Abus de position dominante : ces raisons politiques qui motivent (aussi) la Commission européenne face à Google<!-- --> | Atlantico.fr
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Margrethe Vestager, la commissaire européenne en charge de la concurrence, lors d'une conférence de presse.
Margrethe Vestager, la commissaire européenne en charge de la concurrence, lors d'une conférence de presse.
©KENZO TRIBOUILLARD / AFP

GAFAM

Que les faits soient avérés ou pas, Margrethe Vestager, la commissaire européenne en charge de la concurrence, pourrait bien utiliser la procédure pour envoyer un message aux Gafam et à l'UE.

Bruno Alomar

Bruno Alomar

Bruno Alomar, économiste, auteur de La Réforme ou l’insignifiance : 10 ans pour sauver l’Union européenne (Ed.Ecole de Guerre – 2018).

 
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Atlantico : La Commission accuse Google d’avoir abusé de sa position dominante dans le domaine de la publicité en ligne.  Comme ancien de la Direction de la concurrence, qu’en pensez-vous ? La Commission a-t-elle raison ?   

Bruno Alomar : Je me garderai bien, à ce stade, d’émettre une opinion sur le fond du dossier. Pour plusieurs raisons.

D’abord, comme ancien de la DG Concurrence, j’ai trop de respect pour le travail de mes anciens collègues pour pouvoir formuler une analyse. Je rappelle d’ailleurs que ce type d’investigation – et cela semble particulièrement le cas ici – est long, et s’étend sur plusieurs années.   

Ensuite, et a contrario, les seules informations dont nous disposons sont celles que la Commission a bien voulu rendre publiques. Google aura sans doute quantités d’arguments à faire valoir, mais nous ne savons pas lesquels.    

Enfin, je rappelle qu’il ne s’agit pas ici d’une condamnation – laquelle pourra d’ailleurs être contestée en justice auprès de la CJUE. Il s’agit d’une notification des griefs, c’est-à-dire, plus simplement, du résumé des faits que la Commission reproche à Google. C’est donc une étape importante. Mais dans notre état de droit, la liberté est la règle, et la restriction l’exception. C’est donc sur la Commission que retombe la charge de la preuve. Il faut rester prudent. 

L’analyse économique de vous semble-t-elle fondée ?  

Il est, je le répète, très difficile de répondre au fond sur cette question. Elle se subdivise en plusieurs questions, dont la principale est la définition du marché pertinent.  

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Pour faire simple, si une autorité de concurrence réduit le marché pertinent, elle augmente artificiellement la part de marché. Si au contraire elle étend le marché pertinent, elle dissout la part de marché.   

Or, la définition de marché, cruciale, n’est pas une science exacte. Elle est aussi (surtout) un acte politique. Si une autorité veut « faire un cas », elle a toujours tendance à réduire le marché : au cas d’espèce, la Commission aura sans doute rejeté les arguments de Google pour étendre le marché. Mais de tels arguments existent, et seront âprement débattus dans les semaines/ mois qui viennent.  

La dimension politique de la définition de marché est un puissant objet de débat, sous des apparences techniques. Depuis des années, plusieurs États-membres, à commencer par la France, demandent que les définitions soient systématiquement élargies…pour avantager les entreprises européennes, et réduites…pour désavantager les entreprises non européennes. La Commission, elle, est tenue, elle le rappelle, par ce que l’on appelle la charge de la preuve. Mais comme il s’agit d’économie et non de science exacte, la Commission a toujours une part d’opportunité, qu’elle aura sans doute utilisée ici contre Google. C’est bien d’ailleurs parce que cette part d’opportunité est admise que la Cour de justice de l’UE, quand elle est saisie d’une affaire dans le chef du droit de la concurrence, limite son analyse économique à un contrôle restreint.   

Que penser de l’idée de démantèlement ? 

Je ne suis pas certain que le terme ait été employé ainsi. La Commission aura plutôt parlé de « mesures structurelles ».   

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Sur le fond, il y a débat pour savoir jusqu’où la Commission peut aller pour remédier à un problème de concurrence. Je n’entrerai pas dans ce débat. Encore une fois : la liberté est la règle dans notre démocratie de marché, et le principe de proportionnalité est jalousement protégé par la CJUE.  

Ce qui est intéressant, me semble-t-il, c’est plus le message politique que charrie l’idée de démantèlement. C’est, en droit de la concurrence, en quelque sorte l’arme atomique. C’est aussi, dans la mythologie du monde des autorités de concurrence, une référence claire au démantèlement au début du 20em siècle de la Standard Oil de JD Rockefeller.   

