Faire de l’Arabie saoudite un champion des e-sports, dernier projet géopolitique en date de MBS. Mais pourquoi ?<!-- --> | Atlantico.fr
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L’investissement de l’Arabie saoudite dans le secteur vidéoludique, effectué par le prince héritier MBS, est dans la continuité du plan de développement « Vision 2030 » du royaume.
L’investissement de l’Arabie saoudite dans le secteur vidéoludique, effectué par le prince héritier MBS, est dans la continuité du plan de développement « Vision 2030 » du royaume.
©Sergei SAVOSTYANOV / POOL / AFP

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Mohammed ben Salmane aurait récemment engagé près de 40 milliards de dollars pour faire de l'Arabie saoudite le centre mondial des jeux vidéos.

Jason Delestre

Jason Delestre

Jason Delestre est doctorant à l’université de Lille et secrétaire général de l’Arefe (Association pour la recherche et les études francophones sur l’esport).

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Jean-Baptiste Guégan

Jean-Baptiste Guégan

Jean-Baptiste Guégan est consultant et enseignant en géopolitique du sport. Conférencier et auteur, il intervient fréquemment dans les médias généralistes (Le Monde, L'express, le Point, le Figaro, etc.), spécialisés ou sportifs (L'Équipe, France Football, Foot Mercato, RMC, etc.). ll est l'auteur et le directeur de plusieurs ouvrages sur le sport et ses enjeux comme Géopolitique du sport, une autre explication du monde ou Football Investigation, les dessous du football en Russie.

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Pierre Conesa

Pierre Conesa

Pierre Conesa est agrégé d’Histoire, énarque. Il a longtemps été haut fonctionnaire au ministère de la Défense. Il est l’auteur de nombreux articles dans le Monde diplomatique et de livres.

Parmi ses ouvrages publiés récemment, Docteur Saoud et Mister Djihad : la diplomatie religieuse de l'Arabie saoudite, Robert Laffont, 2016, Le lobby saoudien en France : Comment vendre un pays invendable, Denoël, Vendre la guerre : Le complexe militaro-intellectuel, Editions de l'Aube, 2022.

 

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Atlantico : Mohammed ben Salmane fait le pari des e-sports pour son pays. Il aurait récemment engagé près de 40 milliards de dollars pour faire de l'Arabie saoudite le centre mondial des jeux vidéos. C'est plus d'argent que ce qui a été dépensé pour devenir un acteur mondial dans le football, le golf et autres sports. Pourquoi ces investissements dans les jeux vidéo ? quel est l'objectif ? 

Jason Delestre : L’investissement de l’Arabie saoudite dans le secteur vidéoludique, effectué par le prince héritier MBS, est dans la continuité du plan de développement « Vision 2030 » du royaume. Ce projet souhaite notamment diversifier l’économie du pays par le biais de différents moyens, dont le sport, la culture et les jeux vidéo. Ces derniers font de l’Arabie saoudite la première puissance moyen-orientale du secteur avec un marché national valorisé à plus d’un milliard de dollars il y a trois ans. Sur les 38 milliards de dollars annoncés, près d’un tiers devrait être utilisé pour l’acquisition d’un éditeur de jeux vidéo. Lequel ? À ce jour, aucune réponse n’a été officialisée par l’Arabie saoudite. Si un tel rachat voit le jour, le statut du pays prendrait une nouvelle dimension dans l’écosystème du jeu vidéo. Les investissements pécuniers dans ce dernier font écho aux actions humaines orchestrées dans l’esport par le frère de MBS, Faisal ben Bandar, qui est l’actuel président de la fédération e-sportive du pays, de la fédération arabe, de l’une des fédérations internationales (IESF), et le membre honoraire du conseil d’administration d’une autre fédération internationale (GEF). Au-delà de ses fonctions, cet autre prince a mis en place le développement et l’essor de l’esport dans son pays, permis la création de compétitions e-sportives internationales dont Gamers8 et Riyadh Masters, et la tenue de tournois mondiaux comme les Global Esports Games en 2023. Depuis environ quatre ans, la prise de pouvoir de l’Arabie saoudite dans l’esport et le jeu vidéo est tentaculaire. 

