Au nom des « valeurs communes » et de « l’état de droit », l’UE en roue libre ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le Premier ministre hongrois Viktor Orban s'entretient avec le président du Conseil européen Charles Michel alors qu'ils assistent à un sommet de l'UE, à Bruxelles, le 23 mars 2023
Le Premier ministre hongrois Viktor Orban s'entretient avec le président du Conseil européen Charles Michel alors qu'ils assistent à un sommet de l'UE, à Bruxelles, le 23 mars 2023
©LUDOVIC MARIN / AFP

Sanctions européennes

Budapest est en conflit avec l’Union européenne sur les financements Erasmus + pour les étudiants hongrois.

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester dirige le Centre d’Etudes Européennes du Mathias Corvinus Collegium (MCC) à Budapest. Ancien fonctionnaire européen issu du Collège d’Europe, il a notamment été membre de cabinet du Commissaire à l’Éducation et à la Culture de 2014 à 2019. Il a enseigné à Sciences-Po Paris (Campus de Dijon) de 2008 à 2022. Twitter : @rodballester 



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Pas moins de quinze Etats membres (dont la France) se sont récemment associés à la procédure d’infraction lancée par la Commission européenne devant la Cour Européenne de Justice contre la Hongrie au sujet de sa loi controversée sur la protection des mineurs. Selon Bruxelles, en interdisant les contenus sexuels (y compris l’homosexualité et de l’idéologie de genre) auprès  des moins de dix-huit ans, cette loi violeraient les « valeurs communes » contemplées dans le Traité, notamment le principe de non-discrimination.

Quinze pays emboitant le pas à la Commission contre l’un d’entre eux, c’est rarissime.Qu’ils le fassent au nom des « valeurs communes » pour attaquer une loi nationale, c’est une première qui, au-delà d’un consensus de façade,soulève de nombreuses interrogations. Car quoi qu’on pense de la loi hongroise qui défraie la chronique depuis 2021, une question préliminaire, aussi cruciale que négligée, demeure : en quoi l’éducation sexuelle des mineurs hongrois est-elle une compétence de l’Union Européenne ? Au nom de quelle base juridique l’UE s’arroge-t-elle le droit de contester cette loi ?

C’est justement au nom de ces « valeurs communes », si souvent invoquées mais jamais définies. Et même si au premier abord, la démarche de la Commission pourrait paraître justifiée, il se pourrait surtout que cette notion aux contours flous serve d’alibi juridique idéal pour justifier un détournementdes compétences nationales et l’imposition d’une ligne idéologique. Car à proprement parler, l’Union n’a pas l’ombre d’ un mandat pour s’immiscer dans ces questions. Le Traité est même d’une clarté méridienne à ce sujet : l’UE se doit de respecter « pleinement la responsabilité des Etats membres pour le contenu de l’enseignement et l’organisation du système éducatif ». Et pourtant, une infraction a bel et bien été lancée, quinze pays ont répondu présent et la Cour des Justice de l’UE prononcera son arrêt l’année prochaine.

Sans compétences ? Oui, car quand l’UE n’a pas de mandat explicite, la Commission a une fâcheuse tendance à s’en tailler un sur mesure en invoquant des bases juridiques disparates et détachées du grief principal. En l’occurrence, la loi hongroise serait contraire, pêle-mêle, à la libre circulation des marchandises, à liberté de prêter des services, à la protection des données personnelles ou aux lois audiovisuelles européennes. Il suffirait donc qu’une loi nationale frôle l’une des dizaine de milliers de lois européennes pour faire basculer tout texte national dans le giron des compétences de l’UE et ainsi la juger à l’aune de ces valeurs européennes indéfinies. Si, et seulement si la Commission le souhaite, naturellement, car afin de rajouter une couche de « créativité » juridique, rappelons que la Gardienne des Traités a le pouvoir exorbitant de lancer une infraction ou de s’abstenir de le faire sans devoir se justifier. C’est si elle veut, quand elle veut, et contre qui elle veut.

Certes, pendant des décennies, la Commission a utilisé cette prérogative avec prudence et parcimonie. Mais il semblerait qu’en cette époque d’idéologisation extrême et de messianisme tapageur, l’air du temps oblige à faire prévaloir les « valeurs » sur les règles juridiques, en invoquant ces-dernières d’une manière abusive pour mieux les contourner et donner un vernis de légalité à des démarches qui pourraient ne pas l’être. L’UE se serait-elle investie d’un rôle d’arbitre des élégances idéologiques avec une marge de discrétion si grande qu’elle en deviendrait arbitraire ?

