Colère, angoisse ou les deux : mais dans quel état errent les Français face au naufrage du « meilleur modèle social » au monde ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Des manifestants mobilisés contre la réforme des retraites du gouvernement, sur la Place de la République, à Paris, le jeudi 19 janvier 2023.
Des manifestants mobilisés contre la réforme des retraites du gouvernement, sur la Place de la République, à Paris, le jeudi 19 janvier 2023.
©Alain JOCARD / AFP

Pays en crise

De la réponse dépend l’idée qu’on peut se faire de la suite du conflit sur les retraites.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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Atlantico : En 1995 et 2010, les mouvements sociaux se faisaient pour défendre un modèle social perçu comme injustement attaqué. Alors que la première journée de mobilisation a eu lieu ce jeudi, dans quelle mesure le contexte a-t-il changé ?

 Luc Rouban : En 1995, la réforme des retraites a surtout mobilisé les syndicats de cheminots, de la RATP et des fonctionnaires qui protestaient contre la fin de leurs régimes spéciaux et l’alignement des retraites du secteur public sur celles du secteur privé. En 2010, tout le monde était concerné par le recul de l’âge légal de la retraite de 60 à 62 ans, ce qui allait clore la période d’avancées sociales ouverte par la gauche en 1981. Dans les deux cas, les manifestations furent massives, le conflit dura plusieurs semaines, le nombre de jours de grève a explosé et l’opinion fut majoritairement opposée à la réforme. Mais 1995 marque une fracture au sein de la gauche (la CFDT soutient plus ou moins le plan Juppé) entre réformistes et contestataires, Pierre Bourdieu intervenant gare de Lyon pour fustiger une réforme qui « soulève une question de civilisation ». En 2010, la grandiloquence est moindre, le front syndical est uni mais l’échec est au bout du chemin étant donné la force de l’argument budgétaire dans le sillage de la crise financière de 2008.

En janvier 2023, on observe également une mobilisation importante, bien que sans doute moindre que celles de 1995 et 2010, mais dans un contexte profondément transformé. Le rejet massif de la réforme par l’opinion ne signifie nullement le renforcement de la gauche et le déclenchement des grèves ne signifie nullement qu’elles permettront un blocage économique alors que de nombreux Français ont un besoin vital de pouvoir se déplacer et de travailler. De la même façon, la réapparition d’un front syndical uni ne signifie pas plus que les syndicats ont regagné le terrain perdu depuis des années auprès des salariés, comme l’a montré le mouvement des Gilets jaunes. Enfin, la scène politique a profondément évolué. On ne se retrouve plus dans le conflit social traditionnel de la gauche contre la droite et des travailleurs contre les patrons mais dans l’opposition d’une grande partie de l’opinion, et de gauche et d’extrême-droite, contre le centrisme droitier du macronisme qui peut être difficilement taxé de néolibéral étant donné les aides massives qui ont été versées aux entreprises et aux particuliers dans le cadre de la crise sanitaire notamment. Au fond, ce qui a changé ce qu’il ne s’agit plus de défendre une conquête sociale mais de protester contre la désagrégation de tous les filets de sécurité qui existaient jusqu’ici en France, comme les services publics qui étaient en bien meilleure condition en 1995 et 2010 qu’aujourd’hui.

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Face aux ratés du "meilleur modèle social" et au contexte global d'incertitude, à quel point le moteur de la mobilisation a-t-il changé ? Dans quel état d’esprit sont les Français ? 

L’année 2023 s’est ouverte sur une accumulation de menaces, qu’elles soient sanitaires, économiques, avec le retour d’une inflation forte, militaires, avec une guerre en Ukraine qui s’intensifie et implique de plus en plus les pays européens, ou environnementales. Ce n’était sans doute pas le bon moment pour faire acte de volontarisme politique en voulant toucher aux retraites, le seul domaine privatif où l’on puisse encore projeter l’illusion d’un certain bonheur. La réforme des retraites, c’est la fin des illusions, celles d’un pays où il fait encore bon vivre « malgré tout ». C’est le retour de la froide réalité des chiffres et des vies au travail qui n’en finissent plus. Alors on peut sans doute déceler dans le conflit de la colère mais surtout de l’angoisse et de la résignation. Ce qui veut dire que le sujet est éminemment politique et que les comptes se règleront dans les urnes surtout si le mouvement de contestation échoue. Autant dire que tous les candidats d’une droite libérale auront bien du mal à se faire entendre.

