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Le président Volodymyr Zelensky et le président français Emmanuel Macron posant lors du sommet de la Communauté politique européenne au Palacio de Congreso à Grenade, dans le sud de l'Espagne en 2023.
Le président Volodymyr Zelensky et le président français Emmanuel Macron posant lors du sommet de la Communauté politique européenne au Palacio de Congreso à Grenade, dans le sud de l'Espagne en 2023.
©Handout / UKRAINIAN PRESIDENTIAL PRESS SERVICE / AFP

Géopolitico Scanner

Alors que les chefs d’Etat et de gouvernement se rassemblent pour la traditionnelle Conférence de Munich sur la sécurité, les Européens ont compris que l’invasion de l’Ukraine avait ouvert une nouvelle ère. Sans en avoir véritablement tiré les leçons stratégiques.

Viatcheslav  Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii est spécialiste des relations internationales et de la stratégie des affaires internationales.

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Atlantico : La guerre en Ukraine sévit depuis bientôt deux ans. Dans quelle mesure peut-on dire, aujourd’hui, que la Russie représente une menace pour l’Europe ? Le Kremlin se prépare-t-il à la guerre contre le Vieux-Continent ?

Viatcheslav Avioutskii : Globalement, ce qu’il faut prendre en compte, c’est le fait que depuis 2022 et l’échec initial de l’assaut russe contre l’Ukraine, l’économie russe s’est largement militarisée, ce qui signifie que les dépenses pour l’effort militaire ont augmenté largement. Ça se traduit par une augmentation de la production militaire. Ceci représentait déjà en soi une menace potentielle parce que en même temps du côté européen, malgré une annonce d’augmentation significative du budget militaire allemand et des annonces dans le même sens du côté de la France, je n’ai pas encore vu un effort coordonné. 

Le deuxième point très important, c’est le problème de perception, la Russie qui s'est engagée dans cette guerre contre l’Ukraine a déclaré de manière ouverte qu’elle ne mène pas une guerre contre l’Ukraine mais contre l’Occident. Il faut rappeler que l’Europe fait partie de l’Occident. Donc l’opinion publique russe en général est travaillée par une propagande très habile qui reprend un message erroné affirmant que l’Occident prépare une guerre contre la Russie. Déjà l’année dernière, au moment de la mobilisation, un parlementaire russe qui est à l’origine de la loi sur la mobilisation a bien mentionné que l’objectif de cette nouvelle loi, c'était la grande guerre, donc pas contre l’Ukraine. Même s’il ne l’a pas dit officiellement, cette mobilisation est faite pour se préparer à la guerre contre l’Occident, contre l’Europe. 

Outre la Russie, quelles sont aujourd’hui les menaces qui auraient de quoi inquiéter l’Europe ? Contre quoi (ou qui) faut-il se prémunir, se préparer (peut-être) à lutter ?

La menace principale aujourd'hui, Samuel Huntington la mentionne dans son ouvrage “Le choc des civilisations”, paru dans les années 1990 : c’est la rupture du lien transatlantique entre les Américains et les Européens. Globalement, qu'est-ce qu'on constate ? Aujourd'hui, les États-Unis se replient sur eux-mêmes. Ce repli a commencé à peu près à partir du début des années 2010, avec la volonté de se désengager du Moyen-Orient et aussi de l’Afghanistan. Alors que l’Europe reste exposée à la déstabilisation de cette région, par exemple sur la question des migrants et la déstabilisation des régions périphériques. Face au risque de rupture de ce lien, la menace principale, ce sont donc les faiblesses internes de l'Occident.

Que dire de la façon dont l’Europe et ses dirigeants appréhendent les menaces précédemment évoquées ? Malgré ce qui ressemble à un réveil sur la précarité de notre sécurité, peut-on vraiment dire de nos dirigeants, qu’ils se rendent bien compte de l’ampleur du problème ?

Je pense que certains pays européens ont une vraie vision internationale, comme la France, notamment. Un autre pays qui est très inquiet et qui agit assez souvent, c'est la Grande-Bretagne. L'Allemagne est dans une situation un peu plus ambiguë, parce que les élites politiques sont partagées. C’est quelque chose que l’on observe assez aisément quand on se penche un temps soit peu sur la réaction de ses Etats concernant la guerre en Ukraine. 

Globalement, encore une fois, les deux nations les plus conscientes de ces menaces, sont la Grande-Bretagne et la France. Et comme par hasard, il s'agit des deux seuls pays qui ont un vrai outil militaire performant, qui puisse représenter une force sérieuse face à la menace qui se profile à l’est.

Dans quelle mesure l’Europe et l’Union européenne peuvent-elles se retrouver paralysées pour des raisons politiques ou intellectuelles sur ces questions ? 

