Conseil d’Etat, magistrature, fonction publique… : à quoi s’attendre en cas de victoire du Rassemblement national ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Marine Le Pen et Jordan Bardella lors d'une soirée de rassemblement au Pavillon Chesnaie du Roy à Paris, le 9 juin 2024.
Marine Le Pen et Jordan Bardella lors d'une soirée de rassemblement au Pavillon Chesnaie du Roy à Paris, le 9 juin 2024.
©JULIEN DE ROSA / AFP

République et loyauté

L’incompétence -au sens de l’inexpérience et l’impréparation- des élus et cadres de RN est une sérieuse question pour toute Opposition qui n’a encore jamais gouvernée.

Pierre Bouchardon

Pierre Bouchardon

Pierre Bouchardon, du nom d’un haut-magistrat intègre sous l’Occupation, est un haut-magistrat tenu au devoir d'anonymat.

Pierre Bouchardon, la figure historique, a présidé la commission d'instruction près de la Haute Cour Justice après la guerre. Il a instruit, dès le 30 avril 45, le procès du Maréchal Petain, celui de Pierre Laval ainsi que celui de Robert Brasillach. Le général de Gaulle lui a proposé de présider la Cour de Cassation, ce qu'il a choisi de refuser car son fils, résistant déporté, était encore aux mains des Allemands et il a choisi de rester dans l'ombre pour mieux le protéger.

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Atlantico : Pierre Bouchardon*, vous êtes haut-magistrat. Vous connaissez-bien les rouages de la haute-fonction publique, que pensez-vous des réactions de l’administration en cas de victoire de Jordan Bardella ?

*grand magistrat sous l’Occupation, pseudonyme compte tenu du devoir de réserve

Pierre Bouchardon : Permettez-moi d’abord de vous répondre que, même si on accuse facilement l’administration de partialité, ce sera une réponse forcément contrastée. L’Education nationale est perdue comme service public neutre. Alors que la fonction publique territoriale a dans les gênes l’alternance des exécutifs, pour l’administration d’Etat, la question est en effet un peu plus complexe, s’agissant de l’hypothèse de victoire électorale que vous évoquez. Tout dépendant aussi de sa netteté, et le spectacle actuel n’aide pas.

La haute hiérarchie de la police et des Armées seront, sociologiquement, les plus loyales de toutes les administrations d’Etat. En termes d’ordre public républicain, il est incontestable que les Renseignements, la Police et la Gendarmerie seraient davantage préoccupées d’une victoire donnant à France Insoumise (FI) des postes régaliens, que d’une victoire du RN ou de RN+ ! Se posera seulement, s’agissant de la sécurité intérieure, la redoutable question -tant pour le RN que d’ailleurs pour le Front Populaire- du maintien en place du préfet de police, marconien notoire et honnis des Gilets jaunes, qui sont, pour beaucoup, des électeurs du vainqueur que vous pressentez dans votre question. Son maintien en poste n’est pas pensable une seconde, mais des préfets chevronnés prêts à servir l’ordre public parisien, sous l’autorité d’un ministre de l’intérieur RN, ne vont pas se bousculer.

Les grands corps, qu’on appelle encore ainsi malgré la réforme de leurs statuts par Macron, réagiront avec prudence et attentisme, certainement. N’oublions pas que beaucoup n’ont pas digéré ces réformes à la hussarde, et des ressentiments existent, d’où un loyalisme d’attentisme. Le « corps diplomatique » s’est agacé des « gamineries » à l’internationale de Macron, mais le Quai d’Orsay a peur par principe du saut dans l’inconnu. Habilement, le RN annoncerait vouloir revenir sur ces réformes, ce qui, techniquement, est par ailleurs une bonne chose.

Je relève que, de manière passée inaperçue, l’ancien président des Anciens de l’ENA, l’influent Daniel Keller, a déclaré que « Si le peuple veut le RN au pouvoir, les élites françaises devront l’aider dans l’intérêt de la France ». Même si on l’a obligé à gommer un peu sa formule, c’est un indice.

En d’autres termes, il n’y aurait pas de problème en cas d’alternance ?

