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"Body And Soul" de Crystal Pite : une atmosphère envoutante qui joue merveilleusement avec le temps
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Atlanti-Culture

Une création (d)étonnante

Callysta Croizer pour Culture-Tops

Callysta Croizer pour Culture-Tops

Callysta Croizer est chroniqueuse pour Culture-Tops. Culture-Tops est un site de chroniques couvrant l'ensemble de l'activité culturelle (théâtre, One Man Shows, opéras, ballets, spectacles divers, cinéma, expos, livres, etc.).

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THÈME

Chorégraphié en 2019 pour le ballet de l’Opéra National de Paris, Body and Soul ( Le Corps et l’Esprit ) est une création sur mesure structurée en trois actes, avec un entracte et un précipité. La scène, faiblement éclairée par la faible lumière d’un plafonnier, s’ouvre sur un duo de « figures », deux danseurs en costume de ville, dont les gestes sont dictés par une mystérieuse voix féminine. Puis, c’est tout un cortège de danseurs qui envahit l’espace et réinvente sans cesse la dualité, sur un mode souvent conflictuel, mais aussi languissant et élégiaque. Le deuxième acte fait alterner, sur les Préludes de Chopin, solos, pas de deux et chorégraphies d’ensemble, qui explorent les rapports de la singularité et de l’unité de chacun face au groupe. Enfin, le troisième acte bascule dans un univers rutilant, peuplé de silhouettes sombres et luisantes, dont les bras sont prolongés par des pointes acérées, et d’un étrange personnage aux allures primitives, pour un final énergique et débridé, sur la musique de Teddy Geiger

POINTS FORTS

  • Dès le début du ballet, le spectateur est happé par le duo corps-voix qui exprime, par des gestes et des mots simples, la rage, la douleur et la tension qui animent  Figure 1 et Figure 2. Les contrastes sonores, mais aussi les variations de rythme et de formation chorégraphique nous plongent dans une atmosphère oppressante, où les pauses sont autant d’appels d’air, permettant au public comme aux danseurs de reprendre haleine. Tout au long de la performance, le mouvement ne cessera de jouer avec le temps, entre fragmentation et extension, pulsations et étirements, déployant une esthétique mystérieuse et, par là même, fascinante.
  • Les séquences de groupe, entre jeux agonistiques et moments de communion, frappent par leur puissance dramatique. Tantôt impétueux, les danseurs brisent les lignes, isolent certains corps de la chorégraphie, ou encore décomposent le mouvement en une succession de gestes saccadés, convulsifs, jouant sur l’instabilité du centre de gravité de l’ensemble. La pluralité est alors faite d’oppositions et de ruptures. Tantôt fusionnels, ils se meuvent à l’unisson, recherchent les points de contact entre leurs corps, pour que cet agrégat d’électrons libres ne forme plus qu’un seul corps dansant. Dans l’Acte I, on est captivé par les ondulations de la vague humaine, le flux et le reflux de cette houle qui se transforme bientôt en ressac. Dans l’Acte II, c’est l’exploration de la transmission du mouvement qui tient en haleine, tandis que les corps réagissent les uns aux autres tels des dominos. Dans l’Acte III enfin, les silhouettes luisantes jouent de leurs pointes acérées pour prolonger leurs gestes fluides, presque liquides, telle une mare de pétrole. Ces dynamiques d’incorporation et d’exclusion donnent ainsi au ballet un relief unique, où le style de la chorégraphe trouve son expression la plus aboutie. 
  • La mise en lumière du ballet est tout à fait remarquable. De l’ambiance obscure de la scène d’ouverture, où seule la lumière tamisée du plafonnier dévoile les pas de Figure 1 et Figure 2, aux reflets flamboyants du tableau final, les nombreuses formes d’éclairage viennent sublimer le travail chorégraphique tout au long du spectacle. On retiendra en particulier le rideau d’ampoules et les projecteurs disposés tout autour de l’espace scénique dans l’Acte II, dont la lumière chaude venait texturer l’atmosphère brute, voire brutale, du ballet.
  • Les costumes donnent également matière à de multiples interprétations. Évoluant au fil des tableaux et des atmosphères créées par la scénographie, ils affichent d’abord une sobriété presque austère avec des costumes-cravates minimalistes. Dans le deuxième acte, les danseurs n’arborent plus qu’un maillot blanc et un pantalon noir, comme s’ils venaient incarner sur scène les touches du piano de Chopin jouant ses Préludes pour accompagner leurs gestes. Enfin, l’esthétique extravagante et énigmatique de l’acte final ouvre grand le champ des possibles interprétatifs : les créatures ténébreuses, dans leurs combinaisons en latex brillant, leurs masques intégraux, et leurs piques aiguisées, évoquent tour à tour des fourmis ou les pions d’un jeu d’échecs, tandis que le personnage couvert d’une longue toison brune semble tout droit sorti des premiers temps de l’humanité. 