En d’autres termes, j’interprète le recours à cette idée, comme la volonté nette de la Commissaire européenne M.Vestager d’envoyer – au-delà du droit et de procédures qui devraient se poursuivre après son mandat – un message politique fort.   

Vous parlez de politique : en quoi est-ce un message politique ?  

Permettez-moi d’abord de rappeler que ce ne serait pas la première fois que la médiatisation d’une affaire dans le domaine de la concurrence correspond à une orientation politique. Tout le monde l’a oublié, mais le premier acte de ce qu’il faut bien appeler la guerre de l’UE contre les GAFAM a commencé dans les années 2000 avec le cas Microsoft. C’était alors la plus grande entreprise du monde et Nelly Kroes, Commissaire à la concurrence, a vu une opportunité politique d’ouvrir un front anti digital américain qui reste ouvert. Il y a quelque paradoxe à ce qu’aujourd’hui la Commission réfléchisse à ouvrir un cas d’abus contre Microsoft dans le domaine du cloud, et, comme dans les cas « media player » ou « internet explorer », au titre des mêmes questions de vente liée et d’interopérabilité.  

C’est je pense d’abord un message politique interne à la Commission. Mme Vestager va bientôt achever son mandat de commissaire à la concurrence (elle est la seule à l’avoir exercé 2 fois de suite). Or, elle ne fait pas mystère de son amertume à quitter la Commission sans être parvenue à devenir Présidente. Il est toujours important de montrer que l’on est présent jusqu’à la fin.  

Surtout, en frappant fort Google – ou à tout le moins en engageant une procédure – elle envoie plusieurs messages.   

Le premier, c’est de montrer que la DG concurrence est toujours là. Ceci n’a rien d’évident. Plusieurs des piliers du joyau de la couronne que constitue la politique européenne de la concurrence sont fortement ébréchés. C’est le cas du régime des aides d’État, dont il est clair qu’il est fortement remis en question avec le Green deal, la réponse à l’IRA américain etc. C’est le cas des cartels, dont la traque est de plus en plus difficile.   

Le second, c’est de montrer que le cœur historique de l’action de la DG concurrence, la traque de l’abus de position dominante, sur le fondement de l’article 102 du Traité, reste d’actualité. Or ceci non plus n’a rien d’évident. L’adoption – sous l’influence française – du DMA (digital markets act), a été vécue par beaucoup à la DG Concurrence comme une trahison : puisqu’on n’est pas capable de faire sur le fondement du 102 la traque de l’abus a posteriori – ce qui est reproché à Google en l’espèce – alors faisons de la régulation ex ante. Dit autrement, frapper fort maintenant dans le chef de l’abus de position dominante contre Google c’est aussi montrer que l’article 102 a encore son utilité, alors que le DMA n'est pas encore mis en oeuvre. 

Enfin, et plus largement : Mme Vestager et la DG concurrence ont largement perdu pied face à l’offensive tous azimuts menée par Thierry Breton dont la philosophie a toujours été « la concurrence, il faut en faire moins ; la régulation imprégnée de souverainisme, il faut en faire plus ». C’est en partie cette offensive, soutenue par Paris, qui a rongé les piliers de la politique européenne de la concurrence.  

Comment cette décision se situe-t-elle par rapport aux autres autorités de concurrence ?   

C’est je crois l’autre dimension politique de l’affaire. Non pas tant à l’égard des Etats-Unis, même si depuis que Barack Obama l’a spectaculairement dit en février 2015, plus personne ne nie vraiment que les européens font aussi une utilisation opportuniste de leur droit.  

Le point est plutôt la concurrence…entre autorités de concurrence. Les autorités de concurrence sont un peu comme des shérifs de l’économie qui s’observent, se jaugent, le plus souvent collaborent, mais n’oublient pas de se jalouser. Et le plus respecté est souvent celui qui frappe le plus fort.   

Or, depuis quelques semaines/ mois, il est un GAFAM qui est dans le viseur des autorités : Microsoft. Un juge américain a bloqué hier l’acquisition d’Activision par Microsoft, comme l’ont fait les autorités britanniques, alors que la Commission a elle approuvé l’opération. De même, les autorités britanniques – si l’on suit le rapport du régulateur britannique OFCOM de mai dernier – semblent sur le point de poursuivre Microsoft pour abus dans le domaine du cloud. La Commission, que l’on critique souvent à Paris pour ne faire que du droit et manquer de fermeté à l'égard des entreprises américaines, fait peut-être aussi un peu de politique et, en braquant ainsi des projecteurs sur Google, veut rappeler qu’elle aussi est là…

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