission européenne en matière d'immigration ne répondent pas aux défis et à la réalité de la situation actuelle. Ces propositions ne visent pas à corriger les causes de l'immigration clandestine, ces causes étant largement la déstabilisation géopolitique d'un certain nombre de pays comme la Libye ou la Syrie, et la déstabilisation partielle de territoires limitrophes des premiers. L’analyse de ces causes appellerait d’une part un changement en politique étrangère de la part des Européens, notamment vis-à-vis de la Turquie dont il apparaît qu’elle a facilité et facilite l’État islamique et, d’autre part, des actions d’envergure contre les passeurs qui se nourrissent du laxisme des Européens en exploitant la misère humaine. 

Christophe Bouillaud : Pour l’instant, la crise migratoire avec la Libye n’est pas enrayée, et maintenant l’Italie repose – à juste titre selon moi si on se place dans une logique européenne –le problème du partage de l’accueil de ces migrants. Le règlement adopté à Dublin, en 1990, selon lequel un demandeur d’asile doit obligatoirement déposer sa demande dans son pays d’entrée dans l’espace européen est d’évidence inadapté. On le sait depuis quelques années, mais maintenant il faudrait accepter de le réformer. La Commission européenne a essayé d’incarner l’intérêt général européen en proposant des quotas d’accueil de migrants par pays. C’est la solution logique, mais de grands pays, dont la France, n’en veulent pas, d’où d’ailleurs l’irritation italienne que M. Renzi exprime.

Quelles fractures cette question migratoire trahit-elle ? Sont-elles seulement dépassables ou les volontés des pays membres touchent-elles là à leurs limites ?

Gérard-François Dumont : La question migratoire démontre, sur ce sujet, une méthode de travail inadaptée de l'Union européenne. En effet, le principe décidé dans la réalisation de l’Union européenne était de ne pas créer une vaste administration communautaire, les règlements et les directives de l'Union européenne devant être appliqués par les administrations de chaque pays. Ce principe veut qu’un pays ne puisse entrer dans l'Union européenne que si son administration est assez compétente pour faire appliquer ces règlements et ces directives.Or, en matière migratoire, on a créé, ce qui n’existe nullement dans les autres politiques (agricole, régionale…), une administration européenne, précisément une agence européenne (Frontex) qu’il est alors aisé de critiquer pour ses missions ou ses insuffisances de résultats ou de moyens. Ainsi a-t-on dérogé au principe général : un pays n’aurait dû être admis dans l'espace Schengen que si son administration et sa police étaient capables de faire respecter les frontières extérieures communes, capacité qui se trouve inévitablement très difficile à remplir pour certains pays compte tenu de leurs contraintes géographiques ou de leur voisinage géopolitique.

Les insuffisances de la politique migratoire européenne mettent également en lumière que, quasiment, la seule stratégie de l'Union européenne, lors de ces dernières décennies, stratégie pas véritablement affichée pour son caractère unique, semble avoir été d'élargir pour élargir, sans étudier les conditions et les conséquences de chacun des élargissements. Cela a conduit à des mesures spécifiques qui ont engendré des effets pervers, comme la fameuse période probatoire de sept ans pour la libre circulation des travailleurs, à une méconnaissance des réalités qui sont, par exemple, la difficulté de faire respecter les frontières communes lorsque le niveau de corruption des douaniers, de la police ou l’intrusion de maffias n’est pas négligeable.

Un autre signe des difficultés de l'Union européenne est le désaccord en termes de politique étrangère. Prenons l'exemple du Kosovo : certains pays ont reconnu l'indépendance du Kosovo, d'autres non. Aucun pays de l'Union européenne n'aurait dû prendre de décisions de reconnaissance sans prendre le temps de chercher un accord. Au sein même de la politique étrangère, cette faille illustre une désunion. Et une insuffisance également dans la méthode de travail. De même, c’était absurde à la fois d’élargir à des pays comme la Bulgarie ou la Roumanie tout en annonçant qu’ils n’étaient pas en état d’entrer dans l'espace Schengen. L'Union européenne aurait mieux fait d’organiser un partenariat.

Tout ceci est révélateur des failles et des fractures actuelles de l'Union européenne. Une prise de conscience politique des erreurs passées serait nécessaire pour les dépasser, sous réserve et revenir sur certaines d’entre elles. 

