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Choc des générations : quand le cinéma permet de rétablir le dialogue entre passé et présent
©Reuters

Bonnes feuilles

Alors que l'on évoque des fractures entre les générations, ce livre donne la parole à deux psychologues d'époques différentes. Ils analysent leurs mécanismes sociaux, culturels et psychologiques. Extraits de "Le nouveau choc des générations" de Marie-France Castarède et Samuel Dock aux éditions Plon (2/2)

Samuel  Dock

Samuel Dock

Psychologue clinicien né en 1985, appartient à la génération Y.

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Marie-France Castarède

Marie-France Castarède

Marie-France Castarède est professeur des universités en psychopathologie et psychanalyste.

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Marie-France Castarède. Après le temps de la lecture est venu celui du cinéma. Nous allions au cinéma assez rarement. C'était une sorte de fête, de récompense. Le cinéma a joué un rôle considérable pour ma génération dans la mesure où les images étaient fortement investies parce qu'elles étaient rares. Quant aux acteurs, ils prenaient une grande importance par leur talent et leur aptitude à susciter en nous émotions et sentiments. Une identification devait se créer.

Me reviennent en mémoire, là encore, les films de Bergman qui étaient d'une extraordinaire force psychologique ; les images étaient belles, parfois scandaleuses, mais l'histoire des sentiments occupait le devant de la scène. Je pense aussi à d'autres films que j'ai beaucoup aimés, en particulier les films d'amour parce qu'on y entrevoyait la vraie vie, celle que la petite adolescente imaginait, avait envie de découvrir pour s'approcher des adultes, des grandes personnes. Le monde dans son ensemble était moins accessible qu'aujourd'hui et l'image ouvrait une fenêtre sur des univers qui nous étaient inconnus.

J'ai beaucoup vibré aux baisers d'amour. Ayant déjà évoqué Vacances romaines, Autant en emporte le vent, je pense au film Fenêtre sur cour (1955) d'Alfred Hitchcock, influencé pour construire ses décors par le peintre américain Edward Hopper : nous nous identifiions aux baisers voluptueux de Grace Kelly et de James Stewart. Bien sûr, il y avait aussi les films d'aventure comme Fanfan la Tulipe (1952) avec le merveilleux Gérard Philipe. Nous étions fascinées par ces grands acteurs qui avaient la capacité de nous donner beaucoup d'émotion et de rêve sans qu'il y ait une quelconque crudité dans les images proposées. A cette époque, le cinéma pratiquait l'allusion !

Dans un monde relativement privé d'images, les films nous subjuguaient, ce qui leur conférait une grande valeur, comme des leçons de vie. Les scénarios, plus consistants et plus centrés sur la psychologie des personnages, offraient aux spectateurs des modèles ou des contre-modèles pour leur histoire personnelle. Les films, aujourd'hui, se sont beaucoup diversifiés et racontent des histoires du monde entier : c'est une richesse considérable pour la culture cinématographique mais l'identification n'est pas de même nature. J'ajoute que la vitesse des images dans le cinéma contemporain conduit à une forme d'illisibilité qui nuit au travail d'élaboration psychique, au contraire de la lecture !

Samuel Dock.Peut-être, mais n'oubliez pas que, globalement, ma génération consomme ces films mais ne les crée pas encore ! D'ailleurs, elle ne se cantonne pas au spectacle navrant des superproductions hollywoodiennes ! The Life Before Her Eyes, Donnie Darko et tous les films de Richard Kelly, May, les oeuvres de Terry Gilliam, de David Lynch ou de Wong Karwai, le cinéma coréen ; comme ma génération, je ne me limite à aucune frontière cinématographique, à aucune expérience. Darren Aronofsky, avec Requiem for a Dream, a d'ailleurs signé, je crois, le film de toute ma génération, et nous pouvons supposer qu'il marquera durablement l'histoire du cinéma.

Et je ne dois pas oublier Hayao Miyazaki, qui avec ses films d'animation, Le Voyage de Chihiro, Princesse Mononoké ou plus récemment avec son ultime chef-d'oeuvre Le vent se lève, a légué à ma génération et à toutes celles à venir une mythologie, une symbolique et une poésie sur lesquelles s'appuyer pour affronter la rage des temps présents, pour se voyager à travers de perpétuelles interprétations, des merveilles d'une narration qui a trouvé dans le dessin une sensibilité et une subtilité inouïes.

Le pouvoir de la narration, pas une « réponse », pas une « lecture » mais un terrain sur lequel se perdre, celui de la poésie et de la grâce, de la liberté d'éprouver, d'interpréter, au risque de rencontrer, par hasard, une vérité au creux du rêve. De l'art, de véritables contes modernes ! Ma génération n'aime pas que le fun et le rapidement digéré, le sensationnalisme ou l'émoi trop vite délaissé. Elle apprécie aussi la beauté, la profondeur des relations humaines, le talent d'un réalisateur qui saura graver sur sa rétine toute l'affectivité d'une scène inoubliable. C'est certain, l'augmentation des possibilités techniques implique une multiplication des possibilités d'exploration intellectuelle et émotionnelle, une pluralité de sensations et d'idées à développer.

Mais je comprends votre point de vue. Nous n'attendons pas seulement un enrichissement personnel du visionnage des films mais parfois simplement qu'il nous permette d'oublier la réalité, de ne plus penser, même pas de nous divertir : mettre à distance le monde et les autres. Hélas, dans certaines productions, le scénario est à peine un prétexte et la surenchère d'effets spéciaux, le nom des acteurs à défaut de leur talent, ou même l'emploi de la « trois dimensions » suffisent à faire vendre et dévorer un film. Le scénario d'Avatar de James Cameron tient sur une ligne et pourtant son succès fut phénoménal auprès de ma génération. L'image suffisait.

La technique concourt à l'abrasion du sens ; elle apparaît comme un pilier fondamental de cette éviction sidérante. Actuellement, on expérimente un nouveau type de cinéma, interactif, dans lequel l'action se déroule en fonction des émotions du public. Si les spectateurs sont en colère, sera choisie une scène dans laquelle le personnage à l'écran l'est également. L'émotion de la masse l'emporte. L'effort d'identification et de projection devient quasiment nul ; il n'y a plus à investir psychiquement ce qui se joue devant soi mais à se laisser porter, passif. Je me demande à quels extrêmes nous conduiront de telles démarches, à quel avachissement mental, à quelle régression. Que Narcisse se réjouisse, le cinéma de demain ne sera plus fait pour lui mais par lui…

Extraits de "Le nouveau choc des générations" de Marie-France Castarède et Samuel Dock aux éditions Plon, 2015

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