Cela peut-il changer la nature de la mobilisation et surtout de la réaction des Français qui ne se mobilisent pas tant que ça mais expriment quand même en majorité leur rejet de la réforme des retraites ?

Si on veut être objectif, l’argument économique du gouvernement est sérieux car l’évolution démographique et le vieillissement moyen de la population vont créer un déséquilibre entre le nombre de cotisants et le nombre de retraités, ce qui fait peser une menace directe sur le principe de la retraite par répartition où les jeunes générations cotisent pour les plus anciennes. Mais le problème tient au fait que le gouvernement et les opposants ne parlent pas la même langue : l’économie pour le premier, la recherche de l’autonomie et de la liberté sociale pour les seconds. D’un côté la macro-économie, de l’autre le méta-politique, c’est-à-dire la règle du jeu social qui fait que l’on participe à l’effort commun parce que l’on pense que cet effort est équitablement réparti. Ce que l’on décèle dans cette mobilisation, qui n’est effectivement peut-être pas aussi importante que les syndicats et les partis de gauche veulent le faire croire, c’est une réaction contre une emprise toujours croissante du travail sur la vie humaine, un travail qui s’insinue partout y compris dans votre foyer grâce aux nouvelles technologies qui permettent de faire croire que ce travail devient un jeu alors qu’il provoque un nombre croissant de maladies psychiques ou physiques. Donc, dans le rejet de cette réforme, il y a effectivement une contestation forte du rapport au travail tel qu’il est vécu en France, plus difficile et davantage source de souffrances que dans bien d’autres pays européens. Mais il y a aussi une contestation de fond, celle de la hiérarchie sociale et de sa légitimité.

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Pourrions-nous avoir un conflit qui ne prend pas d’ampleur malgré une opposition forte à la proposition de réforme ?

Oui, c’est très possible. Il faut bien comprendre qu’un conflit de ce type n’a de chance de succès que s’il s’inscrit dans la longue durée, au moins plusieurs semaines. Mais qui peut se permettre des grèves aussi longues surtout lorsqu’on travaille dans le commerce, l’artisanat, les PME avec des rémunérations modestes ou le risque de mettre en péril la vie de l’entreprise ? On pourrait donc très bien observer un affaiblissement du mouvement social qui se réduirait comme d’habitude à quelques noyaux durs de forte syndicalisation, notamment dans les entreprises publiques, mais qui aurait lui-même des marges de manœuvre assez réduites étant donné l’exaspération assez rapide d’une partie de l’opinion face à la pénurie de transports, de services publics ou de carburant.

Si le gouvernement peut probablement - en l’état - faire voter sa réforme, quel coût ultérieur cela aura-t-il sur le front du malaise démocratique et de la fracturation de la société française ?

Le gouvernement dispose de la majorité nécessaire pour faire voter la réforme à l’Assemblée nationale. Mais il s’inscrit dans la version autoritaire du macronisme qui s’affirme d’autant plus qu’Emmanuel Macron ne se représentera pas en 2027 et qu’il entend, semble-t-il, poursuivre son projet de réforme de la société française. Cela ne peut que nourrir le sentiment non pas d’une fracturation de la société française, qui n’est pas plus fracturée que les autres sociétés européennes, mais entre l’élite dirigeante au pouvoir et la grande majorité des Français qui penseront que les réalités auxquelles ils sont confrontés ne sont décidemment pas prises en compte par les décideurs. C’est entretenir le procès fait au macronisme d’être « hors sol » et cela pourrait conduire à renforcer les oppositions radicales. Mais ce n’est pas parce qu’une majorité de Français seront dans cette opposition radicale qu’ils seront de gauche, se mettront à accepter en majorité l’immigration ou à considérer que les frontières doivent rester ouvertes. L’instrumentalisation du conflit par LFI risque d’échouer alors que le RN, en quête de notabilisation et rejetant le « pouvoir de la rue », pourrait très bien profiter de l’aubaine en récoltant les fruits de cette colère.

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