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Vladimir Poutine rencontre le PDG de la Presidential Grants Foundation, Ilya Chukalin, au Kremlin à Moscou, le 29 mars 2022.
Vladimir Poutine rencontre le PDG de la Presidential Grants Foundation, Ilya Chukalin, au Kremlin à Moscou, le 29 mars 2022.
©Mikhail KLIMENTYEV / SPUTNIK / AFP

Guerre en Ukraine

Alors que la Russie ne cesse de proclamer sa volonté de dénazifier l’Ukraine, et même si le contexte historique et politique sont évidemment profondément différents, à quoi pourrait ressembler un équivalent de ce que l’Allemagne nazie a connu après 1945, si Vladimir Poutine perdait le pouvoir ? Un simple départ du président russe semble peu susceptible de transformer, à lui seul, la Russie en démocratie…

Anna Colin Lebedev

Anna Colin Lebedev

Anna Colin Lebedev est maîtresse de conférences en science politique. Ses recherches portent sur les sociétés post-soviétiques, avec deux axes principaux : les conflits armés et l’action protestataire. Elle a travaillé en Russie, Ukraine, et Biélorussie, dans les domaines de la coopération universitaire et de la diplomatie. Elle a dirigé le Centre franco-biélorusse d’études européennes à Minsk entre 2012 et 2014. Actuellement, elle dirige le master « Management du risque / Risques, sécurité et conflits » à l’Université Paris Nanterre.

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Atlantico : On entend souvent dire que la lutte doit se faire contre Poutine et pas contre le peuple russe, mais à quel point la population est-elle d’accord avec son dirigeant ?

Anna Colin Lebedev :  Il est très difficile de répondre à cette question puisque nous n’avons plus aucun outil fiable pour mesurer les réactions de la population. Les informations sont assez limitées en Russie. De plus, les habitants sont stressés à cause de potentielles répressions. 

D’une part, les Russes n’ont pas la même image que nous de ce qui se déroule en Ukraine. Cela fait des années que les médias russes racontent que les États-Unis utilisent l’Ukraine pour attaquer la Russie, que l’Ukraine est peuplée de néo-nazis et que c’est une marionnette de l’Occident… 

D’autre part, les récentes lois contre la désinformation, promulguées le 5 mars dernier, font que la prise de parole et l’expression d’une opinion contraire à celle du régime sont très compliquées. Nous avons des témoignages de personnes qui réalisent des enquêtes d’opinion publique et il apparaît que de nombreux Russes préfèrent ne pas s’exprimer. En somme, on ne pourra mesurer les opinions des citoyens que par des actions concrètes de la population.

On sait que les idéologues russes, comme Alexandre Douguine, présentent la guerre en Ukraine comme une lutte non contre l’Ukraine mais contre l’Occident. À Causeur il a déclaré hier : « Ce n’est pas une guerre contre l’Ukraine, c’est une guerre contre le globalisme, contre Bernard-Henri Lévy, contre George Soros, contre Joe Biden, contre l’atlantisme. » Dans quelle mesure la population russe et l’administration pensent-t-elles comme lui ? 

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Nous pouvons nous faire une idée de ce que pensait la population russe avant la guerre. Elle blâme l’Occident, et pas tant l’Ukraine. C’est pour cela que les Russes ont généralement une grande sympathie envers les Ukrainiens, même si, paradoxalement, ils ont la certitude que l’Ukraine est hostile car dirigée par les États-Unis. Ce n’est pas seulement le discours de Douguine, celui-ci est véritablement devenu mainstream.

Il faut savoir que les médias russes, notamment la télévision, n’ont pas le même fonctionnement qu’en France. Il n’y a pas de discours policé, de politiquement correct. Les propos tenus sont très souvent dans l’excès. On entend des discours qui ne pourraient pas être tenus en France, comme par exemple des appels à déclencher une guerre nucléaire. Cela peut nous terroriser en tant qu’Occidentaux, mais c’est assez commun en Russie. 

À la mi-mars, vous réfléchissiez sur Twitter sur la question de savoir si la Russie est un État fasciste, avec toute la dimension d’endoctrinement que cela peut recouvrir. Quelles sont vos conclusions ?

Je poursuivais la réflexion d’une collègue qui posait la question en amont de cet affrontement armé. Si on définit le fascisme par une idéologie d’extrême-droite et une mobilisation agressive de la population, je trouve qu’il est plus intéressant de poser la question que de donner la réponse. Quand le livre de Marlène Laruelle Is Russia Fascist ? est sorti, on remarque que le Kremlin comptait sur une population modérément mobilisée et qui n’interférerait pas trop dans les affaires politiques, qu’elle accepterait les messages qui lui sont envoyés. Aujourd’hui, nous ne sommes pas loin d’une mobilisation générale de la population russe, mais on lui demande d’être en guerre, de subir des sacrifices, d’exprimer le désir d’exterminer un peuple ou de supprimer l’existence d’un État. Cela n’est pas fait dans un but ethnique mais pour « libérer les Ukrainiens du nazisme ».

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Comment fonctionne cet embrigadement en Russie, est-il uniquement relayé par les médias ? 