Je n’ai pas dit cela. D’abord, il y a plusieurs observations que je voudrais faire. Prendre l’Etat, ce n’est pas prendre la ville de Hénin-Beaumont, ni même celle de Perpignan ! L’incompétence -au sens de l’inexpérience et l’impréparation- des élus et cadres de RN est une sérieuse question pour toute Opposition qui n’a encore jamais gouverné. Pour le coup, on peut parler de vrais amateurs. Par comparaison, il faut se souvenir que l’alternance de 1981 n’a rien à voir avec de 2024. L’Union de la Gauche comptait un maillage impressionnant d’élus locaux de qualité, et depuis 1968, Mitterrand avait donné pour consigne de créer dans les administrations, déjà sociologiquement portée à gauche, des équipes prêtes à prendre les rênes. Laurent Fabius animait une importante section PS au Conseil d’Etat, dont toutes les recrues auront de grandes carrières, jusqu’à aujourd’hui. En un claquement de doigt, Mitterrand a pu composer tous les cabinets de ses ministres, avec des technocrates encartés chevronnés, et, au tour suivant du « mouvement préfectoral », a pu nommer tous ses nouveaux préfets, loyaux, quand ils n’étaient pas militants.

Absolument rien de tel pour le RN.

Mais ce serait un souci sérieux pour LR aussi, qui, en quittant le pouvoir en 2012, a perdu celui des nominations et compte moins de fidèles dans l’Etat.

L’appareil d’Etat est devenu 100 % hollando-macroniste. Pour l’anecdote, il se dit que s’il y avait eu un sondage des votes des conseillers d’Etat aux européennes, on aurait eu 40 % de voix pour Raphaël Glucksmann, 40% pour Valérie Hayer, et seule une voix connue pour Jordan Bardella, le conseiller Fabre-Aubrespy, qui n’en fait pas mystère. Au passage, quelle meilleure illustration du déphasage entre les élites et le peuple ! Il n’y a plus de diversité dans la haute fonction publique, ce qui est grave.

Ensuite, gouverner est une chose, mais on ne gouverne d’autant mieux qu’on a le peuple derrière soi. Même 1981, qui n’était pas tant que cela une bascule à gauche de la France, a été logiquement suivi par les manifs de 1984 puis le revers de 1986. Je suis sidéré que personne ne remette les pendules à l’heure. Le RN, comme les autres têtes de liste, devraient faire preuve d’humilité démocratique : Jordan Bardella fait 15, 70 % des inscrits ; le parti du Président qui a mouillé sa chemise a fait 7,31 % ; Raphaël Glucksmann 6,92 % et Manon Aubry 3,63 % ! Voilà les vrais résultats. Le véritable vainqueur, c’est le « parti  ABN », le parti des « Absentions, Blancs et Nuls », qui fait 51,40% des Français. C’est dire la représentativité qu’auront, aux yeux des opposants de tout poil (dont beaucoup sont « membres » du ABN), les lois adoptées par une telle majorité relative.

Cette crise de la démocratie est d’ailleurs une évolution extrêmement dangereuse de notre société française, qui devrait interpeller tout démocrate. A part les lois référendaires, et qu’une fois promulguées, je ne vois plus de lois adoptées par une majorité RN+ contre lesquelles ne descendront pas dans la rue, comme pour un « 3ème tour », de nouveaux mouvements type Gilets jaunes, plus violents, instrumentés par des médias opposants, et surtout par un parti, la FI, prêt à l’insurrection avec l’aide des caïds des banlieues. Quand on lit des graffitis comme « A mort le RN », on se dit que cette ultragauche, dans sa tête, sue la haine. Jusqu’où est-elle prête ?

La comparaison avec l’alternance de 1981 conduit-elle donc à estimer que la haute-fonction publique jouera le jeu du verdict des élections ?

Oui et non. Certaines institutions comptent moins que d’autres pour entraver ou ne pas entraver une alternance. Si Police, Armées, les diplomates, de grandes institutions que je connais bien comme la Cour de cassation ou la Cour des comptes, devraient osciller de coopérantes à loyales-vigilantes, il pourrait en aller différemment d’une institution comme le Conseil d’Etat.

