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Et le "En même temps" macronien acheva la décrédibilisation totale de la parole publique (avec la complicité d’oppositions absentes)
©DENIS CHARLET / AFP

Pire que la Fake News, la parole caméléon

Le président affirmait ce dimanche soir que la République n'effacera aucun nom de son histoire. Sans même avoir l’air de partir en rébellion politique, la porte-parole du gouvernement l’a contredit dès lundi matin en évoquant les figures historiques qu’il ne fallait plus honorer.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico.fr : Après l'intervention d'Emmanuel Macron dimanche soir, plusieurs membres du gouvernement se sont précipités dans les médias pour en faire le suivi... et parfois le contredire. Comment expliquer ce nouveau cafouillage de communication politique ?

Christophe Boutin : Gardons-nous ici de voir de manière trop systématique les contradictions qui peuvent exister entre les déclarations des membres du gouvernement et celle d'Emmanuel Macron. En fait, certains ministres ont surtout tenté de modifier ce qu'ils avaient prévu, revenant au dernier moment sur des semaines de préparation pour pouvoir appliquer les nouvelles directives présidentielles, visiblement décidées sans grande concertation. C'est le cas pour un Jean-Michel Blanquer qui a du lâcher du lest sur les sacro-saints « gestes barrière » pour permettre d'appliquer l'ordre présidentiel de retour à la normale dans l'Éducation nationale à compter du 22 juin.

Quant au reste, les médias ont effectivement rendu compte d'une distorsion existant selon eux entre les propos d’Emmanuel Macron sur son refus de modifier l'histoire de France et ceux, quelques heures plus tard, de la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, qui aurait laissé la porte ouverte à de tels changements.

Il est tentant en effet d'opposer les deux déclarations, celle du Président, d'abord, qui déclarait : « Je vous le dis très clairement ce soir mes chers compatriotes, la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son Histoire. La République ne déboulonnera pas de statue. », et celle de Sibeth Ndiaye ensuite, qui, évoquant la question des noms de rues sur France Inter, déclarait qu’il y a eu « des personnages historiques (on en a connu pendant la Seconde guerre mondiale) qui certes ont eu une vie avant, mais qui compte tenu des choix qu'ils y ont fait, n'ont plus leur place autre part que dans les livres d'Histoire » - et de fait les « rues du Maréchal Pétain » seront largement débaptisées –, et ajoutait que l’on pourrait se poser la question pour l'avenue Bugeaud.

Pour autant, il convient de raison garder sur cette dernière déclaration, en réalité très prudente et modérée, d’une Sibeth Ndiaye refusant de tomber dans les pièges dans lesquels Léa Salamé, plus que jamais grande-prêtresse de l’inquisition politiquement correcte, tentait de la faire tomber, faisant sans vergogne de Bugeaud - dont les choix de commandement peuvent sans doute être interrogés - une sorte de génocidaire fou lâché sur la malheureuse Algérie. « Ce que je veux – concluait sur ce point Sibeth Ndiaye, demandant que  ce soient les historiens qui tranchent -, c'est qu'on ait cette discussion historiographique, parce que l'émotion nous pousse parfois à faire des choses qui ne sont pas forcément en rapport avec la réalité historique. » On le voit donc, contrairement à ce que certains extraits de cette intervention pourraient laisser croire, la porte-parole du gouvernement refusait clairement de tomber dans le piège de la réaction immédiate et d’être un nouveau Castaner pour lequel « l’émotion » dépasserait la vérité historique.

Ainsi, Sibeth Ndiaye reste en fait bien alignée sur la ligne macronienne, qui n’est pas faite que du refus cité plus haut, mais, « en même temps », comme toujours avec l’hôte de l’Élysée, suppose aussi des concessions. Lorsque Sibeth Ndiaye déclare : « Il faut que la France se réconcilie avec son Histoire. [...] Moi je ne crois pas qu'il faille les effacer de l'Histoire, je crois qu'il faut expliquer l'Histoire. », elle fait clairement écho, à ce que demandait la veille par le Président :  « Nous devons plutôt lucidement regarder ensemble toute notre Histoire, toutes nos mémoires […] avec une volonté de vérité et en aucun cas de revisiter ou de nier ce que nous sommes ».

