Comment nous sommes en train d'euthanasier la ponctuation (et pourquoi nous allons amèrement le regretter)<!-- --> | Atlantico.fr
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La ponctuation est de moins en moins respectée.
La ponctuation est de moins en moins respectée.
©Pixabay.com

Un point c'est tout

Peut-être encore plus malmenée que l'orthographe : la ponctuation. Souvent omise, avec des points d’exclamation ou d'interrogation qui prennent le pas sur les parenthèses ou le point-virgule, elle n'est guère à la fête dans un monde où les messages écrits tendent à être de plus en plus courts et directs.

Gilles  Guilleron

Gilles Guilleron

Gilles Guilleron est professeur à l'Université de Lorient, il est agrégé de lettres modernes. Il est également l'auteur d'Ecrire pour les nuls, et du petit dictionnaire pour les gros mots. 

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Atlantico : Le compte Twitter "Bescherelle ta mère" (plus de 20 000 abonnés et sans aucun lien avec l'éditeur Hatier) propose de fréquentes "mises au point" face aux dérives de la syntaxe, mais aussi, de la ponctuation. Cette dernière est-elle menacée ? Les Français comprennent-ils encore son utilité ?

Gilles Guilleron : La première question est complexe car elle s’articule avec la maîtrise de la syntaxe (la logique  et les règles grammaticales) ; or, régulièrement, on nous signale que le niveau orthographique baisse et qu’un élève d’aujourd’hui  qui referait la dictée du certificat d’études des années 1930 ferait plus de fautes que les candidats de l’époque ; ce qu’on oublie de dire, c’est qu’autrefois, les instituteurs ne présentaient à l’examen que leurs meilleurs élèves. Quoi qu’il en soit, il est indéniable que le rapport à la ponctuation a sans doute évolué dans la mesure où de nouvelles formes d’écrit et de supports sont apparues qui privilégient les textes courts (messages sur les affiches et spots  publicitaires télévisés, SMS, Facebook, Twitter, etc.) ; dès lors, la ponctuation introduisant une relation logique intermédiaire comme les deux points (employés pour amorcer une énumération), le point-virgule ( employé pour relier par un lien logique de causalité ou de conséquence deux propositions) a tendance à disparaître en raison de la brièveté, voire du caractère basique de l’information délivrée.

Le sous-emploi et/ou le mauvais usage des deux points et du point-virgule peuvent être le symptôme d’une pensée qui ne fonctionne plus que par « flash », sans créer des relations logiques entre les faits, les idées… Là, évidemment, cela peut être inquiétant.

De ce point de vue, on peut donc avancer que certains éléments de la ponctuation ont perdu, sinon de leur importance, en tout cas de leur usage, auprès des Français. Mais la ponctuation n’est pas menacée lorsqu’il s’agit de textes professionnels, techniques, littéraires. Faites l’essai : prenez un texte et ôtez-lui toute sa ponctuation ; vous constaterez à quel point sa présence est absolument indispensable. Bien sûr, il y a le fameux exemple du recueil poétique "Alcools" (1913) dans lequel Apollinaire  décida au tout dernier moment de supprimer toute la ponctuation : mais dans ce cas, le rythme des vers, la musicalité, l’organisation des strophes, pallient sans difficulté l’absence de la ponctuation.

Ce phénomène touche-t-il également les strates de la population française ?

Nous vivons dans une société de la vitesse, du raccourci, de l’immédiateté à laquelle les jeunes sont particulièrement sensibles ; je pense que ce sont eux qui, les premiers, abandonnent l’usage de cette ponctuation intermédiaire : ils privilégient la ponctuation forte et expressive (le point, le point d’exclamation, le point d’interrogation, les guillemets) ;  de leurs écrits disparaissent presque complètement l’emploi des deux points, des points-virgules, des parenthèses, des tirets, considérés comme des « ralentisseurs » car ils ouvrent sur le développement, la précision, l’énumération, la digression.

La ponctuation est-elle en train de changer de nature ? Que tend-elle désormais à traduire ?

Non, la ponctuation ne change pas de nature, ni de fonction : certains éléments sont moins sollicités, d’autres apparaissent sur certains supports – les smileys par exemple –  mais sa fonction principale demeure : c’est  d’abord un moyen de restituer dans le discours écrit les différentes pauses que nous faisons nécessairement et régulièrement à l’oral pour être compris. Si l’articulation de la pensée à l’oral est chaotique, pas toujours logique, il est probable qu’à l’écrit l’emploi  – ou l’absence d’emploi  – de  la ponctuation reflétera aussi cela.

Les smileys ont aussi vocation à exprimer des émotions. Quelle est leur part de responsabilité dans l'affaiblissement de la ponctuation ? Sont-ils en passe de la remplacer ?

Les smileys ont un usage finalement limité à Internet et aux smartphones ; ils ne participent pas à la cohérence du message et n’apportent qu’une sorte de « customisation » affective du discours ; ils participent à la fonction « émotive » du locuteur et  renseigne le destinataire sur la coloration psychologique du message. Leur caractère est essentiellement « ornemental » et  ne pourra remplacer la ponctuation habituelle.

Internet semble avoir popularisé une nouvelle utilisation de la ponctuation, fortement consommatrice de "!" et autres "?". Quelles sont les conséquences concrètes de cette utilisation de la ponctuation ? Risque-t-on l'overdose ?

Le point d’exclamation et le point d’interrogation appartiennent à la ponctuation dite expressive : ils manifestent visuellement la présence du locuteur (du sujet énonciateur, dirait le linguiste) dans son propos, dans son discours. Cela met en quelque sorte de la « chair » sur les mots et permet de rendre compte de l’état d’esprit de celui qui s’exprime. Nous vivons à l’ère de la communication tous azimuts, mais ne perdons pas de vue qu’une grande partie de cette communication, notamment celle d’Internet,  est « virtuelle » et donc « désincarnée » ; la présence massive de cette ponctuation est aussi l’expression de ce manque de réel… et sa compensation !

Par ailleurs, il est certain que le doublement, le triplement, voire davantage, du point d’exclamation ou du point d’interrogation, est une tendance contemporaine destinée à traduire l’intensité de l’état psychologique de l’émetteur. Cette inflation redondante révèle à la fois l’ignorance de la valeur sémantique de ces signes de ponctuation et une volonté d’imprimer une marque « personnelle » à son discours.

Mais si  nous relisons quelques pièces du théâtre de Racine, Corneille ou Molière, nous verrons à quel point cette ponctuation expressive était omniprésente.

Dans quelle mesure peut-on vraiment parler d'un phénomène récent ? Les bandes-dessinées, par exemple, ne font-elle pas usage d'une ponctuation "expressive" ? En quoi celle-ci est-elle différente ?

La présence (ou l’absence !) de la ponctuation dans un texte est un bon indicateur pour savoir si son auteur est un lecteur ou pas ; la lecture favorise l’usage de la ponctuation. Or, aujourd’hui, on constate un net recul de la lecture au profit de l’image (télévision mais surtout Internet) notamment parmi les jeunes générations. De ce point de vue, il est indéniable que depuis quelques décennies l’usage de la ponctuation s’est modifié avec une prédilection pour la ponctuation forte.

Dans le cas de la bande dessinée, les phylactères « sonorisent » en quelque sorte l’image et donnent par le biais de la ponctuation expressive le caractère du discours et du personnage qui le tient, au même titre que les nombreuses onomatopées.

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