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​Nothomb : au nom de la chair
©JOEL SAGET / AFP

Atlantico Litterati

Amélie Nothomb a trois qualités. Elle publie l’un de ses meilleurs ouvrages. Elle s’est propulsée en tête des meilleures ventes. Elle est célèbre. Son nouvel opus « Soif » (Albin-Michel) s’empare de Jésus Christ en personne. Le Sauveur chez Nothomb est d ‘abord son corps. Point de vue empiriste, tendance Deleuze. Conçu pour faire jaser et plus (de lauriers) si affinités ? A suivre.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Crise passagère ou déclin du livre, lalittérature « générale » se vend de moins en moins (bien que « Livres-Hebdo » signale un sursaut depuis juin). Tout le monde le sait dans laprofession. « Le « contraste entre la minorité d’ouvrages qui dépassent les 100 000 exemplaires vendus, (…) et la multitude de livres au lectorat très réduit ne cesse de s’accentuer », observe par exemple Olivier Donnat, chercheur au Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS) du ministère de la Culture. Spécialiste de la sociologie culturelle, auteur du livre de référence « Les Pratiques culturelles à l'ère numérique « (La Découverte, 2009) Olivier Donnat a piloté (avant de prendre sa retraite), une série d’enquêtes récurrentes sur nos pratiques culturelles. « En mettant chaque année un nombre plus élevé d’ouvrages sur le marché pour occuper les tables des librairies,les principales maisons d’édition ont rendu plus âpre la concurrence, tandis que du côté des libraires, la gestion de flux toujours plus importants de nouveautés a contribué à les obliger à retourner les invendus dans des délais de plus en plus courts. » De même, cet expert explique que « Le numérique, porté par les algorithmes et les réseaux sociaux, ouvre le goût de ceux qui ont une appétence à la culture, (…): ce sont les milieux aisés et cultivés qui en profitent. »

Une analyse partagée par le président du Syndicat national de l'édition (SNE), Vincent Montagne : « Les ventes sur le marché de la littérature générale ont évolué plutôt dans le sens d’une polarisation accrue, avec une accentuation de la best-sellerisation d’une part, au détriment exclusif des livres du milieu de la distribution ». Dans cet esprit, les acheteurs de livres ne prennent plus de risques et choisissent des auteurs connus, capable de se maintenir parmi les meilleures ventes. C’est ainsi qu’en France, il n’est pas de rentrée littéraire sans Amélie Nothomb. Elle coche toutes les cases. La romancière a publié 38 ouvrages, rubis sur l’ongle, depuis la parution de son premier roman : Hygiène de l’assassin. Elle a obtenu le Grand Prix du Roman de l’Académie française avec « Stupeurs et Tremblements » (1999). Nothomb est la seule à produire une fiction ponctuellement, fidèlement, si j’ose dire, lors de chaque rentrée littéraire. A force de la savoir présente, peut-être ne la voyait-on plus ? Elle nous réveille avec « Soif » (Albin-Michel), qui fait sensation. Coutumière des listes des meilleures ventes, l’écrivain(e) médite. Bien qu’il se lise d’une traite –, tels les précédents Nothomb, vite ouverts, vite oubliés (sauf « Pétronille », autofiction faussement foutraque et vraiment subtile, deux femmes plus le champagne qu’elles adorent, deux esprits libres au féminin singulier, le contraire des poncifs et des clichés), Soif est, au contraire des précédents Nothomb, dérangeant, provocateur, voire scandaleux. Son narrateur n’est autre que Jésus. « Oui ma mère était pompette et cela lui allait bien », note le Christ, songeant à Marie, durant les noces de Cana. « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme c’est la peau », ajoute le Sauveur, revu et corrigé par la romancière. « On est quelqu’un de meilleur quand on a eu du plaisir, c’est aussi simple que ça », précise Jésus au souvenir de Marie-Madeleine, qu’il nomme « Madeleine », un homme ne pouvant doter la femme qu’il désire du prénom de sa mère. Il fallait oser. « Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel des nids, mais le fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête ». Amélie Nothomb a lu Ernest Renan (1823-1892), auteur d’une « Vie de Jésus », elle possède l’Alpha et l’Omega de la littérature biblique, elle chérit les grands auteurs chrétiens. N’avait-elle pas choisi Bernanos (1888-1948), pour son mémoire de thèse, à l’université de Louvain ?» Madeleine ! Comme j’aimerais passer cette dernière nuit avec elle », soupire ce Christ amoureux. Nothomb revisite la Passion à sa façon, point méchante ni blasphématoire, mais très mode au fond, c'est-à-dire empreinte d’une esthétique sans tabous. A chaque époque ses plaisirs. On peut préférer le Christ en peinture dans « Le Portement de Croix » de Pieter Brueghel l'Ancien (1564). Il n’en demeure pas moins que ce regard empirique à la Deleuze sur le Rédempteur attribue au narrateur de « Soif » (Jésus, donc) un corps, dont la place première, n’est -selon Amélie Nothomb- ni assez dite, ni assez « pensée » dans la religion catholique, malgré ce qu’implique l’Incarnation. La chair du Christ nous est révélée par le monologue intérieur de ce narrateur universel, et l’on n’a jamais entendu Jésus si prolixe quant à ses sensations et sentiments.Le condamné à mort nous confie sa douleur, ses fautes, sa peur. Sa soif, aussi, plus tard dans le récit (métaphore réussie : l’eau si l’on crève de soif, c’est Dieu). Jésus évoque son mépris pour ceux qu’il a aidés, sauvés, guéris, mais qui, non seulement n’en éprouvent aucune reconnaissance, mais le condamnent, justement parce qu’il leur a rendu service. La gratitude étant un grand sentiment, les petits ne l’éprouvent jamais. Le Rédempteur s’exprime d’une manière inédite. Son humanité ressemble à la nôtre. Son ressenti serait le nôtre en pareille situation, c'est-à-dire que le Christ de Nothomb « Humain trop humain » (cf. Nietzsche) est d’abord son corps, son expérimentation, dans la « logique des sensations. Le ressenti empirique du Christ s’exprimant sur le mode relâché des rues et quais de métro- le message que veut faire passer Nothomb n’en est que plus troublant.