Le problème avec les interventions d’Emmanuel Macron vient de son remarquable don à mélanger tout et son contraire dans un « en même temps » qui permet en fait à chacun de ses auditeurs de s’endormir heureux. C’est ainsi que, réagissant à ce discours de dimanche, une partie au moins de la droite, entendant prononcer son mantra favori, « ordre public », et déclarer que la République n’effacera pas son histoire, a cru, divine surprise, au retour toujours espéré de la statue du Commandeur. Mais le diable, ici encore, se cache dans les détails : car cette histoire a bien vocation à être regardée de manière « lucide » pour Macron, « expliquée » pour Ndiaye, et donc dans les deux cas revisitée avec comme objectif de mettre à nu les périodes les plus sombres qu’elle comporte – comme toute histoire, qu’elle soit individuelle ou nationale -, avec pour cela force fiches explicatives et « contextualisations ». Et c’est ainsi que les porteurs de revendications communautaristes sont eux aussi satisfaits, comprenant que la déconstruction qu’ils mènent de notre roman national pourra impunément se poursuivre.

Quelle est dira-t-on la différence d’avec ce qui s’est toujours fait ? Il ne s’agit plus ici de lisser le dit roman national pour se réconcilier entre Français, comme avec l’exemple du Maréchal Pétain et de ses rues, mais de le faire sous la pression de groupes ethniques communautaires : il faudrait notamment revisiter « notre rapport à l’Afrique », comme le dit Emmanuel Macron, et c’est bien à cause des Algériens que l’avenue Bugeaud devrait être débaptisée. Et la virulence de Léa Salamé traduit en fait autant sa déception de n’obtenir pas tout de suite la repentance mémorielle à laquelle elle entend contraindre la France que son sentiment d’être pleinement légitime à mettre notre histoire en perpétuelle accusation.

Quel impact ces propos contradictoires  peuvent-ils avoir sur l'opinion ? Quels dangers cela fait-il peser sur notre démocratie ?

Il faut distinguer trois choses quand on évoque les « propos contradictoires » : les contradictions d’abord pouvant exister entre le discours présidentiel et ceux de l'équipe ministérielle chargée de le mettre en œuvre ; les contradictions nées ensuite des changements de posture d'un Président qui semble parfois flotter au gré des événements et, comme avec cette crise sanitaire, tente péniblement de justifier ex post ses choix en invoquant une cohérence bien cachée aux yeux des profanes ; enfin les contradictions internes cette fois au discours présidentiel, liées à sa politique du « et en même temps » qui est quelque part sa marque de fabrique. Trois types de contradiction donc, avec des conséquences différentes sur l'opinion, mais tout aussi négatives les unes que les autres en termes de démocratie.

Les deux premières, contradiction entre les divers discours présidentiels, ou entre ceux-ci et les déclarations de membres du gouvernement, fragilisent la lecture du pouvoir que peuvent avoir les citoyens. Or, dans une période de crise plus encore que dans d'autres, où les débats et discussions sont plus facilement tolérables et tolérés, les citoyens recherchent avant tout de la cohérence, dans les choix comme dans les méthodes mises en œuvre pour les appliquer. C'est cette cohérence qui leur fait accepter facilement les choix politiques et évite au pouvoir de les imposer par la force.

Pourtant, lorsqu’Emmanuel Macron croit pouvoir évoquer la parfaite discipline des Français sous le confinement pour démontrer qu’ils auraient facilement accepté des décisions jugées cohérentes, chacun sait qu'il se moque ouvertement du monde. D’abord, parce que l'application de règles parfois totalement aberrantes a été imposée à la population par une multiplication de textes attentatoires aux libertés, de contrôles et de sanctions financières ; ensuite, parce que certaines parties du territoire ont été loin de connaître une application stricte des consignes gouvernementales. En réalité, déstabilisés à la fois par l'incohérence des mesures et par celle de leur application, les Français ont très largement perdu au cours de cette crise sanitaire la confiance qu'ils pouvaient avoir dans le pouvoir en général, et, à la mesure de son implication dans la gestion de la crise, dans le Président de la république.

Or un pouvoir qui se sent moins légitime, est toujours poussé à utiliser sinon la force, au moins des mesures permettant de limiter les critiques formulées à son encontre. C’est la remarquable thèse de Guglielmo Ferrero sur la quasi-légitimité dans son ouvrage magistral Pouvoir, les génies invisibles de la Cité, dans lequel l’auteur italien retrouve certaines des fulgurances de Benjamin Constant sur l’usurpation. La menace pour la démocratie est claire : le développement et le maintien de mesures de surveillance et de contrôle attentatoires aux libertés individuelles, comme avec cet état d’urgence autrefois prolongé de manière excessive ou dont les meures sont peu à peu passées en grande partie dans le registre « normal ». La question est ici de savoir si les mesures nées de l’état d’urgence sanitaire sont appelées à la même évolution.

