Une partie d’Al-Qaïda au secours de Bachar Al-Assad : l'explication d'un paradoxe moins étonnant qu'il n'y paraît<!-- --> | Atlantico.fr
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Bachar Al-Assad.
Bachar Al-Assad.
©Reuters

Alliés improbables

Alors que la division de la rébellion syrienne s'accroît de jour en jour, plusieurs accusations commencent à se porter sur le groupe djihadiste de l'Etat Islamique au Levant (EIIL), dans la mouvance d'Al-Qaida, qui serait de mèche avec le régime d'Assad afin de mieux saper la rébellion.

David Rigoulet-Roze

David Rigoulet-Roze

David Rigoulet-Roze est chercheur associé à l'IRIS et chercheur rattaché à l'Institut français d'analyse stratégique (IFAS) et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques (L'Harmattan).

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Atlantico : Alors que la division de la rébellion syrienne s'accroît de jour en jour, plusieurs accusations commencent à se porter sur le groupe djihadiste de l'Etat Islamique au Levant (EIIL), dans la mouvance d'Al-Qaida. D'aucuns affirment ainsi que la mouvance serait en vérité de mèche avec le régime d'Assad afin de mieux saper la rébellion. De telles affirmations sont-elles fondées ?

David Rigoulet-RozeL'Orient, ou plus spécifiquement le « Levant » comme on qualifie parfois la Syrie, est un jeu d'ombres dans lequel il est particulièrement difficile de déterminer avec exactitude qui sont les réels marionnettistes tirant les fils des seconds rôles de la pièce tragique qui se joue actuellement. Au point que subsiste toujours le soupçon du false flag (« fausse bannière »° derrière les agissements des uns et des autres. C'est notamment le cas pour le groupe djihadiste terrifiant connu sous le sigle EIIL (Etat islamique en Irak et au Levant) selon son acronyme français, ISIS (Islamic State of Iraq and the Levant) selon son acronyme anglo-saxon et DAESH selon son acronyme arabe (ad Dawla al-Islâmiyya fi al-’Iraq wa-sh-Sham).

D'aucuns affirment en effet que, par-delà sa logique d'affichage djihadiste prônant prioritairement un combat sans pitié contre l'ennemi « hérétique » - c'est-à-dire en fait chiite, que cela soit en Irak gouverné par le pouvoir arabo-chiite de Nouri Maliki et/ou en Syrie gouverné par le pouvoir alaouite de Bachar al Assad - l'alaouisme constituant une branche dérivée du chiisme duodécimain -, cette mouvance opaque aurait paradoxalement des accointances avec le régime qu'il voue par ailleurs à la destruction.

Ce soupçon de collusion n'est pas nouveau mais elle prend de plus en plus de consistance au gré des derniers événements du début janvier 2014 ayant vu la majorité des insurgés syriens dits « nationalistes » ainsi qu'« islamistes » et « salafistes » confondus, voire djihadistes du Jabhat al-Nosra (« Front al-Nosra »), s'allier contre l'EIIL présenté comme un danger mortel à même de disqualifier la nature du projet « révolutionnaire » de 2011, mais s'inscrivant dans un cadre « national » car visant d'abord et avant tout au renversement du régime honni de Bachar al Assad. A contrario de l'EIIL qui manifeste son ambition d'établir un Califat transnational à cheval sur les deux pays.

Le 1er janvier 2014, l'opposition syrienne avait explicitement accusé l'EIIL d'être « étroitement lié » au régime de Bachar el-Assad que ce groupe djihadiste n'est pas empressé  de combattre selon elle. Cette accusation, qui constituait la première du genre de la coalition anti-régime citant nommémemt l'EIIL, intervenait en réaction à la torture et meurtre par ce groupe d'un médecin rebelle respecté dans le nord de la Syrie. La Coalition avait ainsi rapporté que ce médecin rebelle, Hussein al-Sleimane, alias Abou Rayyane, avait été capturé par l'EIIL à Maskana dans la province d'Alep et tué par balles non sans avoir après avoir préalablement subi « les pires tortures ». Selon l'Observatoire syrien des droits de l'Homme (OSDH) dirigé par Rami Abdel Rahmane et basé à Londres, le médecin était l'un des responsables de la brigade islamo-salafiste Ahram al Cham, (« Libres du Levant »).

