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Capitalisme, inégalités, assistanat : comment la France s’est enfermée dans le piège des discours hémiplégiques
©Reuters

Pris en étau

Le débat politico-économique français semble s'enfermer progressivement dans une opposition, apparemment stérile, entre deux visions de la société.

Philippe Crevel

Philippe Crevel

Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.

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Erwan Le Noan

Erwan Le Noan

Erwan Le Noan est consultant en stratégie et président d’une association qui prépare les lycéens de ZEP aux concours des grandes écoles et à l’entrée dans l’enseignement supérieur.

Avocat de formation, spécialisé en droit de la concurrence, il a été rapporteur de groupes de travail économiques et collabore à plusieurs think tanks. Il enseigne le droit et la macro-économie à Sciences Po (IEP Paris).

Il écrit sur www.toujourspluslibre.com

Twitter : @erwanlenoan

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Alantico : Dans quelle mesure peut-on faire le constat d'une économie française prise en étau entre des situations de rentes économiques effectives, au plus haut de l'échelle sociale, et des personnes qui peuvent être considérées comme "les enfants gâtés" d'un système social très protecteur ?

Philippe Crevel : La France est un pays éminemment conservateur tout en ayant un fond révolutionnaire. Le conservatisme se traduit par une volonté de maintenir ses droits acquis, ses situations de rente, ses avantages, etc.. Le fond révolutionnaire s’exprime par un goût immodéré pour l’égalitarisme. Le succès de notre voisin, la réussite est toujours suspecte. Notre pays a été longtemps marqué par le système féodal. Les nobles qui fournissaient les cadres de l’armée et du gouvernement, étaient dispensés de travail. Le Roi à partir de Louis XIV les préférait feignants et entretenus qu’indépendants et frondeurs. Le Roi et les nobles sont tombés avec la Révolution mais pas l’esprit. La France repose sur un système administratif centralisé, pyramidal de tendance militaire. Louis XIV, Napoléon, de Gaulle ont organisé ainsi le pays. Il en résulte faible goût pour la concurrence. Les positions de rente sont nombreuses, professions réglementées, grandes entreprises nationales, etc. Les partenaires sociaux se sont construits à travers des relations de force avec l’Etat. La suppression des corps intermédiaires avec les décrets Allard / Le Chapelier en 1791  a conduit les partenaires sociaux à se construire une légitimité dans le cadre d’un rapport de force permanent avec les pouvoirs publics. Pour obtenir la paix et le cas échéant des voix pour les prochaines élections, ces derniers ont participé à la création d’un Etat providence protéiforme et très protecteur. L’économie française supporte un système administré important et doit financer un niveau élevé de dépenses sociales, plus du tiers du PIB.

Erwann Le Noan : La question est importante, car s’il y a des rentiers, en haut et en bas (voire au milieu !) de l’échelle sociale en France, c’est que cela vient de notre « modèle social » lui-même. S’en prendre à un bout ou l’autre de la société, c’est rater le sujet : notre économie et notre système social sont, dans leur ensemble, un système de rentes.

La société française est l’une des plus égalitaires des pays développés : les mécanismes de redistribution et les rigidités de l’économie font que les plus défavorisés sont, en France, moins éloignés des plus riches que dans les autres pays. En France, on a préféré que les citoyens restent contenus entre des bornes proches, plutôt que certains montent trop haut. Ce choix s’est fait au détriment de la croissance et de la mobilité sociale : certes, nous avons moins d’inégalités, mais nous avons en contrepartie une stabilité très forte de la structure sociale. En somme, les riches restent riches et les pauvres restent pauvres : les parcours de mobilité sociale ascendante ou descendante sont difficiles.

La France a fait le choix de repousser la concurrence économique et la concurrence sociale : on tente de refuser les conséquences de la disruption technologique et on rêve d’usines fumantes ; on conspue la concurrence entre les établissements scolaires, etc. Les rentes se retrouvent donc dans toute notre société… Et il est difficile de les remettre en cause car, fort légitimement, les Français souhaitent garder les protections qu’elles apportent : dans une société figée, le premier qui bouge a de grands risques d’être le grand perdant s’il perd ses atouts sans que de nouvelles opportunités ne s’ouvrent par ailleurs.

De ce constat, est-il possible de former une grille de lecture correspondant au débat politique actuel en France, présentant d'un côté Jean Luc Mélenchon comme le pourfendeur du néolibéralisme et de la rente, et de l'autre, Emmanuel Macron, comme le dénonciateur des "fainéants", et de ceux qui "feraient mieux de chercher un travail ? Comment cette dualité conduit elle à voir dans son opposant le coupable total du blocage économique français, comment la dénonciation des inégalités peut conduire à justifier qu'aucun effort ne soit entrepris, et comment des situations de rentes peuvent conduire à des comportements de dénonciations des "paresseux" ?

