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Dany Laferrière : la force du non
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Refuser la violence (quand on le peut), la bêtise, les clichés, la laideur, les destins tracés : sa vie durant depuis l’enfance en Haïti, l’académicien Dany Laferrière a su dire non à ce qui convenait sans doute à certains parmi ses voisins de Port-au-Prince mais pas à lui « cet enfant qui regarde » qu’il était jadis et naguère. « Aujourd'hui à cinquante-six ans, je réponds non à tout. Il m'a fallu plus d'un demi-siècle pour retrouver cette force de caractère que j'avais au début. La force du non. Il faut s'entêter. Se tenir debout derrière son refus. Il n’y a presque rien qui mérite un oui. Trois ou quatre choses au cours d'une vie. Sinon il faut répondre non sans aucune hésitation », précise l’académicien qui publie ces jours-ci « L’enfant qui regarde » (Grasset). Superbe.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Repères 

Romancier, essayiste et cinéaste né à Port-au-Prince, en Haïti, Dany Laferrière s’expatria au Canada puis en France pour fuir la dictature des Duvalier « Papa Doc » auquel succéda Jean-Claude Duvalier, dit « Baby Doc ».  Le 1er juin 1976, après l'assassinat par les tontons macoutes de son ami journaliste Gasner Raymond, Dany Laferrière quitta Haïti sans avertir les siens. 

« Plus tard, il relatera cette nuit de peur et de fuite  (cf. « Le Cri des oiseaux fous (Le Serpent à plume, 2000 ») (Enfin les silences du livre laissent place aux dieux vaudous, venus s'incarner dans la pénombre dangereuse d'un bordel de Port-au-Prince). Dany Laferrière a publié aussi, entre autres romans : «L’odeur du café» (« l’enfance chez «  Da », sa grand-mère  à Petit-Goâve, toujours en Haïti : Selon Da, on est vraiment mort quand il n’y a personne pour se rappeler notre nom sur cette terre ". « Chronique de la dérive douce » (« j'ai quitté une capitale de bavards invétérés pour tomber dans une ville de mordus du silence où les gens préfèrent regarder la télévision plutôt que de s'adresser à leur voisin. La distance qui les sépare semble parfois infranchissable et cela se reflète dans cette agitation pour esquiver le regard de l'autre »...)

« L’art presque perdu de ne rien faire » : «La lecture peut devenir vagabonde, libérée de l’ordonnancement des pages, et je pioche alors totalement au hasard une bribe de lecture, un extrait de prose, une respiration inattendue, capture un poème au titre prometteur comme dans cet ouvrage l’art du futile, l’art de parler à un inconnu, ou encore plus joyeux, l’art de danser sa vie. » 

Sans oublier : « Sur la route avec Bashô » (1644-1694) (« Je sais où cacher ma douleur mais j'ignore ce qu'elle fera de moi. ») Sélectionné Renaudot  pour « Vers le Sud », Dany Laferrière obtint le prix Médicis pour « L’énigme du retour » (Grasset) «  De la jeunesse à l’âge mûr. Entre ces deux pôles se trouve coincé le temps pourri de l’exil ». Enfin, l’auteur  de « L’enfant qui regarde » a été élu à l’Académie française en 2013.Il consacra son discours de réception quai de Conti à un autre artiste exilé à vie, lui aussi : Hector Bianciotti   (1930-2012) : « C’est un étrange animal que celui qui vit hors de sa terre natale. Sa condition d’exilé lui permet d’ourdir une littérature qui n’est ni tout à fait de là-bas, ni tout à fait d’ici, et c’est là tout son intérêt. (…)(L’un des apports les plus significatifs de l’exil dans la littérature, c’est la notion du retour. D’autant plus intéressant qu’il s’avère impossible dans la réalité. On ne retourne pas au point de départ car le mouvement est incessant. Ces écrivains de l’exil ont redonné un nouveau sens au mot voyage ».(cf. Dany Laferrière à propos  de l’écrivain argentin Hector Bianciotti, son prédécesseur au fauteuil 2, discours de réception du 28 mai 2015). 

Signalons enfin que parmi les romans « dessinés » de Dany Laferrière( tous publiés chez Grasset), le premier volume est sans doute le meilleur : « Autoportrait de Paris avec Chat ». Un plaisir pour l’esprit, et pour les yeux une iconographie d’une puissance rare dans l’édition française. Laferrière est apparemment l’héritier d’une tradition haïtienne qui s’exprime inconsciemment chez lui pour réenchanter le monde. L’esprit du texte, la beauté du trait : bravo ! Toutes  les couleurs de l’art haïtien soudain cultivées dans l’esprit français. Étincelant.