Son corps avait été remis par l'EIIL la veille dans le cadre d'un échange de prisonniers. « L'EIIL est étroitement lié au régime terroriste et sert les intérêts de la clique de Bachar el-Assad de manière directe ou indirecte », n'avait pas hésité à affirmer la Coalition de l'opposition (CNS) dirigée par Ahmed Jarba dans un communiqué. « Le meurtre de Syriens par ce groupe ne fait plus aucun doute sur les motivations derrière sa création, ses objectifs et les agendas qu'il sert, ce qui confirme la nature de ses activités terroristes et hostiles à la révolution syrienne », poursuivait-elle. Et d'appeler tous les rebelles ayant rejoint l'EIIL à abandonner ses rangs et à la « poursuite en justice des leaders de cette organisation terroriste tout comme les criminels du régime »[1].

On peut naturellement ne voir dans ce type d'accusation qu'un moyen facile de minimiser les échecs militaires voire politiques de ladite opposition. Mais ce serait top simple et sans doute peu conforme à la réalité. D'ailleurs, plus récemment, le 19 janvier 2014, c'est le ministre des Affaires étrangères turc en personne, Ahmet Davutoglu, qui a déclaré que le régime Assad soutenait l’organisation baptisée EIIL en lien avec la mouvance d'Al-Qaïda[2]. Se trouvant à Mersin pour la conférence des Ambassadeurs (13-19 janvier 2014), Ahmet Davutoglu répondait aux questions des journalistes.

Evaluant la tension à la frontière turque entre l’EIIL et l’Armée syrienne libre (ASL) ou ce qu'il en reste, Ahmet Davutoglu avait expliqué à cette occasion qu’il y avait en effet des développements significatifs. « Les choses qui se produisent au nord de la Syrie sont nettes. D’abord le régime bombarde puis l’EIIL arrive. C’est une coopération nette » avait-il pris soin de préciser. Ironie de la situation, la Turquie avait également été pour sa part accusée un temps d'avoir apporter son soutien à l'EIIL par crainte de l'autonomisme kurde. En septembre 2013, Selahattin Demirtas, le coprésident du BDP (Parti kurde de la paix et de la démocratie), proche du PKK (« Parti des travailleurs du Kurdistan »), avait ainsi dénoncé le soutien d’Ankara aux combattants de l'EIIL et au Front al-Nosra dans les combats qui les opposaient aux milices kurdes syriennes du PYD (« Parti de l'union démocratique) dans le nord de la Syrie. « La frontière turque est grande ouverte » aux djihadistes, qui « sans le soutien turc n'auraient pas pu tenir une semaine »[3].

Le fait est qu'Ankara ne voyait pas forcément d'un mauvais œil l'EIIL assiéger les milices affiliées au PKK pour le contrôle des villes frontalières de Kobani (Aïn-Al-Arab) et de Sere Kaniye (Ras-Al-Aïn). « La Turquie utilise ces bandes  armées pour faire la guerre contre nous. Elle leur donne des balles et des mortiers. Tout cela est fait au grand jour », avait affirmé, dans le quotidien turc Taraf (« Partie »), Saleh Muslim, le président du PYD, la branche syrienne du PKK[4]. Les enquêtes menées depuis par des journalistes des quotidiens d'Hurriyet (« La Liberté ») et deRadikal (« Radical ») ont pu confirmer l'implication du Millî İstihbarat Teşkilatı (« Organisation du renseignement national), plus connu sous l'acronyme MIT - c'est-à-dire des services de renseignements turcs dirigés par Hakan Fidan, un proche d'Erdogan - mais ausside responsables de l'association islamiste Humanitarian Relife Foundation (IHH) proche du gouvernement islamo-conservateur de l'AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi/« Parti de la justice et du développement »), dans l'acheminement d'armes aux rebelles syriens dont groupes extrémistes liés aux réseaux djihadistes[5].

