25 chansons sur 26 chantées en anglais à l'Eurovision : une victoire en trompe l'œil pour la langue de Shakespeare <!-- --> | Atlantico.fr
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Il peut être intéressant de soulever d'autres questions, notamment sur la politisation de l'Eurovision et de ce genre de manifestation : la victoire de l'Ukraine de cette année est contestée par la Russie.
Il peut être intéressant de soulever d'autres questions, notamment sur la politisation de l'Eurovision et de ce genre de manifestation : la victoire de l'Ukraine de cette année est contestée par la Russie.
©Valentyn Ogirenko pour REUTERS

Twelve points

L'Ukraine a récemment remporté l'Eurovision 2016, dont la finale s'est déroulée le 14 mai en Suède. Comme la quasi-totalité des pays participants (à l'exception, par exemple, de l'Autriche dont la représentante a chanté une chanson française), l'Ukraine a fait le choix d'une oeuvre interprétée (partiellement) en anglais. Une potentielle "dominance linguistique" que l'anglais paye cher.

Olivier  Soutet

Olivier Soutet

Olivier Soutet est linguiste, maître de conférences et professeur à l'université Paris-Sorbonne.

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Atlantico : L'Eurovision 2016, installé en Suède, s'est déroulé du 10 au 14 mai. Lors du concours, l'écrasante majorité des chansons étaient de langue anglaise où comportaient des paroles anglaise. Si l'anglais semble s'imposer dans l'univers du divertissement, peut-on décemment parler de victoire culturelle ? Pourquoi ?

Olivier Soutet : Si le mot victoire est peut-être à nuancer, l'anglais jouit aujourd'hui d'une position indiscutablement prédominante, au moins dans ce genre de manifestations. Cependant, gardons à l'esprit que ces manifestations ont une visée explicitement internationale : de facto, la logique en place implique une langue internationale. En ce sens, l'Eurovision ne peut être considéré comme une réponse affinée ou représentative à la question de la dominance linguistique de l'anglais sur les autres dialectes. Pour avoir une idée plus précise à ce propos, il me semble autrement plus pertinent de se tourner vers des événements locaux, à l'instar des différents festivals musicaux qui s'organisent régulièrement en Europe. C'est dans ce genre d'événements qu'on pourrait véritablement mesurer le degré de pénétration de l'anglais. La logique de ces spectacles, réalisés pour un public physiquement présent en dépit des éventuelles rediffusions qu'il peut y avoir, diffère de celle de l'Eurovision. Par définition, cette représentation est transfrontalière, internationale, relayée sur tous les réseaux. Elle répond, sans aucun doute, à une certaine forme de "globish" ("global english", qui correspond à un anglais simplifié, utilisé par des locuteurs non-anglais) qui s'est installé depuis plusieurs années déjà. Cela ne correspond pas, à mon sens, au bon test. En outre, il peut être intéressant de soulever d'autres questions, notamment sur la politisation de l'Eurovision et de ce genre de manifestation : la victoire de l'Ukraine de cette année est contestée par la Russie. Il est possible de penser que l'Eurovision est, tout ou partie, instrumentalisé. Cela ne serait pas la première fois. Il est particulièrement intéressant de constater qu'il existe aujourd'hui une question identitaire, nationaliste, qui ne s'appuie pas (pour le moment, en tout cas) sur la langue du pays. Cela traduit la "désenglisisation" de l'anglais, tout comme le fait que les nationalismes ne passent plus par les folklores locaux.

L'anglais profite donc d'une position très forte dans le domaine du divertissement. Pour autant, parler d'une "victoire culturelle" de l'anglais demeure une formule "choc" qu'il convient clairement de nuancer. L'opposition à la mondialisation qui s'observe, tant sous une forme droitière que gauchiste, dans un certain nombre de secteurs politiques ne s'appuie pas sur l'ostracisassion de l'anglais jusqu'à présent. C'est ça, le phénomène de désenglisisation que nous évoquions précédemment : l'anglais est finalement devenu quelque chose de neutre. Certains y verront-là sa plus grande victoire. D'autre sa plus grande défaite ! La plupart des spécialistes de la langue, mais également les anglophones et américanophones, soulignent l'abâtardissement nécessaire de l'anglais pour parvenir à une telle diffusion. Ce type de phénomène n'est pas le premier dans l'histoire de l'humanité, même s'il prend place sur un espace géographique très conséquent, notamment en raison des avancées technologiques. Mais, après tout, quand le latin se diffuse dans l'empire romain, on peut également y voir une forme de conquête linguistique. C'est également vrai pour le Français dans sa grande période, au XVIIIè siècle. Néanmoins, les effets étaient moins impressionnants, du fait d'un contact moins conséquent. Beaucoup de gens baragouinent l'anglais aujourd'hui. Par le passé, l'expansion d'une langue ne touchait guère que les élites. L'anglais, à l'inverse, tend à toucher tout une série de secteurs, plusieurs pans des populations. Néanmoins, c'est loin d'être aussi vrai en Asie, ou l'anglais reste confronté à de puissants freins.