De nombreux discours et attitudes sont relayés par d’autres canaux que ceux des médias. Dès leur plus jeune âge, de nombreux Russes sont victimes de désinformation à l’école. Les enseignants reçoivent d'ailleurs des directives en ce sens. Le constat est identique dans les universités. Cette imprégnation est bien présente, violente, mais sans être profonde, car les Russes ont pris l’habitude de se méfier de tout discours, notamment ceux qui viennent de l’État. En somme, ils ont tendance à tout remettre en question. S’ils ont peur pour leur enfant qui vient d’avoir 18 ans et qui peut être incorporé dans l’armée, les Russes préféreront se mettre à l’abri, sans faire de vague, en restant au maximum invisibles. 

À quoi pourrait ressembler une « dépoutinisation » de la Russie ? Quel serait l’ampleur des changements au sein de la société russe ?

Dans l’immédiat, le premier changement serait une marche arrière sur la guerre en Ukraine. Les élites politiques n’ont pas toutes été informées de ce projet d’invasion et celles qui l’étaient ne l’approuvaient pas forcément. La guerre n’est pas dans l’intérêt de ceux qui profitent du commerce des hydrocarbures pour s’enrichir. Elle va donc souvent à l’encontre de leur intérêt personnel. Sans Poutine et son petit cercle qui le protège, la désescalade serait probable. 

Le régime politique Russe ne tient pas sur une seule personne mais sur des mécanismes qui sont en place depuis au moins une quinzaine d’années. Le régime a vidé de son sens toute une série d’institutions et aucune ne pourrait prendre le relais. Le Parlement et les partis politiques seraient impuissants. Par différents mécanismes ainsi que par des pressions, Poutine a détruit le tissu institutionnel et politique russe. Si ces institutions existent encore, ce sont des coquilles vides. Le pouvoir a été organisé très verticalement, par allégeance personnelle au chef. Effectivement, sans Poutine, qui a vidé les mécanismes constitutionnels de leur force et réduit au silence les partis d’opposition, le Parlement ou le pouvoir des régions, il y aurait un certain désordre mais celui-ci ne provoquerait pas un effondrement de l’État. Les autorités russes ont bien en tête l’après-Poutine. En revanche, il y a une multitude de scénarios possibles. Cela dépendra du clan qui sera dominant, des mécanismes qu’ils chercheront à mettre en place… Il faut également savoir dans quelles conditions Poutine va disparaître, ce qui reste aujourd’hui impossible à déterminer. 

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Au vu de la force de la structure du pouvoir russe actuel, de l’emprise du Kremlin de Poutine, faudrait-il comme pour l’Allemagne après la Seconde Guerre « dépoutinifier » la société et les administrations ? Est-ce seulement possible ? Pour amener la Russie sur le chemin de la démocratie, quelles seraient les principales actions à mener ?

Les contextes sont très différents. Cela dépendra des conditions de la fin de cette guerre. Poutine peut disparaître sans que le discours sur la guerre change. De nos jours, la Russie s’est engagée dans quelque chose qui la dépasse. Le contexte est encore très ouvert et toutes les options sont encore possibles. 

Il faut bien savoir que nos propres démocraties sont extrêmement critiques sur elles-mêmes, quant à leurs dysfonctionnements notamment. Ces critiques arrivent aux oreilles des Russes tout en étant amplifiées par les médias. Ils n’ont donc pas l’impression qu’il y a un type de régime politique qui fonctionne mieux que le leur. Leur régime délivre des résultats contraires à ce qui leur avait été promis, pourtant, si on avait interrogé les Russes il y a 10 ou 15 ans, ils auraient répondu que celui-ci est tout aussi efficace, si ce n’est meilleur. En conclusion, notre approche vis-à-vis de nos régimes fragilise aussi le projet d’installer une démocratie en Russie. 

De plus, les institutions démocratiques telles qu’elles ont été installées en Russie dans les années 1990 ont été détournées de leur but initial. À titre d’exemple, le Parlement s’est transformé très rapidement en une sorte d’antichambre de lobbying où les députés ne représentent pas leurs électeurs mais des hommes d’affaires. Les Russes n’ont donc jamais eu l’impression que leurs institutions pouvaient apporter des améliorations dans leur vie quotidienne. C’est à cause de cet échec que l’installation d’une forme d’autoritarisme s’est retrouvée possible.

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De plus, il est important de noter que l’opposition est muselée en Russie. À cause d’une série de réformes de plus en plus restrictives, l'émergence de partis d'opposition est rendue très difficile par le pouvoir. Pour créer un parti politique, il a longtemps fallu un nombre minimal d’adhérents, faire des congrès dans de nombreuses régions… À moins d’avoir d’énormes ressources, un groupe d’individus qui souhaite créer un parti ne le peut tout simplement pas. En outre, il y a des seuils électoraux très élevés. À moins de 7 % des voix, un parti ne peut pas entrer au Parlement. En parallèle, le pouvoir a interdit les coalitions électorales. Toutes ces mesures ont été assouplies sous Medvedev. En revanche, de nouvelles barrières administratives ont été créées, par des astuces diverses. Si des partis peuvent officiellement être créés, les candidats ne peuvent pas faire campagne et les élections sont truquées. En somme, les forces d’opposition ne peuvent pas être représentées. Les « partis d’opposition », en moyenne au nombre de 5, représentent une certaine diversité politique mais votent toujours conformément aux consignes du Kremlin. Quand un mouvement comme celui de Navalny apparaît, des bâtons totalement légaux sont mis dans ses roues et entravent son bon fonctionnement. Aucun de ces partis n’est donc en mesure de faire avancer les choses et de porter un projet. 

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