Les choses ont certainement changé depuis, un résultat notamment sur pression américaine - Barack Obama avait exprimé son mécontentement à Recep Tayyin Erdogan lors de sa visite à Washington en mai 2013, après une rencontre à Ankara en mars de la même année entre le Secrétaire d'Etat John Kerry et Ahmed Davotoglu - mais pas seulement, car les Turcs sont en train de réaliser que ceux qu’ils ont soutenus voire armés peuvent désormais leur causer d'énormes problèmes en termes de déstabilisation interne. Ce que les Anglo-saxons qualifient de blow-back (« effet retour »). « Après avoir considéré que tous les ennemis de Bachar al-Assad étaient ses amis, la Turquie a opéré un revirement, estime Sinan Ulgen, directeur du think-tank turc Edam (Centre d'études économiques et de politique étrangère ). Elle s'est rendu compte des conséquences qu'une telle politique avait sur ses alliés et des risques pour sa propre sécurité »[6]. Après avoir longtemps reproché à Ankara une responsabilité dans l'installation de ces factions radicales, le précit" Saleh Muslim avait reconnu, début novembre 2013, dans le même quotidien turc Taraf que « les combattants djihadistes [n'arrivaient] plus de Turquie comme avant »[7]. Le 29 janvier 2014, l'armée turque avait d'ailleurs bombardé avec des avions de chasse F-16 des positions de l'EIIL le long de la frontière turco-syrienne. Ce n'était pas le premier du genre. L'armée turque avait affirmé à cette occasion avoir déjà procédé à des opérations similaires à deux reprises, d'abord le 15 octobre 2013, puis de nouveau le 8 janvier 2014. La correspondante à Istanbul de la chaîne qatarie Al-Jazira - dont le pays était constitutif du binôme à l'origine d'un axe turco-qatari anti-Bachar al Assad - estimait qu'une telle attaque constituait d'une certaine manière un tournant : « Il s’agit-là de combattants longtemps ignorés par la Turquie. De fait, Ankara se bat désormais contre les mêmes groupes qui lui ont permis d’entrer en Syrie ». Alors si l'ambiguïté semble en passe d'être levée concernant l'attitude de la Turquie, la question demeure de savoir d'où provient la persistance de la capacité de nuisance de groupes comme l'EIIL qui sont susceptibles d'être instrumentalisés simultanément par des acteurs par ailleurs résolument opposés, dont le régime syrien lui-même aussi paradoxal que cela puisse paraître de prime abord.

Quel serait concrètement l'intérêt stratégique pour l'alaouite Bachar al Assad de soutenir une mouvance sunnite radicale officiellement opposée à son règne ?

A première vue, il paraît difficilement concevable qu'un mouvement djihadiste extrémiste tel que l'EIIL puisse bénéficier d'une forme quelconque de soutien indirect et moins encore direct de la part du régime syrien. En effet, ce dernier n'a eu de cesse, depuis la militarisation de la rébellion à la mi-2011, de présenter son combat comme une lutte sans merci contre des « terroristes » en refusant d'appréhender le conflit en cours comme un soulèvement populaire ni même comme une guerre civile mais en le présentant comme un « complot fomenté de l’extérieur » , comme une « conspiration internationale » instrumentalisant des « terroristes » pour faire tomber un régime en « guerre contre le terrorisme », somme toute dans la lignée post-11 septembre 2001.

Mais en Orient, les choses sont loin d'être aussi manichéennes et l'on n'est pas toujours à un paradoxe près. De fait, le peu d'empressement de l'EIIL à combattre les troupes de Bachar al-Assad ont fait naître très tôt des soupçons de collusion supposée avec le régime syrien. Il n'est pas inutile de rappeler que l'actuel EIIL se présente comme le prolongement à la fois géographique et idéologique de son précurseur dénommé l'Etat islamique en Irak (EII) fondé en  octobre 2006 sur les ruines de la branche mésopotamienne d’al-Qaïda (Al Qaeda fi bilad ar Rafidayn/« Al-Qaïda au pays des deux fleuves[8]) créée par le sanguinaire Abou Moussa al-Zarqawi[9] tué par un bombardement américain le 7 juin 2006.

