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Compagnons du devoir : immersion dans l’atelier des tailleurs de pierre
©LUDOVIC MARIN / AFP

Bonnes feuilles

"On ne bâtit pas de cathédrales avec des idées reçues" (éditions Kero) est un récit sur l’univers méconnu et énigmatique des Compagnons et une réflexion sur les discriminations de genre – le point de vue revigorant d’une femme de poigne, alors que l’on assiste à un retour en grâce des métiers manuels. Extrait 1/2

Le samedi, c’est jour de pratique dans les maisons de Compagnons. Pendant la semaine, les jeunes travaillent en entreprise la journée, puis suivent des cours jusque 22 heures. Le samedi, l’atelier est ouvert pour leur permettre d’avancer dans leurs travaux, en fonction de leur parcours. Certains en profitent pour continuer les pièces commencées et d’autres s’échinent sur leur travail de réception, qui permet de terminer la formation et de devenir définitivement Compagnon.

J’entre dans ce hangar et tout de suite, je suis frappée par les odeurs. J’ai toujours été sensible aux parfums, qu’ils soient agréables ou non. Dans ce lieu, mon nez est saisi par les effluves capiteux du bois et ceux cinglants du métal. L’atelier lui-même a une odeur, celle de la poussière, de la sueur, des cerveaux qui cogitent et des mains qui travaillent. Ça me tourne un peu à la tête mais j’en redemande, je respire fort pour m’en imprégner. J’espère qu’on ne voit pas le demi-sourire qui s’esquisse sur mes lèvres.

Tous les corps de métiers sont là : des forgerons, des serruriers, des menuisiers, des ébénistes… Et c’est un fourmillement de gestes, d’invectives fraternelles, de bruits d’outils, de matière qui s’éparpille dans l’air et sur le sol. Une ruche, comme je n’en ai jamais vu. Je me rends compte que je n’ai jamais considéré les métiers manuels comme une voie intéressante. Personne n’a jamais évoqué cet univers en me parlant de ce rapport presque sensuel avec la matière. Je regarde partout, je me balade entre les tréteaux et les recoins, comme dans un musée. Les garçons me présentent comme Lucie, ils ont visiblement déjà parlé de moi.

J’entre dans l’atelier des tailleurs de pierre. Les garçons désignent un homme qui s’appelle Jean. Il s’est aménagé une renardière, un petit recoin fermé dans l’atelier, pour ne pas être dérangé. Quand j’y pénètre, je le trouve assis sur son feignant, le tabouret des tailleurs de pierre, qui permet de soulager un peu le dos. Il tape avec sa massette, le marteau de chantier qui lui permet de dégrossir la matière. Avec son ciseau, il taille ensuite la pierre. Jean est occupé à préparer son travail de réception. S’il en vient à bout, celui-ci lui permettra d’entrer définitivement chez les Compagnons. Il est couvert de poussière blanche, il en a sur la peau, dans les cheveux, collée à la sueur de sa moustache. Courbé, concentré, blanchi par la matière, il ressemble à une gargouille. Il n’a que vingt-trois ans, mais sa prestance me donne l’impression qu’il en a dix de plus. Jean taille l’autel d’une église. Il s’arrête quand il voit approcher le petit groupe dont je fais partie. Il ne me connaît pas mais m’accueille à bras ouverts et profite de notre arrivée pour faire une pause. Je ne pose pas de questions, mais lui m’explique, passionné, entre deux blagues, son travail. Je l’écoute tout en regardant voler la poussière qui se dégage de lui et de ses vêtements quand il se lance dans de grands gestes. Mille cinq cents heures seront nécessaires pour venir à bout de son chef-d’œuvre, réalisé en dehors de son temps en entreprise. Je finis par le laisser travailler, un peu à regret.

Le soir, je reprends la discussion avec lui et avec d’autres autour de la cheminée, une part de pizza et une bière à la main. Ils sont une soixantaine à loger là, certains ne se changent pas, fiers d’exhiber les traces du travail de la journée. Ce soir-là, aucune blague lourde ne fuse alors que ma sœur et moi sommes les deux seules filles de l’assemblée. Les garçons nous racontent pourquoi ils sont là, comment ils vivent, comment ils apprennent leur métier.

Je découvre que les Compagnons du Devoir sont les héritiers de la transmission d’un métier manuel par le voyage, le partage et l’addition d’expériences. Le compagnonnage aurait commencé autour de la haute compétence de certains ouvriers – charpentiers, tailleurs de pierre, menuisiers, etc. – sur les chantiers du Moyen Âge, notamment des cathédrales. Quand on sait que la construction d’une cathédrale prenait plusieurs générations, mieux valait transmettre les savoirs pour que l’édifice soit terminé un jour.

Avant la Révolution, l’ouvrier était lié à son patron, il lui était interdit de voyager. Les ouvriers qui bravaient ces interdictions et allaient de ville en ville et de chantier en chantier au gré des besoins étaient condamnés à la discrétion s’ils ne voulaient pas être arrêtés. Les premières traces écrites du compagnonnage ont été relevées dans les archives de police aux XIIe et XIVe  siècles, puis dans un écrit de Charles VI, en 1419. Ces travailleurs, soudés par des rites, des symboles, des signes qu’eux seuls comprenaient, faisaient peur au pouvoir royal. En 1791, les corporations de métiers sont finalement interdites par la loi Le Chapelier, l’État souhaitant limiter leur influence et garder la main sur le marché du travail. Le compagnonnage devient alors un mouvement ouvrier qui vise l’émancipation de ses membres  : ils veulent pouvoir changer d’employeur, voyager et démocratiser la maîtrise de leur art, pour éviter que la connaissance ne soit transmise que de manière héréditaire et reste l’apanage d’une poignée de familles.

C’est cette volonté de transmission au plus grand nombre d’un savoir-faire et d’une identité qui a permis au compagnonnage de perdurer, et aux artisans de développer et de diffuser leurs compétences.

Extrait de "On ne bâtit pas des cathédrales avec des idées reçues" de Lucie Branco, publié aux éditions Kero

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