Imaginons un instant que Bruxelles se pique de penser que la laïcité serait discriminatoire et islamophobe et donc, contraire aux valeurs européennes, qu’en serait-il ? Inutile de spéculer même si cette vision fait lentement son chemin dans les arcanes bruxelloises : ceci est inimaginable au vu du poids politique de la France, mais, en théorie, cela serait possible. La France pourrait se prévaloir de son rang face à une façon de procéder qui ouvre la porte à bien des abus et permet à l’UE d’aspirer des compétences nationales sous des pretextes futiles et, parfois, idéologiques. Mais quid de la majorité des autres pays, pourraient-ils en faire autant ? Le poids politique deviendrait-il le critère principal pour faire l’objet ou échapper à une procédure juridique ? Au nom des « valeurs communes », ce ne serait pas le moindre des paradoxes.

Ce reflexe messianique est d’autant plus inquiétant que Bruxelles s’est récemment dotée d’une arme redoutable, aux contours imprécis: la conditionnalité financière. En d’autres termes, la possibilité de retenir la totalité de la manne financière européenne en amont, si « des violations des principes de l’état de droit portent atteinte ou présentent un risque sérieux de porter atteinte à la bonne gestion financière du budget de l’Union  ». S’il s’agissait seulement de lutter contre la fraude et empêcher le détournement de fonds européens, comment y être opposé ? Mais si, au contraire, ce mécanisme était utilisé comme un levier pour imposer des changements constitutionnels dans un pays ou pour détricoter une réformer éducative, alors cela ressemblerait de près et de loin à un abus de pouvoir. Dernier exemple en date : l’exclusion des deux tiers, soit 180 000 étudiants hongrois du programme Erasmus à partir de septembre alors qu’aucun indice de fraude, ni qu’aucun risque potentiel n’a été decelé.

En définitive, un mécanisme opaquepermettant d’infliger des sanctions d’une sévérité extrême pour des infractions hypothétiques, voire, imaginaires, au nom cette fois-ci d’une autre « valeur » passe-partout : l’état de droit. En sachant en outre, que depuis 2021, la Turquie fait partie intégrante de ce programme phare censé tendre des ponts et créer une jeunesse européen et dont l’appartenance n’a jamais été remise en cause, cette exclusion « au cas où » a de quoi laisser perplexe.

Il est également inquiétant que ces dérives aient lieu dans l’indifférence voire, dans l’acclamation générale. Certes, la guerre en Ucraine bat son plein et mérite toute l’attention qu’on lui porte. L’UE y joue un rôle décisif qui lui a permis de redorer son blason auprès d’une opinion publique qui se satisfait majoritairement de cette union sacrée. Mais nous devrions nous inquiéter que de telles dérives aient lieu à l’aune d’une crise géopolitique majeure et que le budget européen ait été transformé en catimini en instrument de pression politique en violant allègrement le droit, précisemment au nom de l’état de droit. Encore une fois, amèrement paradoxal.

Certains se satisfont que l’UE se bâtisse à coups de crises, et se réjouissent de cette « Union sans cesse plus étroite » à marches forcées, subie d’en haut plus que souhaitée d’en bas, en oubliant que de la sorte, l’UE restera démocratiquement parlant, un géant aux pieds d’argile. D’autres opposent qu’en adhérant à l’Union, chaque nouvel Etat membre s’engage à respecter ces valeurs communes si vaguement décrites dans les Traités et dont l’interprétation serait devenue, miraculeusement, d’une clarté méridienne et à sens unique. Face à ces élucubrations, rappelons sans ambages que la véritable clé de voute de l’édifice européen est le principe d’attribution des compétences, une règle d’or selon laquelle « toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux Etats membres ». Un principe clair, net et précis,et pourtant largement piétiné. A se demander parfois si dans leur rôle de trublions, certains pays d’Europe centrale, loin d’enfreindre les règles du jeu, ne font en fait qu’en rappeler la pertinence. Une insolence qu’ils payent au prix fort, en monnaies contantes et trébuchantes, au nom des « valeurs communes » et de « l’état de droit ».

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