Or, on peut relever également que le chef officiel de la maison-mère d’al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, qui avait pourtant fait en 2007 de l'EII la branche officielle de l'organisation en Irak dirigée par Abou Omar Al-Baghdadi jusqu'à sa mort en mai 2010 encore lors d'un bombardement américain, déniera officiellement le 2 février 2014 cette légitimité à l'EIIL - comble du paradoxe - en l'accordant a contrario au Jabhat al-Nosra. Ce dernier fut fondé le 23 janvier 2012 et se désigne également, depuis novembre 2013, sous l'acronyme AQAL (« al-Qaïda au Levant », de l'arabe al-Qaïda Bilad ash-Sham).

L'année 2010 marqua une repli de l'EII à la direction duquel avait succédé un autre Al Baghdadi, à savoir Abou Bakr Al-Baghdadi. Un temps en déclin, l'EII s'est alors retranché dans les zones rurales et désertiques des provinces d'al-Anbar et de Ninive, à majorité sunnite. C'est à la faveur du conflit syrien que le groupe devait reprendre de la vigueur, la militarisation du conflit allant susciter un afflux de combattants djihadistes, locaux et/ou étrangers. Une militarisation attendue sinon « préméditée » par le régime de Bachar al Assad parce qu'il se trouve alors dans une configuration qui lui sied davantage pour justifier l'écrasement de toute forme de sédition.

Lorsqu'en janvier 2012 est créé le Jabhat al-Nosra, groupe djihadiste majoritairement composé de combattants syriens - dont nombre des militants libérés de prison par Bachar Al-Assad en avril 2011 - et irakiens, l'EII s'attribue la paternité de cette création. Entre les deux groupes existe de fait une porosité importante. Le 9 avril 2013, Abou Bakr al-Baghdadi, émir de l'EII annonça par un enregistrement vocal que le Jahbat al-Nosra ne serait qu’une couverture pour les activités de l’EII en Syrie : « Il est temps de proclamer aux Levantins et au monde entier que le Jahbat al-Nosra est en réalité une branche de l’Etat islamique d’Irak ».

Baghdadi annonça également que désormais les deux groupes djihadistes avaient vocation à fusionner sous l’unique appellation d’Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL). Une politique du fait accompli refusée par le chef du Jahbat al-Nosra, Abou Mohammad al-Joulani, qui n’était pas favorable à une telle fusion, sans doute de peur de se retrouver marginalisé dans la nouvelle organisation après ce qui aurait pu s'apparenter à une forme de « fusion-acquisition ». Il admettait cependant avoir combattu en Irak sous les ordres de Abou Bakr Al-Baghdadi, et que le Jahbat al-Nosra avait bien reçu des armes, des combattants et des fonds de l’EII[10].

Pour se préserver Abou Mohammad al-Joulani renouvela alors son allégeance à Ayman al-Zawahiri, de façon à obliger ce dernier à adopter une position d’arbitre. Ayman al-Zawahiri prit finalement le parti d'Abou Mohammad al-Joulani et intima à Abou Bakr Al-Baghdadi de demeurer uniquement en Irak, ce que celui-ci refusa de faire.C'est directement ce qui conduisit le chef de la maison-mère d'Al-Qaïda, le 2 février 2014, en quelque sorte à « désaffilier » l'EIIL de l'organisation centrale. Une décision qui ne manqua pas d'alimenter les spéculations sur ce qui se cache réellement derrière l'EIIL. Et c'est là que l'on retrouve le soupçon de manipulation de la part du régime syrien. A fortiori lorsque l'on relève que l'EIIL s'est souvent étrangement tenu à l'écart des combats entre insurgés et troupes loyalistes de Bachar al-Assad.

Ainsi que le soulignent certains observateurs, il « devenu rapidement évident que les avions de l’armée syrienne survolaient les bases connues de tous de l’EIIL, sans les viser, avant de bombarder quelques kilomètres plus loin des positions rebelles »[11]. C'est le cas notamment le cas à Raqqa (Est de la Syrie) sous le joug de l'EIIL depuis mai 2013 et où le bâtiment abritant le siège du gouvernorat occupé par les responsables de l'EIIL était systématiquement épargné alors que les alentours faisaient l'objet de bombardements meurtriers répétés.