Erwann Le Noan : Pour Emmanuel Macron, à la façon de Kennedy, « la marée soulève tous les bateaux » : autrement dit, s’il y a de la croissance, tout le monde s’en portera mieux. Cette vision, certainement correcte, se double d’une conviction technocratique : puisqu’il connaît les bonnes solutions, efficaces, il suffit de les administrer à la société française. Les oppositions sont dès lors infondées puisque, dans cette logique technique huilée, elles sont nécessairement irrationnelles. Si le Président a régulièrement des mots malheureux et malvenus à l’encontre d’une seule partie de la population française, ce n’est pas tant pour les dénoncer que parce qu’il ne conçoit pas qu’il puisse exister des oppositions sincères et construites aux plans conceptuellement parfaits du gouvernement que l’Etat souhaite imposer. Le résultat, c’est qu’il est perçu comme méprisant et stigmatisant.

Pour Jean-Luc Mélenchon, si la marée monte, elle risque d’en noyer certains alors que d’autres vont surfer avec talent. Aujourd’hui, il semble considérer que certains commencent à bien nager alors que d’autres pataugent encore. Cela lui est insupportable : pour caricaturer, il préfèrerait que tout le monde reste à cale ; égaux, mais à sec.

Ce sont deux visions opposées de la société. 

Philippe Crevel : Jean-Luc Mélenchon, enfant du système, qui a accumulé mandats et fonctions défie Emmanuel Macron qui certes  issu de la haute fonction publique mais qui n’avait été jusqu’au mois de mai dernier jamais élu. Celui qui dénonce les rentes du système libéral est le défenseur d’autres rentes comme en témoigne le comportement de plusieurs de ses soutiens. Jean-Luc Mélenchon en prônant le statuquo défend les corporatismes qui se sont accumulés au fil des décennies. Il n’est pas en soi un révolutionnaire. Il use et abuse des mots et formules sans pour autant réclamer une réelle égalité. Il dénonce plus qu’il construit. Le fossé entre les différentes France a tendance à s’accroître, entre ceux qui ont un travail en CDI et les autres, entre les fonctionnaires et les non fonctionnaires, entre ceux qui disposent de positions protégées et les autres. Avec l’affaiblissement des classes moyennes, deux mondes se font face. L’incompréhension peut augmenter. Pour Emmanuel Macron, partisan de l’agilité, de la mobilité, de la guerre de mouvement, il est difficile à admettre qu’un salarié refuse de changer d’entreprise, de faire 5 kilomètres afin d’obtenir un emploi. Il serait c’est vrai au-delà des polémiques sur les feignants de s’attaquer aux positions de rente dans le numérique, dans la grande distribution, dans les transports, etc… Il faudrait aussi accroître la mobilité dans la fonction publique en renvoyant un statut qui protège les insiders mais qui ne facilite par la modernisation de l’administration. 

De quelle manière cette problématique double pourrait-elle être traitée de façon simultanée, et ainsi parvenir à discours de cohésion basé sur les efforts de chacun ?

Philippe Crevel : Le partage nécessaire des efforts suppose qu’une ligne, un cadre soit établi. La remise en cause de certains avantages acquis sociaux doit être menée de front avec celle des positions de rente des entreprises. Il n’est inimaginable de demander une prise en charge plus forte au système de protection sociale aux plus riches si dans le même temps ce dernier soit mis au régime. Le massage politique gagnerait en efficacité s’il était plus transparent. Le Gouvernement a décidé de créer un régime universel de retraite au nom de l’égalité mais aussi pour réduire à terme les dépenses de retraite. Mais, il n’ose pas avouer l’objectif. De ce fait, certains à juste titre considèrent qu’ils seront perdants, les fonctionnaires, les cadres…. Il faut prévoir dès le départ des mécanismes de correction, compléments de retraite professionnels par exemple dans le cadre d’accords de branches. Pour réussir ces réformes, Emmanuel Macron devra en permanence vérifier que l’état de la cohésion sociale.

Erwann Le Noan : Un programme de réforme libérale vise à mettre en mouvement l’ensemble de la société : le haut et le bas.

Pour qu’il réussisse, il faut avoir trouvé le discours (ou avoir la solidité politique pour l’assumer) qui explique que le sujet, ce n’est pas les inégalités, mais les injustices : il est au fond normal que l’entrepreneur talentueux réussisse à devenir très riche ; mais il est inacceptable que le gamin d’une famille défavorisée rurale ou urbaine n’ait pas les chances de réussir quand bien même il travaille dur. Il faut assumer que certaines réformes n’ont pas pour but de renforcer l’égalité : par exemple, on ne peut pas supprimer l’ISF en donnant l’impression qu’on se sent coupable.  

Emmanuel Macron avait pu le tenir, mais sa mise en œuvre a été unilatérale, sans aucun message adressé aux plus défavorisés. Or, le discours de réforme est économique, mais il est aussi et dans le même temps social. Il faut savoir ce que l’on dit aux victimes des réformes : on les compense ? Aujourd’hui, le gouvernement donne l’impression (à tort ou à raison) que non seulement il les ignore, mais surtout qu’il les méprise : c’est maladroit et contreproductif.

La mise en œuvre doit emporter la société : il ne s’agit pas de lui commander ce qu’elle doit faire, contrairement à ce que conçoit aujourd’hui le gouvernement. Le despotisme éclairé, cela ne fonctionne pas.

Evidemment, il est très facile d’écrire tout cela et beaucoup moins de les mettre en œuvre au gouvernement. On peut toutefois regretter que le gouvernement semble ne pas en avoir eu conscience ni même de s’en soucier.

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