Quant à la contradiction interne à la pensée présidentielle, ce « et en même temps » dont l’intérêt politique est d’arriver à séduire des catégories politiques différentes, mais qui relève surtout du fonctionnement intellectuel d’un Emmanuel Macron qui aime tenter de trouver des équilibres, son problème est qu’il interdit entre autres de définir clairement les éléments du pacte national permettant une appartenance à une communauté unie, et qu’il favorise alors, sans doute sans le vouloir, ce communautarisme et ce séparatisme dont le Président nous dit à très juste titre qu’ils sont des menaces pour notre pays. Car si une démocratie est par excellence le lieu du débat, si, effectivement, toutes les opinions doivent pouvoir s'y exprimer – ce qui, d'ailleurs, n'est plus le cas dans la France de 2020 –, ce débat et cette discussion ne restent néanmoins possibles que parce qu'il y a un socle commun de valeurs et de principes, une vision du monde partagée par tous ou presque, et sans lesquels la démocratie implose sous les revendications particularistes.

Comment expliquer l'absence quasi totale d'opposition politique au discours présidentiel dans les médias ?

Plusieurs éléments jouent. Le premier, que l'on a déjà rencontré au moment de la gestion de la crise sanitaire, quand elle était à son plus fort, est que l'opposition se félicite sans doute en cachette de n'être pas au pouvoir, ayant bien conscience des difficultés énormes auxquelles sont confrontés Emmanuel Macron et son gouvernement. Volonté alors de ne pas accabler le pouvoir, de « concorde nationale » pour reprendre le terme à la mode du discours élyséen ? Pas vraiment. Gérer la crise sanitaire hier, les crises économiques et sociales qui se profilent à l'horizon demain, est une tâche immense… et les risques politiques induits le sont tout autant. Qui a envie, que ce soit au RN, à LR, LFI ou chez EELV de prendre la barre du Titanic ? Or s'opposer au discours présidentiel autrement que par les habituels haussements d'épaules, vociférations et poses plastiques, c'est proposer un contre-projet, d'autres solutions, et donc risquer un jour d’assumer des choix.

Mais cette admirable prudence n'est peut-être pas le seul élément qui explique ce silence de l'opposition si l'on examine cette fois les axes sur lesquels l'opposition prend ou pas position. LFI, sous la houlette de Mélenchon, a fait très clairement le choix du soutien aux revendications communautaristes, et cette opposition essentiellement sociétale semble la dispenser d’une cohérence économique ou sociale. Inversement, chez LR, et maintenant peut-être jusqu'au RN, le poids médiatique du « politiquement correct » communautariste, terriblement  incapacitant, conduit à suivre le Président dans sa démarche que nous avons décrite comme ambiguë, avec d’un côté le mythe de la République éternelle et de l'autre la réalité de la réécriture de son histoire. Il reste à cette opposition à se saisir des plans économique et sociaux, mais les quelques tentatives de LR n'ont pas abouti à des propositions très différentes de celles formulées par Bruno Le Maire.

Enfin, et surtout, nous sommes actuellement dans une situation d’attente peu propice à l’expression de l’opposition à cause de trois éléments. Le premier est le second tour des élections municipales, qui ont pu entraîner ici ou là des alliances qui traduisent des choix et des évolutions politiques, mais dont il faut attendre le résultat pour tirer des conclusions. Le second est ce spectre d'un remaniement ministériel qui permettrait, d'une part, de fixer un nouveau cap de manière plus nette, et, d'autre part, pour certains pourquoi pas, d'envisager une participation au nouvel élan macronien. Troisième élément enfin, le dit nouvel élan doit être redéfini on le sait par le Président de la république courant juillet, dans un discours que l'on peut espérer moins flou que celui dont il nous a gratifié dimanche soir.

Tous ces éléments, de la prudence à l’attentisme, font qu'il est plus que probable qu'il ne se passera que peu de choses avant une rentrée qui sera véritablement à risques pour le gouvernement, quel qu'il soit. C’est en effet à ce moment-là seulement que, les éléments politiques étant clarifiés, on commencera à pouvoir faire un bilan précis des coûts économique et sociaux de la crise sanitaire, des délais envisageable pour qu'il y ait une reprise, et des solutions que le Président et son gouvernement entendent mettre en œuvre.

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