D'autres éléments troublants vont dans le sens de ces interrogations sur une éventuelle collusion. Comme le souligne Ignace Leverrier, ancien diplomate en poste à Damas et créateur d'un blog sur la Syrie intitulé Un œil sur la Syrie[12], « Ils appliquent exactement les mêmes méthodes de torture que les moukhabarat (services de renseignements) du régime de Bachar el-Assad »[13].

Ayant l'ambition déclarée d'établir d'un émirat islamique dans le nord de la Syrie, qui serait le prologue à l'instauration d'un vaste califat à cheval sur la djézireh syrienne et les provinces sunnites d'An Anbar et de Ninive à l'ouest de l'Irak, les fanatiques de l'EIIL ne conçoivent pas de s'imposer autrement que par la terreur comme dans leur fief de Raqqa : exécutions par décapitation sur la place publique filmées et largement diffusées sur internet, enlèvements de jeunes insurgés anti-Bachar emprisonnés et/ou portés disparus.

C'est comme s'ils faisaient tout pour conforter la propagande anti-terroriste du régime et/ou pour faire regretter la situation ante, c'est-à-dire prévalant avant la révolte de mars 2011, ce qui peut soulever la question d'une complicité objective entre ces extrémistes et le régime de Bachar el-Assad, surtout lorsque les forces loyalistes s'abstiennent manifestement de tenter de reprendre certaines villes tombées aux mains des djihadistes.

Selon le témoignage d'un activiste anti-EIIL originaire de Raqqa : « A mon avis, Bachar el-Assad a lâché Raqqa pour en faire un exemple du chaos qui s'installerait après lui ». Et de relever un autre fait pour le moins troublant : « Ceux qui hier jouaient les séides des services de sécurité du régime rejoignent aujourd'hui l'Etat islamique en Irak et au Levant. C'est la raison pour laquelle ils dissimulent leur visage sous une cagoule noire »[14]. Mais les djihadistes de l'EIIL ont néanmoins peut-être franchi un point de non-retour avec l'exécution du médecin rebelle Hussein al-Sleimane, alias Abou Rayyane, alias Abou Rayyane, après lui avoir fait subir les « pires tortures » selon les termes de la CNS (Coalition nationale syrienne).

