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Ces dettes vis-à-vis de la Chine qui reviendront hanter l’Europe
©WANG ZHAO / AFP

Coût caché

Des milliards de dollars d'argent chinois stimulent certaines économies européennes. Pour certains analystes, ces milliards constituent en réalité un "piège à dette"

Antoine Brunet

Antoine Brunet

Antoine Brunet est économiste et président d’AB Marchés.

Il est l'auteur de La visée hégémonique de la Chine (avec Jean-Paul Guichard, L’Harmattan, 2011).

 

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Atlantico : Alors que la Chine est le premier créancier mondial, des milliards de dollars d'argent chinois stimulent certaines économies européennes. Comment expliquer cette position ? Cette situation peut-elle poser des problèmes dans certains cas ?

Antoine Brunet : La date importante à retenir, c’est 2001, date à laquelle la Chine a obtenu son adhésion à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). C’est à partir de cette date que l’on passe la mondialisation à ce que j’appelle la sino-mondialisation. 

La Chine se singularise par le fait que la plupart de ses millions d’ouvriers sont des « mingong », c’est-à-dire des Chinois « sans papier ». Contraints par un chômage (qui est sans aucune indemnisation) dans leur province intérieure d’origine, ils ont été obligés de migrer vers les provinces côtières sans avoir obtenu l’autorisation qu’exigent les autorités du Parti (le hukou). Ils travaillent dans des usines alors même qu’ils sont par ailleurs dans l’illégalité au regard des règles posées par le Parti. Ils sont de ce fait beaucoup plus vulnérables que les autres salariés chinois et se trouvent obligés d’admettre les salaires horaires très bas que peuvent leur imposer leurs employeurs. Ces salaires horaires sont même tellement bas que les mingongs se doivent de faire des semaines de 70 heures s’ils veulent obtenir le revenu hebdomadaire nécessaire à leur survie (et à celle du reste de leur famille qui se trouve contraint à demeurer dans la province d’origine).

Ce contexte des mingongs se traduit par une sur-compétitivité salariale ouvrière, colossale et irréversible, pour les entreprises industrielles de la Chine. Dès que son adhésion à l’OMC en 2001 eut interdit aux pays étrangers de se protéger du « made in China » par des protections douanières, Pékin a réussi très facilement à « cartonner » tous les marchés extérieurs. Ses entreprises exportent de plus en plus massivement des produits manufacturés et en importent de moins en moins. 

A partir de 2002, la balance commerciale de la Chine cumulée sur 12 mois devient de plus en plus excédentaire pour atteindre 720 Milliards de dollars (d’avril 2021 à mars 2022). Au total, en 20 ans, de fin 2001 à fin 2021, selon les chiffres officiels qui cherchent pourtant à minimiser la réalité, l’excédent commercial cumulé de la Chine ressort à environ 5.500 Milliards de dollars, ce qui est considérable.

Cela a depuis longtemps placé la Chine comme le premier pays créancier net de la planète, loin devant quelques rares autres pays comme le Japon ou l’Arabie Saoudite, la Norvège ou la Suisse. La Chine est devenue de ce fait le pays incontournable auprès duquel les pays dont la balance commerciale est chroniquement déficitaire viennent financer leur dette extérieure. C’est principalement par ce biais que la Chine s’infiltre dans le financement d’un grand nombre de pays souverains. 

En résumé, le schéma est le suivant : les mêmes pays qui se désindustrialisent du fait de la sur-compétitivité salariale ouvrière dont dispose Pékin, deviennent chroniquement déficitaires dans leurs échanges commerciaux avec la Chine et viennent revoir la même Chine pour obtenir d’elle qu’elle leur prête les dollars dont ils ont besoin pour régler leur déficit commercial à son égard.

Evidemment, cela introduit deux effets « boule de neige ». Premier effet boule de neige : chaque année, la dette extérieure que de très nombreux pays doivent à Pékin s’accroît du montant de leur déficit commercial à l’égard de la Chine au cours de l’année considérée. Deuxième effet boule de neige : la charge d’intérêt que ces mêmes pays doivent acquitter à la Chine sur la dette qu’ils lui doivent.

Certains États européens ont-ils, en contrepartie de la lourdeur de leur dette, accepté certaines contreparties ? Comment l’expliquer et en quoi est-ce problématique ?

Ce processus d’endettement cumulatif auprès de la Chine n’est toutefois pas sans limite. Le degré d’endettement extérieur d’un pays se mesure généralement par le rapport de sa dette extérieure à son PIB. 

C’est un ratio qui est particulièrement scruté par le pays emprunteur car celui-ci connait fort bien le mécanisme : plus son degré d’endettement devient élevé, plus ses créanciers étrangers s’inquiètent quant à sa capacité à honorer le remboursement du principal et des intérêts dus, plus ses créanciers étrangers, présents ou futurs, se montrent réticents à lui prêter davantage.