Jean-Baptiste Guégan : Le premier objectif, c’est d’abord de parler à sa jeunesse qui est très connectée et sportive. Les saoudiens sont, dans le Golf, le pays le plus connecté. Le deuxième, c’est que le secteur de l’e-sport est aussi un secteur d’avenir. Le troisième, c’est que c’est aussi une industrie. Une industrie qui pèse énormément et qui se relie à toute la dimension technologique. Il y a donc un intérêt stratégique à aller sur le e-sport. C’est du jamais vu pour un acteur à l’avant scène des investissements électroniques.

Quel bénéfice domestique comme étranger ?

Jean-Baptiste Guégan : C’est un moyen de rajouter une corde à l’arc du divertissement global saoudien. Leur objectif est simple : nos loisirs sont leur avenir. Cette logique là est évidente. Ajouter du e-sport au reste, c’est compléter la palette et surtout préparer l’avenir.

Jason Delestre : Le principal bénéfice hybride visé est d’attirer des entreprises mondialement reconnues, dont Tencent, Epic Games, Razer, afin de légitimer la nouvelle place de l’Arabie saoudite dans le milieu vidéoludique. D’un point de vue domestique, les investissements effectués et annoncés contribuent et contribueraient à la diversification de l'économie saoudienne, qui cherche à réduire sa dépendance vis-à-vis des industries pétrolières. Le développement de l'industrie du jeu vidéo entraînerait la création d'emplois dans des domaines tels que la conception de jeux, la programmation, le marketing, et la gestion d'événements e-sportifs. D’ailleurs, le pays prévoit la commercialisation d’une trentaine de jeux vidéo locaux d’ici 2030. Les fonds alloués à l'éducation et à la formation dans le domaine du jeu vidéo et de l'esport pourraient également contribuer au développement d’une main-d'œuvre qualifiée localement. Ses investissements pourraient encourager l'innovation technologique et créative, en favorisant le développement de compétences liées à la conception de jeux et aux technologies de pointe. D’un point de vue international, les investissements saoudiens pourraient encourager davantage de collaborations, favorisant ainsi les partenariats entre les entreprises locales et des acteurs étrangers de l'industrie du jeu vidéo. Des actions similaires existent dans l’esport grâce au développement de l’équipe locale Falcons à l’international. Également, en investissant dans des jeux et des événements e-sportifs, comme elle le fait depuis plusieurs années, l'Arabie saoudite accroît son rayonnement culturel à l'échelle mondiale, attirant l'attention sur sa scène e-sportive et son industrie du jeu. L'organisation de tournois e-sportifs de renommée mondiale attirent alors des touristes internationaux, contribuant ainsi à l’économie du secteur touristique, l’un des piliers souhaités par MBS dans le projet Vision 2030. Enfin, depuis la pandémie mondiale, l’Arabie saoudite s’imposant progressivement comme une terre d’accueil de compétitions e-sportives en y allouant des gains financiers conséquents, le pays pourrait participer plus généralement au monde numérique en expansion, incluant des retombées économiques considérables pour le royaume et favorisant la coopération technologique et le transfert de compétences entre l'Arabie saoudite et d'autres acteurs internationaux. 

Pierre Conesa : Après le problème de la succession, Mohammed ben Salmane (qui n’est pas encore roi) veut apparaître comme le prince héritier. A l’étranger, il a cette image du beau gosse modernisateur alors qu’il a toujours tout fait en Arabie saoudite. Il n’a jamais vécu à l’étranger. En interne, MBS doit imposer sa légitimité. Investir dans les jeux vidéos, c’est une petite modernisation qui provoque un petit bouillonnement. Il y a des pour et des contre. Mais ne vous y trompez pas. MBS tient ses conservateurs. L’Arabie saoudite a d’ailleurs exécuté 170 condamnés à mort en 2023. 

L'Arabie saoudite veut-elle utiliser les jeux vidéos comme nouvel outil de soft power ? 

