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APL ou héroïsme, dilemme absurde : ceux qui ne connaissent pas leur histoire de France sont-ils vraiment ceux que pense Emmanuel Macron ?
©GERARD JULIEN / AFP

Ni-ni

La déclaration d'Emmanuel Macron comparant la lutte pour le maintien des APL et l'héroïsme d'Arnaud Beltrame a provoqué un certain remous. Qui sont "ceux qui ne connaissent pas leur histoire" ?

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Jean-Philippe Moinet

Jean-Philippe Moinet

Jean-Philippe Moinet, ancien Président de l’Observatoire de l’extrémisme, est chroniqueur, directeur de la Revue Civique et initiateur de l’Observatoire de la démocratie (avec l’institut Viavoice) et, depuis début 2020, président de l’institut Marc Sangnier (think tank sur les enjeux de la démocratie). Son compte Twitter : @JP_Moinet.

 

 

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Atlantico : La déclaration d'Emmanuel Macron sur " ceux qui pensent que le summum de la lutte c’est les 50 euros d’APL (…) ne savent pas ce qu'est l’histoire de notre pays » a beaucoup choqué. Au-delà du mépris exprimé dans cette phrase, peut-on être si sûr que les élites connaitraient mieux l’histoire que les Français ? La question peut se poser dans la mesure où elles se sont trompées sur des sujets économiques et politiques de premier plan, et ont formulé des promesses érronées dans différents domaines,  autant sur la baisse du chômage que sur l'Europe par exemple.

Jean-Philippe Moinet Ce bout de phrase est issu d'un propos développé par le Président de la République, dans le documentaire de Bertrand Delais ( "La fin de l'innocence", diffusé hier soir par France 3), qui évoquait "le sens" à donner à l'histoire, à la politique et à l'engagement, il évoquait l'acte héroïque du lieutenant-colonel Beltrame qui a donné sa vie pour sauver un otage menacé par un djihadiste en action. Dans ce développement, Emmanuel Macron évoque les menaces qui pèsent sur les démocraties, le relativisme des valeurs, le nihilisme "post-moderne" et, inversement, la nécessité de ressourcer les démocraties dans une forme d'absolu et l'exemplarité de certains engagements, pouvant aller jusqu'au don de sa vie. Dans sa lancée, le chef de l'Etat stigmatise alors les défenseurs arc-boutés d'un, selon lui, vieux "modèle social" et qui pensent que "le summum de la lutte, c'est les 50 euros d'APL" (supprimés, durant l'été 2017, dans un plan de réduction des dépenses publiques).

Cela peut bien sûr irriter, choquer peut-être mais Emmanuel Macron assume sans doute, parfois jusqu'à mener des contre-offensives verbales pouvant être jugées provocatrices, une hiérarchie des valeurs - qui, en l'espèce, est évidente - et surtout des priorités - qui sont en jeu dans le train de réformes économiques enclenchées. Pour lui, le rabotage de certains "droits acquis" n'est pas un problème, au regard de l'histoire, dans la mesure où permettant de réduire les déficits publics, il permet à la France de retrouver un certain crédit et, à terme, des marges de manœuvres budgétaires. 

Bien sûr, les élites peuvent méconnaître les tréfonds de l'histoire, des incompréhensions peuvent même séparer les élites du peuple, les tendances national-populistes sont là pour le rappeler ! Mais le propos relevé d'Emmanuel Macron, qui peut susciter l'incompréhension, voire les protestations de défenseurs de droits sociaux jugés intouchables, est aussi une façon de rappeler, peut-être de manière abrupte, la distinction entre l'essentiel et l'accessoire, entre les actions priorités et les mesures secondaires, entre la profondeur du champ de vision historique et la superficialité de la conjoncture des protestations. Un an après son élection, la vaste enquête d'opinion Ipsos - Cevipof le montre parmi d'autres études, Emmanuel Macron est d'ailleurs moins touché par l'usure du pouvoir que ses deux prédécesseurs, François Hollande et Nicolas Sarkozy, un an après leur élection. A défaut de lucidité sur tous les sujets, le chef de l'Etat actuel sait ou sent que cette capacité à mettre en relief l'essentiel, à mettre en perspective "le sens" de l'engagement politique et civique, de favoriser un "ciment national" et, en même temps, de tracer une perspective de solidarité européenne, tout cela participera ou non de la réussite de son action. Cette posture, surtout pour un homme venu de la gauche, peut dérouter. Mais je pense qu'elle est volontaire et assumée. Il sait aussi que les oppositions qu'il peut susciter, avec leur radicalité, sont politiquement difficilement conciliables : entre la France Insoumise de Mélenchon d'une part, et le Front National de Le Pen d'autre part, les deux mouvements d'opposition les plus puissants actuellement, on voit mal des ponts s'établir permettant de construire un projet à la fois cohérent et convainquant. Les protestations sont bien là, mais leur crédibilité, elle, n'est pas au rendez-vous.  