Scandale ? Non, car l’esprit existe d’autant plus que notre corps l’abrite en étant l’arbitre de nos passions. Le corps est noble, beau, il occupe dans nos vies la première place, ce que la religion catholique – que connaît bien l’auteure, née dans une famille de diplomates pratiquants - n’a pas assez dit, semble penser la romancière. Aujourd’hui, Nothomb rend à César ce qui lui appartient. Elle rappelle ainsi qu’on a beau avoir lu tous les livres, la chair n’est pas triste. L’Eglise en a vu d’autres ; par les temps qui courent, attaquée de toutes parts, critiquée, rarement louée, l’Eglise (corps du Christ) a l’esprit large ; cette lecture irrévérencieuse des Evangiles ne vaudra ni opprobre, ni excommunication ou procès en sorcellerie à la romancière belge. `

D’autant plus qu’avec « Soif », Nothomb va répétant qu’il s’agit du « livre de sa vie », et qu’elle est portée « par un élan mystique ».Les églises vont-elle se remplir lorsque le clergérendra à la chair sa grandeur et son importance? « Un romancier est une personne qui pose des questions et non qui y répond » précisait Nothomb dans « Hygiène de l’assassin »/Albin Michel)Le corps, par lequel nous expérimentons la douleur, le plaisir, le corps dans lequel s’inscrit la possibilité des pensées les plus hautes, les plus nobles, comme les pourrissements les plus abjects, le corps, sans lequel le monde des idées ne peut exister, ce corpsqui est le nôtre, tel celui de Jésus fait homme, n’est ni bon ni mauvais, nous devons l’aimer, le respecter, en prendre soin, car sans lui, sans cette « écorce », donc, nous ne sommes plus, en tous cas sur terre. Beau programme. Nothomb aime Jésus à sa façon, qui peut déranger. Elle nous offre, ce faisant, dans une langue étudiée pour ne pas alourdir son propos (le questionnement philosophique concernant la prévalence de la chair sur l’esprit), un Jésus souffrant, titubant, criant de vérité(s).

Alors qu’une exposition consacrée à Francis Bacon(1909-1992)se tiendra à partir du 11 septembre au Centre Pompidou, à Paris, (« Bacon en toutes lettres »),sans doute faut-il se souvenir des propos de Gilles Deleuze (1981/La Différence)sur la chair souffrant vue par Bacon « Tout homme qui souffre est de la viande »…

A Saint Luc, appartiendra dans tous les cas le mot de la fin :«Tout est possible à celui qui croit

« Soif » par Amélie Nothomb, 152 pages, Albin-Michel/17,90 euros.

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