Christophe Bouillaud : Malheureusement, ces oppositions autour de la question migratoire en provenance de Libye, et plus généralement du Moyen-Orient et d’Afrique, tiennent d’abord à l’électoralisme de tous les dirigeants nationaux. Si Matteo Renzi réagit si fort actuellement, c’est aussi parce qu’il a vu monter en puissance la "Ligue du Nord" de Matteo Salvini lors des dernières élections régionales. Ce parti de défense des intérêts du nord de l’Italie a tout misé, pour devenir enfin un parti national, sur la xénophobie partagée des Italiens du nord et du sud, et donc en pratique surtout sur le refus de l’arrivée de migrants depuis la Libye. En France, c’est bien sûr la peur de la menace électorale que représente le FN qui explique le refus de laisser arriver les migrants sur notre territoire. Dans le cas français, ce n’est pas nouveau du tout : déjà dans les années 1990, la France avait accueilli très peu de réfugiés des guerres de l’ex-Yougoslavie par comparaison avec les voisins allemands, autrichiens, ou mêmes italiens. Dans la plupart des pays européens, une frange croissante de l’électorat voit dans les migrations une menace existentielle à tous point de vue (sur le travail, sur les mœurs, sur la religion, etc.), et elle vote en conséquence pour des partis anti-immigration ou "nativistes" (qui donnent la priorité aux natifs sur les immigrants). Donc, en un sens, ces politiques de refus de voir la réalité des migrations et de refus d’aider des gens en détresse sont éminemment démocratiques, elles sont à l’écoute de la volonté des peuples européens. L’Europe d’aujourd’hui se retrouve dans la même situation que celle des années 1930 lorsque les juifs fuyant les persécutions dans l’Allemagne nazie trouvaient bien souvent portes closes dans les démocraties de l’ouest. La Convention internationale sur les réfugiés du début des années 1950 avait justement voulu éviter la répétition de ce genre de situations dramatiques. Or il faut bien admettre que, sous la pression des opinions publiques des différents pays, les pays européens retrouvent la même attitude de fermeture. Les migrants sont du coup partout vus par les dirigeants nationaux comme une promesse de défaites électorales, et, du coup, ils les traitent comme des "mistigris" dont il faut se débarrasser auprès du voisin. Cette fracture entre pays serait pourtant dépassable si l’Union européenne était sûre d’elle-même sur le plan économique et culturel : les deux problèmes, celui de la zone Euro et celui des migrants, se tiennent en fait. C’est bien parce qu’une grande part des citoyens européens vivent une crise économique profonde, qu’ils ne peuvent pas se sentir très aptes à accueillir sur leur sol des migrants. Nous serions en plein boom économique, nous serions indifférents à l’arrivée de tous ces nouveaux travailleurs sur nos rives. Par ailleurs, la crise du projet européen est aussi une crise de l’avenir en général. C’est du coup très difficile de voir venir des gens chez vous, alors que vous-mêmes vous ne savez plus bien où vous allez. 

Combien de temps l'Union européenne peut-elle survivre à cette indécision sur ces deux questions qui touchent finalement au cœur du réacteur du principe de solidarité ? Est-elle aujourd'hui dans une forme de suicide ? Quels en sont les autres signes ?

Gérard-François Dumont : L'Union européenne est désormais en très grande difficulté : sa légitimité politique a diminué et continue de diminuer. Cela s’observe non seulement au fil des enquêtes, mais pratiquement à chaque élection nationale dans les pays européens et aux élections au Parlement européen par l’importance de l’abstention. D’où la question : comment une organisation politique régionale peut-elle se pérenniser avec une légitimité très abaissée ? Repenser la méthode de gouvernance et respecter le principe de subsidiarité seraient des réponses.

Dans mon dernier ouvrage, Géopolitique de l'Europe, de l'Atlantique à l'Oural[1], j'ai rédigé un dernier chapitre avec neuf scénarios possibles pour l'Union européenne. Certains sont plus roses, d'autres plus sombres. Un des scénarios noirs serait l'implosion de l'Union européenne si un certain nombre de pays considèrent, à la suite de référendums ou d'élections, qu'il y plus d'inconvénients que d'avantages à être dans l'Union. Pour écarter un tel scénario, une nouvelle stratégie est nécessaire.

Chrsitophe Bouillaud : Si j’ose dire, les dernières années – depuis le rejet du TCE en 2005 par les Français et les Néerlandais – prouvent que l’Union européenne peut supporter beaucoup d’avanies. Cela peut encore durer un moment, parce qu’il existe aussi des forces très puissantes qui militent pour la continuité de l’intégration européenne. Pour l’instant, il n’existe à ma connaissance aucun groupe d’entreprises privées de taille importante qui militeraient pour la fin du "grand marché" européen.  De fait, le "grand capital" demeure fondamentalement "internationaliste" et "européiste". Il suffit de voir la réaction horrifiée de la City à l’idée du "Brexit". Les Etats ont aussi pris le pli de cohabiter dans l’Union européenne. Il n’existe pas de révolte des bureaucrates nationaux contre l’idée européenne. Par contre, si je ne peux que contester l’idée de suicide appliquée à une institution, il me faut constater, comme presque tout le monde, que l’UE se trouve entre deux mondes : celui de l’Etat-nation souverain et celui de la Fédération européenne. Elle a cru avoir trouvé la martingale pour concilier les deux – la célèbre "Fédération d’Etats nations" de Jacques Delors. En réalité, elle a surtout construit un compromis bancal et compliqué à souhait, qui ne permet pas de faire de grandes choses (par exemple avoir une défense commune, comme l’a regretté récemment Juncker lui-même) et qui, en plus, s’est révélé en lui-même, surtout ces dernières années, toxique. L’état de la démocratie européenne en est un autre signe : le Parlement européen qui est dominé par une coalition PPE/PSE depuis toujours interdit aux électeurs de choisir entre une majorité sortante et son opposition. L’intuition historique tendrait à indiquer que ce genre de situation bancale ne peut perdurer trop longtemps : soit l’ensemble s’écroule, comme la Yougoslavie créée en 1918 a fini par le faire en 1990-91 ; soit il perdure et se renforce, comme l’Allemagne passant d’une vague Confédération vers 1815 à l’actuelle République fédérale. Le plus gênant pour l’Union européenne est que les dirigeants nationaux actuels apparaissent pour la plupart comme des Européens tièdes, qui ne font que tirer parti du legs européiste des années 1950-1980 et qui ne semblent pas avoir de grande vision pour le continent.


[1] Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe : de l’Atlantique à l’Oural, Paris, PUF, 2015.

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