Symétriquement d’ailleurs, la Chine (qui est devenue de très loin le principal pays créancier de la planète) scrute elle aussi le degré d’endettement extérieur des pays. Elle redoute que le pays emprunteur devenant trop endetté ne soit plus en mesure de régler ni le principal ni la charge de la dette, qu’il se déclare en défaut de paiement et qu’il demande à la Chine une renégociation de sa dette.

C’est ainsi que se comportèrent de nombreux pays d’Amérique Latine dans les années 70 et 80 lorsqu’ils étaient devenus très endettés à l’égard des grandes banques commerciales (européennes, américaines et japonaises). Après qu’ils se furent placés en défaut de paiement, les banques commerciales créancières avaient alors fini par conclure « un accord de renégociation de la dette » qui s’était avéré nettement à l’avantage des pays endettés et au détriment des banques créancières

La Chine refuse absolument d’envisager de semblables concessions aux pays endettés ; elle s’emploie à éviter une configuration de surendettement qui déboucherait sur un processus de renégociation de la dette. D’après ce que l’on peut reconstituer, Pékin intervient préventivement : lorsqu’il constate qu’un pays a déjà atteint un degré d’endettement préoccupant, il lui laisse entendre qu’il entend cesser de le financer davantage ; le pays considéré se cabre, cherche d’autres pays créanciers pour suppléer la Chine mais n’en trouve pas ou pas assez. Or le pays continue à subir un déficit commercial chronique à l’égard de la Chine, ce qui l’oblige absolument à rechercher des financements en dollars ailleurs qu’auprès de la Chine. Mais cette démarche s’avère vaine ou en tout cas insuffisante. 

Le pays se rend maintenant compte qu’il est coincé, qu’il est piégé. C’est alors que la Chine se présente, faussement magnanime, et propose au pays fortement endetté une solution très particulière, un échange de dettes contre actifs. La démarche de Pékin est alors la suivante : « si vous me laissez vous acheter tel ou tel des actifs tangibles que je convoite chez vous depuis longtemps, je vous en réglerai sans délai le montant dû (à un prix proche du marché), montant que vous porterez en déduction de la dette que vous me devez ; grâce à cela vous cesserez, momentanément au moins, d’être étranglés par cette problématique de dette extérieure ». 

De trop nombreux pays ont été successivement amenés à accepter un tel deal.

Quant aux actifs tangibles qui intéressent la Chine, ce sont généralement des actifs stratégiques, des actifs qu’en temps normal, les Etats souverains refusent (à juste titre) d’aliéner à des puissances étrangères. Ces actifs stratégiques peuvent par exemple consister en des zones portuaires (la Grèce, l’Italie, le Sri Lanka), en des enclaves pour y installer une base militaire (Djibouti, Iran), en la cession à la Chine d’un grand corridor territorial (cas de celui qui traverse le Pakistan du nord au sud, du Sinkiang à l’Océan Indien). Ils peuvent aussi consister en la cession de gisements miniers (cas en particulier du Kirghizstan). Ils peuvent aussi consister en une aliénation à la Chine de larges zones agricoles (Madagascar et sans doute prochainement l’Argentine). Ils pourraient même un jour consister en l’aliénation à la Chine de tel ou tel canal interocéanique.

Cette position de l’État chinois s’inscrit-elle dans une stratégie plus profonde mise en place par le régime de Xi Jinping ?

La stratégie de l’Etat chinois et du Parti Communiste qui le dirige s’analyse depuis 30 ans environ comme une formidable stratégie mercantiliste que la Chine est de très loin le seul pays à mener avec une telle envergure. La Chine a combiné la rémunération, très spéciale et très faible, qu’elle inflige à ses ouvriers avec une sous-évaluation, colossale et délibérée, du yuan contre les autres grandes devises pour devenir « imbattable » en matière de prix de revient des produits manufacturés. Cela lui a permis d’obtenir la suprématie industrielle, la suprématie commerciale, la suprématie économique (premier PIB au monde en parité de pouvoir d’achat) et maintenant la suprématie financière (à travers son statut de premier Etat créancier net au monde).

Pékin n’entend pas en rester là. Pour épouser le langage du rugby, la Chine escompte bien transformer maintenant sa suprématie financière en une suprématie diplomatique (ce dont on a un aperçu en observant le comportement à l’ONU des pays qui sont très endettés à l’égard de la Chine) et en une suprématie territoriale (en contrôlant toujours plus de territoires et toujours plus d’actifs stratégiques dans le monde selon le processus que nous avons évoqué).

C’est donc bien une redoutable stratégie géopolitique que mène Pékin depuis 30 ans, assez discrètement d’abord, très manifestement désormais. Une stratégie dont l’objectif est explicite et consiste à ravir définitivement l’hégémonie aux Etats Unis.

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