QUELQUES RÉSERVES

  • Malgré leur élégance, les duos de l’Acte II font un peu pâle figure au regard des autres propositions chorégraphiques du spectacle. S’ils donnent l’occasion aux danseurs de déployer la finesse de leur maîtrise technique et les nuances subtiles de leur interprétation, ils n’atteignent pas la fascination suscitée par les séquences d’ensemble. 
  • Au fur et à mesure que se déploie le travail des contrastes et de l’opposition frontale entre les corps, à travers une multitude de formes et d’expressions, l’atmosphère conflictuelle se fait légèrement pesante. Même si les déclinaisons du mouvement modifient sans cesse les tableaux qui s’offrent aux yeux du public, elles donnent plus l’impression d’une recomposition que d’un renouvellement, tandis que d’autres propositions chorégraphiques, restées à la marge, auraient mérité plus d’exploration. 
  • Dans cette œuvre extrêmement structurée, on regrette un certain manque de cohérence entre les différents actes. Le premier fait pressentir les intentions portées par les différents gestes et contacts entre les figures, tout en gardant une part de mystère. Cependant, le deuxième commence à se perdre dans une succession de chorégraphies qui semblent simplement juxtaposées, tandis que le final rompt radicalement avec les tableaux précédents, tant dans son esthétique que dans son énergie. Seule la voix de Marina Hands traverse les trois parties de la création, mais le lien reste ténu et obscur pour le spectateur déconcerté. 

ENCORE UN MOT...

A peine le tableau final s’était-il figé ce soir-là, que les spectateurs ont acclamé Body and Soul, applaudissant pendant de longues minutes la performance des danseurs de l’Opéra de Paris et la chorégraphe canadienne à l’origine de cette création. S’il est parfois touffu et obscur, ce ballet met en lumière la richesse infinie et la fécondité de l’exploration du mouvement dansé. 

UNE PHRASE

« Un spectacle est un duo entre le théâtre lui-même et la création qui y a lieu »  Crystal Pite

L'AUTEUR

Crystal Pite fait ses premiers pas de danseuse au Canada, où elle naît en 1970. Vingt ans plus tard, elle rejoint les ballets de la Colombie-Britannique et se lance dans l’aventure chorégraphique. Sa rencontre avec William Forsythe au ballet de Francfort, en 1996, marque un tournant dans sa carrière : demandée par les compagnies du monde entier (le Royal Ballet, le Ballet de l’Opéra National de Paris, le Nederlands Dans Theater I, Les Ballets Jazz de Montréal…), son répertoire compte aujourd’hui plus d’une cinquantaine d’œuvres et lui vaut d’être artiste associée dans plusieurs centres d’art chorégraphique. En 2002, elle crée sa propre compagnie, Kidd Pivot, à Vancouver, où elle explore les fondements même de la danse : le mouvement (« ce qui nous meut » pour reprendre ses mots), le groupe, la musique, l’esthétique, dans une démarche qui se veut innovante, audacieuse et théâtrale. Ses œuvres ont été récompensées à de nombreuses reprises : lauréate du Benois de la danse pour The Season’s Canon, créé à l’Opéra National de Paris, Crystal Pite reçoit la même année en 2017 le Prix Sir Laurence Olivier pour Betroffenheit, ainsi qu’en 2018 pour sa création au Royal Ballet Flight Pattern.

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