Le président Macron est le premier président  à préférer gouverner avec la haute fonction publique, avec laquelle il dirige le pays depuis un an. Quelle est la part de risque dans ce choix  ?

Jean-Philippe Moinet La haute fonction publique a toujours été au service des gouvernements de la République. Emmanuel Macron, dont une partie du parcours personnel s'est faite en dehors de la fonction publique, s'appuie à la fois sur des acteurs de la société civile (devenus Ministres) et sur la haute fonction publique, dont il exige des marques de loyauté dans la mise en œuvre des réformes. A l'Assemblée Nationale, la vague des députés La République En Marche a été composé d'acteurs de l'entreprise notamment, qui n'ont rien à voir avec cette haute fonction publique qui dominait la majorité socialiste sortante. Sa conception du pouvoir exécutif est jacobine et donc fortement centralisée. Emmanuel Macron tient à marquer nettement un territoire et une posture d'autorité - il l'a montré audacieusement, l'été dernier par exemple, en démissionnant le Chef d'état major des Armées, le Général de Villiers -, cela tranche avec l'ère François Hollande, faite de compromis permanents et d'atermoiements mais je ne crois pas que cette conception traditionnelle du rôle de la haute fonction publique constitue un risque en soi, pour la réussite de ses réformes.

Le risque serait de considérer que l'élite de l'Etat soit, en tant que telle, porteuse de toutes les vertus de lucidité dans les actions à mener et qu'il se coupe de capteurs d'opinion issus ou ancrés dans la société elle-même. Ce syndrome de la solitude et de l'isolement au sommet du pouvoir peut le guetter, comme tout chef de l'Etat ou haut responsable politique sous la Vème République. Les études d'opinion montrent d'ailleurs une faille: il est jugé comme ne comprenant pas bien les problèmes des Français. Cet enjeu de "proximité" se pose donc, lui et son entourage doivent à l'évidence trouver les espaces à la fois de compréhension et de correspondance avec "les vrais gens", pour échapper à l'étiquette de "Président des riches" ou représentant d'élites déconnectées que ses adversaires plurielles cherchent à lui coller. Les prochains mois montreront si lui et le gouvernement Edouard Philippe trouveront la parade. 

Eric Verhaeghe : Il existe un plaisir rare en France: celui de visiter la demeure d’une vieille famille au sang bleu, et d’écouter son chef ou son héritier commenter l’arbre généalogique accroché dans le vestibule. Le meilleur moment est toujours celui où votre hôte vous explique le rôle tenu par son prétendu ancêtre dans le siège d’Antioche, en 1098, qu’il fit à cheval, bien sûr, quand vos ancêtres à vous le menèrent à pied. Et vous comprenez brutalement la différence entre l’histoire de France vue par ceux qui l’ont parcourue à cheval, et ceux qui n’avaient même pas les moyens de se payer un âne. Les premiers, comme les seconds, sont souvent convaincus que, sans les autres, l’histoire de ce pays serait bien plus belle

Emmanuel Macron n’échappe pas à la règle. Ses ancêtres ont peut-être participé au siège d’Antioche, mais à pied. Cela ne l’empêche pas de croire que le roman national fut surtout écrit par ceux qui le menèrent à cheval. C’est son péché pas complètement mignon, car la France s’est construite en rassemblant les deux: les cavaliers et les va-nu pieds. A force de ne pas le comprendre, l’histoire tragique pourrait bien lui jouer un mauvais tour.

Emmanuel Macron a ceci de Rastignac qu’il rêve de grandeur, de lyrisme, d’héroïsme, de causes épiques. Pour lui la France, c’est une tragédie racinienne: des personnages aristocratiques agités par des passions élégantes. Et c’est dans cette pièce-là qu’il veut jouer. D’où cette déclaration ahurissante :

Les gens qui pensent que la France, c’est une espèce de syndic de copropriété où il faudrait défendre un modèle social qui ne sale plus (…) et où l’on invoque la tragédie dès qu’il faut réformer ceci ou cela, et qui pensent que le summum de la lutte c’est les 50 euros d’APL, ces gens-là ne savent pas ce que c’est que l’histoire de notre pays. L’histoire de notre pays, c’est une histoire d’absolu, c’est un amour de la liberté au-delà de tout, c’est une volonté de l’égalité réelle.

Cette déclaration, par sa naïveté, a pour ainsi dire quelque chose de touchant, d’enfantin. C’est le rêve du fils à papa amiénois qui dit enfin sa vérité devant les yeux estomaqués d’un monde incrédule. Car, Rastignac, nous l’aimons tous, mais il est vieux de deux cents ans désormais, et Balzac n’a jamais caché les défauts de ce cynique ambitieux. Il n’y a guère qu’un adolescent perdu dans un monde d’adulte pour dire que la vraie France, c’est celle rêvée par Rastignac, et non celle de la prosaïque réalité.