Lorsqu'on parle de l'Europe, on parle effectivement de l’Union européenne. Pour le moment, celle-ci apparaît relativement capable de formuler une politique claire. Lorsqu’elle formule cette politique, par exemple, par rapport à la guerre en Ukraine, on observe une sorte de consensus de tous les pays membres, y compris la Hongrie, qui sous une forte pression, a fini par revenir un peu dans le rang. Mais, même si l'Europe formule cette politique, elle est dépourvue de moyens, parce que le Vieux-Continent demeure invariablement placé sous le parapluie de l’OTAN, dont la moitié du potentiel militaire est concentré dans un seul pays qui n’est autre que les États-Unis. C'est donc aux pays membres de prendre conscience de ce qui est en train de se passer. 

Je crois qu'il faudra, à un certain moment, revenir au moteur franco-allemand qui pourrait théoriquement mobiliser les autres pays européens et ainsi permettre à l’Union de préparer sa défense face aux menaces précédemment évoquées.

Parmi les mesures réalistes qu’il serait possible de prendre figurent l’augmentation de toutes les dépenses militaires, pas seulement dans les grands pays, ainsi que la mutualisation du complexe militaire industriel. Troisième point important et réalisable : prendre exemple sur les pays baltes et construire des lignes de défense pour faire face à la Russie. Ces trois mesures, je pense que l'Europe est capable de les mettre en place et elles sont, pour certaines, déjà un peu engagées. 

La situation actuelle s’explique de plusieurs façons et les divisions, même au sein de l’OTAN, sont multiples. Ne perdons pas de vue que ce sont les Etats-Unis qui ont empêché l’émergence de l’alliance militaire européenne. Ils craignaient alors que l’OTAN ne se vide de son sang, puisque le sens même de l’alliance transatlantique repose sur les deux rives de l’Atlantique. Il faut aussi parler des nombreuses lignes de ruptures en Europe même, qui opposent des pays appartenant à trois groupes identifiés : les nations scandinaves, la Pologne et baltes ont une position jusqu’au-boutiste, contrairement à d’autres nations qui ont opté pour le choix de la négociation avec la Russie comme cela peut être le cas de l’Allemagne ou de la France. Enfin, il y a aussi les pays qui s’opposent clairement à toute mesure susceptible d’être perçue comme hostile à la Russie, de crainte de souffrir un embargo.

Naturellement, il faut aussi évoquer l’énorme machine bureaucratique que peut être l’Union européenne. Nous avons besoin de plusieurs mois de négociations pour nous mettre d’accord sur une politique économique, ce qui n’est guère engageant face à de tels enjeux. Pour autant, il y a tout de même matière à se montrer optimiste puisqu’un grand débat stratégique émerge en ce moment entre les pôles principaux de l’Europe. Il y est notamment question de comment nous pourrions utiliser l’arsenal nucléaire français si les Etats-Unis cessent de nous soutenir sur ce plan. De même pour la grande puissance industrielle allemande, susceptible d’assurer les approvisionnements en matériel à tous les pays qui participeraient à la défense du flanc Est. Enfin, la Pologne affiche aujourd’hui une armée assez puissante et assez d’hommes pour tenir tête, un temps au moins, au Kremlin.

Compte tenu des paralysies évoquées, faut-il redouter la possible réélection de Donald Trump à la Maison Blanche ? 

L'Union européenne n'a pas d’outil militaire. Le seul outil militaire dont elle dispose correspond à l'Alliance atlantique, qui ne coïncide pas à 100% avec l'Union européenne. Rappelons en effet que l'Alliance atlantique a été prévue comme une sorte de parapluie stratégique pour protéger l'Europe face à la menace soviétique pendant la Guerre Froide et que, depuis, l'Union européenne s’est davantage construite en tant qu’organisation commerciale et non en tant qu’union politique. Bien sûr, elle élabore plusieurs politiques communes, mais force est de constater qu’elle n’a pas d’armée sur laquelle s’appuyer. Quand Bruxelles annonce formuler une politique commune, cela relève avant tout de la posture et la guerre en Ukraine le montre bien : pour ne pas prendre le risque de se fâcher avec les Russes, il faut faire très attention aux propos tenus, de sorte à ne pas trop impliquer l’OTAN ou à ne pas le faire directement. Il revient donc à chaque pays de venir individuellement en aide à l’Ukraine plutôt que de faire appel à l’Organisation du traité atlantique nord. 

L’Europe, rappelons-le, c’est 27 politiques et positions différentes. Pendant longtemps, la Hongrie était très réticente à venir en aide à l’Ukraine. Elle s’est un temps limitée à la seule aide humanitaire. La Slovaquie a fait de même, après l’arrivée au pouvoir d’un nouveau leader davantage pro-russe qu’il n’est pro-ukrainien. Il va sans dire que l’Union européenne est un géant économique et commercial. C’est la première puissance mondiale, peu ou prou, en termes de PIB… mais elle demeure aussi un nain géopolitique, qui n’affiche que peu d'initiatives communes. Elle ne peut compter, à l’heure actuelle et à cet égard, que sur l’OTAN. Dès lors, il est évident que si le pays le plus fort de cette alliance commence à se comporter de manière inadéquate, comme Donald Trump pourrait être tenté de le faire s’il était élu une nouvelle fois, les choses pourraient tourner très mal pour l’UE. Nous serions pris au dépourvus face à une menace sans cesse plus précise à l’Est.

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