Personne n’a pris vraiment la mesure de l’importance qu’a pris en vingt ans le Conseil d’Etat. Tous les projets de textes de gouvernement passent entre ses mains. Le Conseil d’Etat possède l’arme des « avis négatifs », qui, depuis 2013, sont rendus publics, et dont, au nom de l’Etat de droit, tout ce qui compte d’oppositions brandira aussitôt la preuve par A plus B de l’atteinte aux droits de l’homme. Ensuite le Conseil d’Etat maîtrise tout le contentieux des libertés publiques, comme celui de la légalité des actes de gouvernement. Je n’affirme pas qu’on assistera à une « guerre» entre le Conseil d’Etat et un Gouvernement tendance RN (comme il en serait vraisemblablement pareil avec un gouvernement LR tendant Ciotti ou Retailleau), mais comment cela se passera-t-il au contentieux, actionné par les opposants? Quand on sait que le président de la section du contentieux(Christophe Chantepy, ndlr)du Conseil d’Etat, placé au même niveau que celui de notre premier président de la Cour de cassation, est un ancien militant PS, directeur de cabinet de la campagne présidentielle de Mme Royal, qui connait bien des leaders duFront populaire, c’est un poste clé à l’engagement notoire. Compte-tenu de son âge, il est en poste jusqu’après la présidentielle de 2027...

Le nouveau gouvernement pourrait-il alors nommer d’autres hauts-fonctionnaires, plus neutres ?

Je réponds très difficilement sur ce second plan. Depuis 1986, où déjà les nominations étaient un casse-tête entre Mitterrand et Chirac, les pouvoirs du Président de la République se sont considérablement accrus, en toute discrétion. « Le Président nomme aux emplois civils et militaires de l'Etat » dit l’article 13 de la Constitution. Pour dire que Macron a la main. L’Etat c’est environ 150 préfets qui comptent, 200 directeurs généraux d’administration centrale, une centaine de procureurs de la République, un nombre considérable de présidents ou directeurs généraux d’établissements publics dont des autorités de régulation très sensibles, telle que l’Arcom. L’Elysée est à la manœuvre pour chacune de ces nominations. En théorie constitutionnelle, le Premier ministre ne compte pas. En cas de cohabitation « de combat », ces nominations prendront un tour encore plus sensible. Faut-il en plus que Jordan Bardella ait des candidats de qualité ? Un bruit court que pour le poste stratégique du Secrétaire général du gouvernement, qui échoit toujours à un Conseiller d’Etat en phase avec le Premier ministre, aurait été sondé un Conseiller… à la retraire, Hugues Hourdin. Du jamais vu !

Si on ajoute à cela le stock des nominations en place en 2024 avec des mandats non échus, 90 % de cette haute-fonction publique hollando-macroniste est indéboulonnable. Macron aura à nommer le prochain président du Conseil constitutionnel, en février 2025, pour remplacer son fidèle Laurent Fabius. La nouvelle majorité RN ou RN+ n’aura qu’une seule nomination à faire valoir au Conseil constitutionnel, en 2025, ce qui ne bougera pas d’un degré son centre de gravité au centre-gauche.

Or les impuissances gouvernementales se traduisent vite en impatience des électeurs qui se transforment ensuite en rejet, ce qui fait aussi partie du pari de Macron. Pour appuyer sur l’impuissance, il pourra invoquer la « jurisprudence Mitterrand » pour refuser de signer des ordonnances ; il pourra se draper en garant de l’Etat de droit en déférant des lois au Conseil constitutionnel ; il pourrait refuser de ratifier des traités comme de soumettre un sujet référendaire de l’article 11 comme de l’article 89… Les cohabitations de 1986, 1993 et 1997 ont été fatales à leur Premier ministre sortant. Avec, en plus, un Sénat dans l’opposition à une majorité RN+, on peut s’attendre à ce que la cohabitation millésime 2024 soit encore moins cordiales dans l’hypothèse de votre question.

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