C'est ce qui a été à l'origine d'une nouvelle dynamique « intra-insurrectionnelle » dans le conflit syrien - d'aucuns ont parlé un peu hâtivement d'ailleurs d'une « deuxième  révolution » - laquelle a conduit à la constitution début janvier 2014 d'alliances multiformes pour lutter contre l'ordre de « terreur » instauré par l'EIIL. Mais là encore ce n'est pas nécessairement au détriment des forces du régime. Comme le souligne le chercheur Romain Caillet : « Ces combats forcent les brigades rebelles à combattre sur deux fronts ». Et d'ajouter : « Et il leur sera désormais très difficile de résister à une offensive de l’armée syrienne sur Alep »[15]. Finalement l'instrumentalisation de l'EIIL relèverait d'une certaine logique stratégique, également opératoire dans l'Irak voisin où le pouvoir arabo-chiite de Nouri al-Maliki se trouve aux prises avec la même organisation djihadiste et probablement selon les mêmes modalités. D'une certaine manière la lutte contre l'EIIL est indissociable de la justification de la politique répressive mise en oeuvre dans les deux pays contre une forme d'insurrection sunnite. Là aussi, on ne peut exclure certaines manipulations de l'EIIL afin de mieux pouvoir bénéficier d'une sorte de compréhension « occidentale » face à la nature du danger représenté par Al Qaïda en général, et l'EIIL en particulier. Alors que certaines sources mentionnent régulièrement l'aide financière supposée de « généreux donateurs » des pétro-monarchies qui aurait été canalisée par le chef des services secrets saoudiens, le prince Bandar bin Sultan, au profit de la mouvance djihadiste en Irak jugée seule à même de déstabiliser le pouvoir chiite de Nouri al Maliki, d'autres vont jusqu'à évoquer le fait que l'EIIL puisse - non sans paradoxe - être aiguilloné simultanément en sous-main par le fantomatique général iranien Qassem Suleimani, le chef de la force Al-Qods", l'élite des Pasdarans opérant à l'étranger, que cela soit en Syrie et/ou en Irak[16]. Et ce, nonobstant l'appui explicitement assuré et renouvelé début janvier 2014 par l'Iran au régime du même Nouri al Maliki, confessionnellement proche de Téhéran. Sur fond du rapprochement qui s'esquisse avec les Etats-Unis dans le cadre des négociations sur le nucléaire iranien depuis la fin de l'année 2013, n'est-ce pas là un subtil moyen de renforcer cette dynamique d'intérêts objectivement convergents au profit de Téhéran, à la fois à Bagdad et à Damas ? En visite au Moyen-Orient, le secrétaire d'Etat américain John Kerry avait déclaré également début janvier 2014 que les Etats-Unis étaient « très, très préoccupés » par la montée en puissance de l'EIIL en Irak. « Ce sont les acteurs les plus dangereux dans la région », avait-il ajouté en évoquant « leur barbarie » et « leur brutalité ». « Les États-Unis continueront d'être en contact étroit » avec les autorités irakiennes. Et de préciser : « nous les aiderons dans leur combat, mais c'est un combat qu'elles doivent à terme gagner elles-mêmes et j'ai confiance dans le fait qu'elles peuvent y parvenir ». Nouri al-Maliki n'a-t-il pas demandé et obtenu de la part des Etats-Unis une aide militaire accrue, notamment la vente de 24 hélicoptères avec leurs équipements et pièces détachées ainsi que celle de 480 missiles Hellfire, une arme antichar qui peut être tirée depuis des hélicoptères ou des avions ? « Cette proposition de vente soutient les intérêts stratégiques des États-Unis en fournissant à l'Irak des moyens essentiels pour se protéger contre les menaces terroristes et conventionnelles et améliorer la protection des infrastructures pétrolières clés », justifiait dans un communiqué l'Agence de coopération de défense et de sécurité (DSCA), chargée des ventes d'armes à l'étranger.

Et pour revenir finalement à la Syrie, on saisit bien ce que peut être la stratégie de maintien au pouvoir de Bachar al Assad avec l'aval des grandes puissances qui, par-delà leurs importantes différences, sont néanmoins susceptibles de se trouver des intérêts communs dans leur combat contre la menace « terroriste » globalisée.



[1]              Cf. « L'opposition syrienne accuse les jihadistes de l'EIIL d'être des suppôts  du régime, 2 janvier 2014 (http://www.lorientlejour.com/article/848865/lopposition-syrienne-accuse-les-jihadistes-de-leiil-detre-des-suppots-du-regime.html).

[2]              Encore faut-il préciser que le chef officiel d'Al-Qaïda Ayman Zawahiri a offciellement désavoué l'EIIL groupe djihadiste opérant en Syrie et accusé par l'opposition de faire le jeu du régime de Bachar Al-Assad, affirmant explicitement qu'il ne faisait pas partie du « canal-historique » d'Al-Qaïda. L'EIIL « n'est pas une branche d'Al-Qaïda, n'a aucun lien organisationnel » avec le réseau, qui « n'est pas responsable de ses actions », avait-il ainsi tenu à affirmer un communiqué mis en ligne le 2 février 2014 sur les sites djihadistes. Le chef d'Al-Qaïda Ayman Zawahiri avait déjà affirmé que le « Front al-Nosra » en revanche était désormais la seule branche du réseau en Syrie, désavouant ouvertement les prétentions hégémoniques de l'l'EIIL, combattant à la fois en Irak et au Levant, contrairement au premier.

[3]              Cf. Guillaume Perrier, « Syrie : le jeu ambigu de la Turquie avec les groupes extrémistes », in Le Monde, 30 octobre 2013 (http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2013/09/30/syrie-le-jeu-ambigu-de-la-turquie-avec-les-groupes-extremistes_3487073_3218.html).