« Une vision poétique du monde »

Il y a les grandes personnes, et leurs secrets ; les enfants qui jouent ne les voient pas, mais ceux qui observent les adultes les épient pour comprendre le monde, la vie, l’amour, tout quoi. La littérature pour Laferrière est un élixir de connivence .Toujours, chez l’exilé cette intelligence  aiguë des êtres et des situations. L’enfance mène le bal. Une enfance « solitaire et solidaire », camusienne donc. Plus cet imaginaire haïtien colorant une prose entretenue par le style, l’émotion contenue, pas de pathos :  des jardins à la française. « L'enfant qui regarde est toujours le plus mélancolique», note  simplement l’auteur dans l’un de ses meilleurs textes, bref, mais  épatant : narration rigoureuse, langue portée vers la pudeur et la retenue .Le style c’est l’homme et Dany Laferrière a une voix. Sa force ? Il a une vision poétique du monde. Nous autres lecteurs sommes sous le charme.

Le narrateur est un enfant subtil ; il perçoit comme souvent les gauchers « l’intérieur des êtres et des choses ». Il   incarne le héros  d’un « Haïku»  fictionnel. La brièveté du récit ( la mode exigerait que j’évoque plutôt  son « narratif » mais je me garderai de la suivre). Assez de mode, et de  « narratif » !  L’enfant est fasciné par Monsieur Gérard, cet enseignant qui a fait de lui « le meilleur élève de sa classe ». Pourquoi Monsieur Gérard, élégant intellectuellement et en toutes choses, qui écoute Wagner et Mozart et  ne cesse de citer Baudelaire ou Rimbaud, s’est-il réfugié  dans un « tel quartier », s’interroge l’enfant pauvre. Il scrute les grandes personne, leurs secrets l’intriguent, et il a de l’affection pour Monsieur Gérard. En Haïti comme partout, ll y a  les « acteurs » -ceux qui agissent  sur le monde, et les rêveurs- ceux qui contemplent ce même monde et passent  leur temps à rêvasser. Mais rêver est une nécessité vitale lorsqu’on écrit. En général poètes,  romanciers,  peintres ou musiciens, les artistes ont tendance- et ce dès l’enfance- à appartenir à cette catégorie. Le narrateur de Dany Laferrière observe les adultes, le monde, la vie, en silence- gardant ses pensées pour lui. «  Vous êtes un si merveilleux professeur », dit-il à Monsieur Gérard. « Pourquoi n’enseignez-vous plus ?

-Je n’en avais plus envie (…)Je ne voulais plus enseigner la poésie à de futurs directeurs de banque qui n’en ont rien à foutre. »

Le narrateur de « L’enfant qui regarde » (Grasset) n’a que dix ans et des poussières ; il ignore donc qu’il va devenir cet écrivain délicat enrichi par une double culture, des appartenances opposées. Il  a  simplement entendu parler de l’amour, sa force, ses secrets. Nous pressentons que son destin sera singulier. Il comprend tout, vite. Cet enfant est le narrateur du roman que, par chance, nous lisons. L’auteur, Dany Laferrière-  toujours excellent- a rarement été si grand.   

Annick GEILLE

Extrait

« L’enfant qui regarde » 

« Je reste sur le muret. Je suis comme ça. On ne me changera pas. Je préfère regarder plutôt que de participer. Ma mère déteste ce côté contemplatif chez moi. Elle aurait aimé que je sois plutôt un homme d’action. Quand je veux vraiment quelque chose, je suis capable de remuer ciel et terre pour l’avoir. Le problème c’est que très peu de choses, à mon avis, valent la peine. Alors je me contente de regarder. Je remarque qu’on apprend beaucoup à regarder. Assis sur un muret, on voit des choses que les gens tentent de dissimuler à tout prix. On assiste à la floraison du désir. Je vois ce marché comme un jardin où tout fleurit en même temps. Cette jeune marchande qui regarde le chauffeur avec des yeux énamourés, mais surtout ce jeune homme qui regarde la scène avec des yeux si tristes. Un enfant qui regarde mûrit plus vite que celui qui n’arrête pas de courir. L’enfant qui regarde est toujours le plus mélancolique. »

Copyright Dany Laferrière, de l’Académie française (Grasset)

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