Charles Aznavour s'était déjà exprimé sur les différences d'approches en matière de musique entre français et anglo-saxons. Selon lui, la priorité est donnée à la sonorité en Amérique, là où elle est donnée au texte en France. S'agit-il d'un facteur décisif dans la forte représentation de l'anglais dans le monde du divertissement ? Quels sont les autres ?

Il existe effectivement, en France, une assez forte tradition de chansons à texte. Indiscutablement, la chanson française se pare, dans la plupart des cas, d'un certain côté intellectuel… ce qui est un facteur défavorable quand la langue est mise en cause comme cela peut être le cas aujourd'hui.

Cela soulève une autre question : l'anglais est-il une langue qui jouit d'une plus forte propension naturelle à la complémentarité avec le musical ? Comment cela se positionne-t-il vis-à-vis du français ? La réponse est assez complexe, en cela qu'elle questionne la structure mélodique des deux langues. Or, le français est une langue à accent faible, à la différence de l'anglais mais aussi d'autres langues romanes. Notre langue est un dialecte à mélodie assez monotone. Elle est, par conséquent, moins en phase aux attentes rythmiques caractéristiques et spécifiques de la chanson contemporaine (laquelle n'est évidemment pas homogène, mais qui répond à certaines dynamiques). L'anglais s'y prête effectivement mieux de par ces aspects. Par ailleurs, la surreprésentation de l'anglais dans ce domaine contribue à modeler ces attentes. On peut penser que, en raison de son aptitude à répondre aux désidératas relatifs à la chanson contemporaine, l'anglais s'impose à ce point. Ce ne serait pas un argument suffisant en cela que l'anglais est très représenté dans de nombreux secteurs où il n'est absolument pas question de chanson. Cette complicité qu'on constate, entre la rythmique propre à l'anglais et la musique actuelle, ne fait donc qu'amplifier un phénomène plus large, comme c'est le cas du côté moderne de l'anglais. La langue qu'il faut parler devient également la langue qu'il faut chanter. En un sens, la puissance appelle la puissance et produit un effet multiplicateur. Tout cela créé de grands standards musicaux à diffusion planétaire.

Avec l'avènement d'internet, les contenus artistiques et culturels sont moins limités que par le passé. Dans quel mesure ce genre d'outil favorise-t-il une diffusion internationale de l'anglais ? A qui profite-t-il ?

Internet est un support de l'anglais. C'est proprement indéniable.  Pour autant, internet permet surtout la diffusion de documents – gratuits ou très bon marché – dans une multitude de langues et pas seulement en anglais. Cela contribue à la diffusion de langues qui connaissent une diffusion très limitée au travers de livres ou de journaux. La mise à disposition de textes dans ces langues sur le web permet une plus vaste diffusion, particulièrement quand l'investissement est faible. Il est évident qu'avec internet, la communication de tous a été facilitée. Bien sûr, il existe aussi des phénomènes de dominance sur la toile, favorable à l'anglais comme on peut le constater au travers de Google… Mais n'oublions pas que l'outil est là et qu'il est à la disposition de tous. Ce n'était pas le cas, à l'époque du papier seul : l'outil y était infiniment moins disponible. J'en veux pour preuve qu'il est bien plus facile d'accéder à la littérature arménienne aujourd'hui que ça n'était le cas par le passé. Plus besoin de se rendre à la bibliothèque pour emprunter un livre, quelques clics suffisent. Internet facilite la communication de tous, et profite donc à tous, comme le montrent tristement toutes les dérives qu'on connait. Ce qui ne signifie pas cependant qu'internet permet la résurgence d'anciennes langues ; du moins pas tout à fait. Ce serait beaucoup dire. Il permet la mise à disposition, pour ceux qui ont la curiosité d'aller voir, de ces dialectes.

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