[4]              Cf. Guillaume Perrier, « Syrie : le jeu ambigu de la Turquie avec les groupes extrémistes », in Le Monde, 30 octobre 2013 (http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2013/09/30/syrie-le-jeu-ambigu-de-la-turquie-avec-les-groupes-extremistes_3487073_3218.html).

[5]              Cf. Hélène Sallon, « L'étrange soutien de la Turquie aux réseaux djihadistes de Syrie », in Le Monde, 24 janvier 2014.

[6]              Cf. Laure Marchand, « Les liaisons dangereuses d'Ankara avec les djihadistes », in Le Figaro, 12 novembre 2013 (http://www.lefigaro.fr/international/2013/11/12/01003-20131112ARTFIG00562-les-liaisons-dangereuses-d-ankara-avec-les-djihadistes.php).

[7]              Cf. Laure Marchand, « Les liaisons dangereuses d'Ankara avec les djihadistes », in Le Figaro, 12 novembre 2013 (http://www.lefigaro.fr/international/2013/11/12/01003-20131112ARTFIG00562-les-liaisons-dangereuses-d-ankara-avec-les-djihadistes.php).

[8]              Le terme de Rafidhas désignant péjorativement ce pays majoritairement peuplé de Chiites.

[9]              Il est intéressant de relever qu’un beau-frère de l’ancien dirigeant d’« Al-Qaïda au pays des deux fleuves » (i.e. la Mésopotamie), Abou Moussab al-Zarqaoui, se trouve être  un certain Abou Mohammad al-Joulani, alias Ayyad Toubassi.le chef du Ansar al-Jahbat al-Nosra li-Ahl ash-Sham (signifiant « Le Front pour l’aide aux peuples du Levant »), plus connu sous le nom de Jahbat al-Nosra.

[10]             Cf. Stéphane Mantoux, « Bas les masques. Ce qui se joue derrière le combat contre l'EIIL en Syrie », on Alliancegostratégique.org, 7 janvier 2014 (http://alliancegeostrategique.org/2014/01/07/bas-les-masques-ce-qui-se-joue-derriere-le-combat-contre-leiil-en-syrie/).

[11]             Cf. Luc Mathieu, « En Syrie, une guerre dans la guerre sainte », in Libération,  12 février 2014 (http://www.liberation.fr/monde/2014/02/12/en-syrie-une-guerre-dans-la-guerre-sainte_979820).

[12]             Cf. le blog Un œil sur la Syrie (http://syrie.blog.lemonde.fr/).

[13]             Cf. Armin Arefi, « En Syrie, les djihadistes ne sont plus les bienvenus », on LePoint.fr, 10 janvier 2014 (http://www.lepoint.fr/monde/en-syrie-les-djihadistes-ne-sont-plus-les-bienvenus-10-01-2014-1778793_24.php).

[14]             Cf. Hala Kodmani, « Syrie : Raqqa, sous le joug d'Assad et du djihad », on L'Express.fr, 19 octobre 2013 (http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/syrie-raqqa-sous-le-joug-d-assad-et-du-djihad_1291248.html).

[15]             Cf. Armin Arefi, « En Syrie, les djihadistes ne sont plus les bienvenus », on LePoint.fr, 10 janvier 2014 (http://www.lepoint.fr/monde/en-syrie-les-djihadistes-ne-sont-plus-les-bienvenus-10-01-2014-1778793_24.php).

[16]             En décembre 2013, le State Departement américain avait publié un communiqué pour demander aux dirigeants des pays de la région de cesser de soutenir financièrement et logistiquement les terroristes du groupe de l’EIIL et de ne plus envoyer des guerriers à l’intérieur de la Syrie. Le communiqué du State Departement soulignait que l’EIIL était l’« ennemi commun des Etats-Unis et de l’Irak, et un groupe lié à al-Qaïda qui est considéré comme l’ennemi numéro un des Etats-Unis et de tous les pays du Moyen-Orient. Cf. (http://blogradiofranceirib.wordpress.com/2014/01/06/syrie-le-bon-al-qaida-et-le-mechant-al-qaida-de-loccident/).

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