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Comment différencier le pédagogisme et la pédagogie
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Bonnes feuilles

La destruction de l'École peut se dire en quelques mots : notre École est devenue une École-méduse, une École gélatineuse, aux professeurs et instituteurs changés en animateurs socio-culturels et gentils organisateurs du vivre-ensemble, bref en urgentistes du libéralisme. À travers un discours lucide et constructif Robert Redeker aborde le sujet de l'école et de la crise de la transmission : il n'y a pas d'École sans d'abord une pensée de l'homme et de la société - pensée qui aujourd'hui fait défaut. C'est cette absence de pensée qui définit la crise de la vie, cause véritable de la crise de l'École. Extrait de "L'école fantôme", de Robert Redeker, aux éditions Desclée de Brouwer 1/2

Robert Redeker

Robert Redeker

Robert Redeker est né le 27 mai 1954 à Lescure dans l'Ariège. Agrégé de philosophie, il est l'auteur de nombreux livres et collabore à diverses revues et journaux. Il a notamment publié Le Progrès ou l'opium de l'histoire (2004), Egobody : La fabrique de l'homme nouveau (2010), L'emprise sportive (2012), Bienheureuse vieillesse en 2015.

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Évitons de confondre le pédagogisme avec la pédagogie. Si proches lexicalement, ces deux mots sont tout opposés réellement. Tout lecteur du grand livre de René Descartes, le Discours de la méthode, paru en mille six cent trente-sept, constate qu’il parcourt des yeux et de la pensée un traité de pédagogie. Nulle part pourtant – pas même dans l’exposé des règles de la méthode, qui n’occupent que quelques lignes – cette pédagogie ne s’exhibe toute nue, toute décharnée, externe à un contenu de savoir. La pédagogie est inhérente au savoir – d’où les mathématiques. C’est en apprenant les mathématiques – et certainement pas en apprenant à les apprendre – que nous bénéficions de la pédagogie immanente aux mathématiques. C’est en plongeant directement dans la lecture de Hegel que nous acquérons les instruments nous rendant aptes à penser avec Hegel, non en nous y préparant et en tournant autour – la pédagogie loge dans la chose même, nulle part ailleurs. Après avoir fustigé les manies de la pédagogie, en particulier celle qui consiste à « apprendre sans contenu», Hegel dit avec justesse qu’«en prenant connaissance du contenu de la philosophie, on ne fait pas qu’apprendre à philosopher, mais on philosophe aussi déjà effectivement ». Le savoir n’est pas extérieur à la pédagogie, contrairement à la vulgate répandue urbi et orbi à cor et à cri par les pédagogistes des vingtième et vingt-et-unième siècles. Autrement dit, c’est en enseignant un savoir consistant que l’on enseigne en même temps le moyen d’acquérir du savoir nouveau.

Les pédagogistes imaginent un savoir technique – un savoir composé de techniques d’enseignement – séparé et antérieur à toutes les disciplines, que l’on pourrait appliquer indifféremment quels que soient les contenus. Les instituteurs et professeurs, par suite, n’auraient plus besoin d’être des maîtres. Il leur suffirait d’être des techniciens bien formatés, dont la docilité servile serait la qualité la mieux récompensée par une administration entièrement occupée à les caporaliser. La pédagogie ainsi conçue accéderait au statut de ce que fut la mathématique universelle (la fameuse «mathesis universalis») chez Descartes ou la science suprême (la sociologie) chez Auguste Comte, voire, plus anciennement, la théologie. Mais alors que cette mathématique, cette sociologie et cette théologie, sont de vraies sciences, devant lesquelles l’esprit s’incline respectueusement, aptes à remplir le rôle architectonique imposé par leur position dominante, la pédagogie tendance Meirieu n’occupe cette position que de façon parodique, involontairement comique, incapable, du fait de son manque de contenu, de lier ensemble les sciences et de les organiser en un système cohérent. L’ambition architectonique de la pédagogie, telle que nous pouvons la diagnostiquer dans l’œuvre de Philippe Meirieu, est vouée à l’échec. Cette pédagogie, placée au-dessus de toutes les matières d’enseignement et de toutes les sciences, fausse technique des techniques et fausse science des sciences à la fois, n’est qu’une forme carnavalesque de théologie dont la justification profonde ne tient que dans le pouvoir qu’elle confère aux Trissotins qui s’en réclament.

Le pédagogisme – l’arme utilisée dans la guerre contre l’École, l’arme du crime – est une perversion de la pédagogie. Plus précisément: il est la pédagogie vidée du savoir, la pédagogie vidangée, la forme vide et creuse de la pédagogie. Soyons encore plus précis: il est la pédagogie sans transmission, la pédagogie sans message ni héritage. Soit: il est la simili-pédagogie instituant des inhéritiers. Tout son édifice repose sur un préjugé affirmant la possibilité de séparer la pédagogie de ses contenus, venant renforcer la croyance obscurantiste en l’existence d’une sorte de pédagogie pure. La promotion du pédagogisme poursuivait une double fin, à la fois anthropologique et politique: alors que la pédagogie traditionnelle, dont les lettres de noblesse remontaient jusqu’à Platon, transmettait, reliait au passé, insérait les nouveaux arrivants au monde dans une longue chaîne, le pédagogisme s’attelle exactement, à l’inverse, à empêcher toute transmission. Il n’est pas excessif de signaler un penchant polpotien dans l’inconscient qui sous-tend sa pratique – dans la mesure où l’idéologie des Khmers rouges, en miroir à celle de la Révolution culturelle chinoise, professait la haine de l’intelligence, la haine des intellectuels. Adrien Barrot rapproche la mainmise du pédagogisme sur l’École, par exemple à travers l’instauration des Travaux personnels encadrés, ces ancêtres des Enseignements pratiques interdisciplinaires, de «la folie de la révolution culturelle chinoise ». Très curieusement cette haine qui dans le pédagogisme est d’origine et d’essence collectiviste s’articule à un individualisme absolu. La singularité de cet individualisme, qui le différencie de ses formes antérieures, tient dans son rapport au temps: il refuse d’insérer l’individu humain dans le passé culturel et intellectuel de la nation à laquelle il appartient. À ses yeux, cet individu ne doit pas être redevable envers le passé, il doit en ignorer les richesses intellectuelles et spirituelles. Cette haine porte un nom: le fanatisme de la table rase.

La proposition d’apprendre à apprendre, si chère aux théoriciens de l’École nouvelle, porterait Descartes à rire s’il revenait parmi nous. À l’inverse de la démarche pédagogique authentique, ce pédagogisme, qui sépare l’apprentissage de ses contenus, ne poursuit qu’un seul et unique but: que la transmission ne se fasse pas. Qu’elle n’ait pas lieu. Effacer l’histoire résume sa raison d’être. Il n’est pas indifférent que cette idéologie se soit développée principalement chez d’anciens révolutionnaires d’extrême-gauche qui, à la suite de leur échec politique, ont déporté leur soif de destruction vers l’enseignement. Pour satisfaire leur vision fantasmatique du devenir de l’humanité, il importait à tout prix pour eux que chaque enfant fût un point de départ absolu. Qu’il n’ait pas de passé. Que de son passé table rase ait été fait. Qu’il n’ait pas de terre ni de terroir. Ainsi, point d’héritage et point d’héritiers. Ainsi, espèrent-ils, l’École dénoncée par Bourdieu et Passeron quittera le paysage national.

Extrait de "L'école fantôme", de Robert Redeker, aux éditions Desclée de Brouwer, septembre 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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