Jason Delestre : L'Arabie saoudite peut tout à fait utiliser les jeux vidéo comme un nouvel outil de soft power à l'instar du Japon depuis les années 1980, de la Corée du Sud avec sa "k-culture" depuis une vingtaine d'années, ou encore de la France avec sa gastronomie. Les jeux vidéo deviennent un moyen, d'attirer dans le pays des investisseurs reconnus, d'exporter sa culture à l'étranger, ou encore d'influencer positivement son image à l'échelle mondiale, bien souvent ternie par des faits divers néfastes pour le royaume saoudien comme l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en 2018 ou le projet NEOM brièvement « soutenu » par Blast et LEC. Le pays cherche à utiliser les jeux vidéo comme un levier de pouvoir en investissant massivement dans des entreprises du secteur. Par exemple, en 2020, 3,3 milliards de dollars ont été injectés dans l'acquisition de parts d'éditeurs américains (Take-Two Interactive, Activision Blizzard, Electronic Arts), puis environ un milliard l'année dernière pour glaner 5 % de Capcom et de Nexon, avant d'acquérir 96,18 % de SNK Corporation entre temps, l'éditeur japonais à l'origine du jeu vidéo The King of Fighters. 

Jean-Baptiste Guégan : C’est déjà le cas, mais ce n’est pas que ça. Derrière le soft, il y a aussi des puissances globales. Les e-sports, c’est de l’électronique, des logiciels, de l’infrastructure, des connectiques, de la connexion Internet… C’est de la nouvelle technologie. Il y a une volonté saoudienne d’être présent dans le domaine technologique. Il ne faut pas oublier dans quoi l’Arabie saoudite a investi. C’est le deuxième actionnaire de Nintendo par exemple. Les saoudiens sont présents partout. Ils investissent de manière stratégique dans les acteurs qui vont faire l’économie de demain. L’e-sport en fait partie. Ça permet aussi de travailler leur image.

Dans un pays où certains jeux vidéos sont censurés (exemple de Final Fantasy XVI), ce positionnement de l'Arabie saoudite surprend. Quel risque politique en interne pour MBS ?

Jason Delestre : L'Arabie saoudite connait une forte influence religieuse, tant dans la vie quotidienne que dans la sphère politique, les élites religieuses pourraient alors exprimer des préoccupations quant à l'impact des jeux vidéo sur la moralité et les valeurs islamiques. MBS pourrait être confronté à des défis pour équilibrer les intérêts culturels et économiques avec les préoccupations religieuses. Également, au sein du peuple, certains Saoudiens pourraient saluer cette ouverture culturelle, tandis que d'autres pourraient voir cela comme contradictoire avec la censure d'autres formes de divertissement (livres, films, séries). Il y a près de deux ans, le pays avait réclamé à Netflix le retrait de contenus jugés offensants sur la plateforme, totalement contraires aux valeurs islamiques et sociétales. Enfin, les conservateurs et les "anciens" pourraient également critiquer cette approche, à l'instar de la sphère religieuse. 

Jean-Baptiste Guégan : Aucun risque politique selon moi. Pour MBS, c’est que du bénef. Les plus conservateurs ne comprennent pas ce qu’il fait. Tout le monde pense que ce n’est que du jeu vidéo. Or, c’est bien plus que ça. L’e-sport lui sert d’ouverture à la modernité, sans distinction entre hommes et femmes grâce au contact et au réseau Internet. C’est ce que la jeunesse saoudienne demande. MBS va dans ce sens parce que c’est le socle de son pouvoir sur les 30 prochaines années. Il n’est pas encore roi, mais il va le devenir

Pierre Conesa : Vous avez des gens qui trouvent cette modernisation très bien. D’autres considèrent que ça ne va pas du tout et que MBS est en train de tuer le système. Il y a tout un bouillonnement mais il n’y a pas de grands mouvements sociaux à l’horizon. Ce qui est possible cependant, c’est une lutte de clans à l’intérieur de la famille royale. Pour l’instant, MBS tient tous ses opposants parce que les jeux vidéos ne vont pas non plus bouleverser la vie quotidienne des Saoudiens. Ce qui choque, c’est la femme qui veut se dévoiler ou l’homme qui demande sa liberté de conscience. Ça, ce sont des lignes rouges. Par ailleurs, les jeux vidéos se jouent aujourd’hui en réseau. Difficile à censurer. C’est quand même une espèce d’ouverture sur le monde. 

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