En ce sens, la France de Macron, c’est celle des héritiers de la bonne bourgeoisie de province qui s’ennuie dans un monde un peu morne, et qui rêve les yeux grands ouverts. Ici a parlé le fils du médecin picard, une sorte de Bovary contemporain, qui vomit la platitude des petites affaires et ne veut entendre parler que de salons, de dames en crinoline et de cochers les menant nuitamment à leur Odette après une soirée chez les Verdurin.

On aurait bien tort de reprocher à Macron sa solitude dans cette espèce de déni face à la réalité française. La conviction que la France est un fantasme aristocratique a nourri l’imaginaire de tous les dirigeants de ce pays qui sont passés par Sciences Po et l’ENA.

Dans leur vision binaire, le peuple français est un ramassis de bourrins incapables de tout (de se gouverner, de se réformer, de réfléchir, de comprendre le monde, de parler les langues étrangères). Et comme ce sont des bourrins méprisables, il leur faut une élite qui les dirige et les réforme de préférence sans les consulter. En poussant un peu, on les entendrait même dire qu’une bonne décision est une décision contestée. Une décision qui ne fait pas polémique est jugée méprisable.

Cette certitude qu’il faut mépriser les Français pour pouvoir gouverner la France est au cœur même du processus aristocratique qu’on appelle l’ENA. Macron n’est (et c’est peut-être son problème) que le énième numéro d’une même galerie de portraits tous portés par la même conviction immédiate.

Le problème de cette prétendue culture aristocratique tient au déni face aux naufrages éhontés qu’elle a régulièrement produits dans l’histoire de ce pays. La raclée de 1940, par exemple, est tout entière due à la défaillance de nos élites, et il est de bon ton de le nier farouchement.

Ainsi, traîne l’idée qu’en 1940, les soldats ne se seraient pas battus contre les Allemands. Qui se souvient qu’en réalité, en six semaines de combat, l’armée française a perdu 60.000 hommes et a infligé autant de perte à l’armée allemande? La campagne de France fut perdue alors que sa plèbe fut très combative. Mais ses aristocrates, ses généraux, furent tous plus lamentables les uns que les autres et s’empressèrent ensuite de porter Pétain au pouvoir (De Gaulle et une poignée d’autres exceptés). La mythologie contemporaine interdit aujourd’hui de citer la longue liste des hauts fonctionnaires et des conseillers d’Etat qui, le 11 juillet au matin, ont parié sur Pétain et l’ont rejoint comme un seul homme pour réformer autoritairement le pays.

Ceux-là ont été pour beaucoup dans l’occultation des causes réelles de la défaite. Et si Pétain n’avait pris des décrets raciaux et anti-maçonniques, beaucoup auraient, sans scrupule, continuer la collaboration jusqu’à la fin. Ou en tout cas très longtemps.

La vraie histoire de la France, c’est celle-là. Celle d’une élite taraudée par sa manie de la consanguinité et du conformisme, qui n’hésite pas à régulièrement accaparer l’idée nationale et à la piller jusqu’au naufrage. Et dans sa suffisance, elle est convaincue que toute grandeur procède d’elle, et que toute petitesse procède du peuple.

Ce manichéisme typique de l’aristocratie française gagnerait à ouvrir les yeux. Car ce pays, notre pays, s’est en réalité nourri d’une toute autre sève.

Parlons d’abord de la résilience française, cette capacité à la souffrance qu’on endure jusqu’à l’obstination de réussir, dans nos campagnes, dans nos banlieues. Si Macron avait eu faim dans son enfance, il saurait les soirs de privation, les frustrations, les abnégations de tant de nos enfants pour améliorer leur sort, un jour. Ceux qui n’ont pas connu un dîner maigre du dimanche soir où les regards se fuient dans la famille pour ne pas dire l’angoisse du lendemain, la peine qu’il y a à se priver pour payer les études du dernier, pour réparer la voiture qui tombe en panne et dont on a besoin pour aller bosser, ceux-là ne savent rien à l’histoire de France.

Car tous les matins, tous les après-midis, ce pays fonctionne, parfois avec des bouts de ficelle noués par ceux qui se sont privés de beaucoup la veille. Et pendant que les managers des entreprises sont absorbés dans d’interminables réunions où rien ne se décide, les petites gens font tourner le pays.

Et ceux-là, ils ont effectivement besoin de 50 euros d’APL pour améliorer l’ordinaire. Sans eux, le pays s’arrêterait.

Macron ne devrait pas gâcher sa chance. Car ceux-là ne demandent rien. Ils sont pudiques, ils ne cherchent pas à faire pleurer dans les chaumières. Ils sont dignes.

Ils demandent ceux-là un peu de respect.

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