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Tempête néo-progressiste : la cancel culture s’attaque à une romancière blanche (mais non genrée) pour avoir osé imaginer qu’elle pouvait traduire la poétesse noire Amanda Gorman
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Caramba ! Pas assez woke

Doit-on s’assurer que les poèmes de Walt Whitman aient toujours été traduits par des Blancs, ce en raison de sa couleur et de son nom ? Qui peut traduire des vers blancs ? Une telle discussion serait ridicule, mais peu éloignée de celle quant à la traduction d’un recueil de la poétesse afro-américaine Amanda Gorman par un écrivain blanc, femme non genrée, Marieke Lucas Rijneveld. Sur un malentendu presque homophonique, faut-il craindre qu’un grand soir bleu d’été Black Lives Matter n’exige que les vers de William Blake ne soient traduits que par des Noirs ? Traduttore, traditore (Traduire, c’est trahir), serait-ce également selon la couleur ?

Jean Degert

Jean Degert

Jean Degert est éthicien, rédacteur et traducteur juridique.

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Amanda Gorman avait été choisie pour lire son poème The Hill We Climb (La Colline que Nous Gravissons) lors de l’investiture de Joe Biden, une sélection qui l’a propulsée sous les feux de la rampe. L’auteur, par ailleurs activiste (et candidate annoncée à l’élection présidentielle de 2036), était déjà connu aux États-Unis et avait notamment ouvert la saison littéraire de la Bibliothèque du Congrès en 2017. Son texte abondant en allitérations parle de justice raciale, de menaces sur la démocratie, de nation « engagée en faveur de toutes les cultures » ou encore de l’assaut sur le Capitole ; il a été acclamé par les médias. Cette soudaine illumination de Gorman a conduit divers éditeurs à proposer une traduction de son œuvre. Aux Pays-Bas, c’est la romancière Marieke Lucas Rijneveld, lauréate 2020 du Booker International Prize pour son roman The Discomfort of Evening, qui a été choisie par la maison Meulenhoff, peut-être avec l’espoir que la traduction par cet auteur non-binaire soit acclamée. Las ! un progressisme peut en attaquer un autre, et l’éditeur a été pris à partie pour son choix qu’il pensait judicieux. N’imaginant pas que pour certains, il faut également qu’un auteur noir soit traduit par un Noir…

Traduttore, traditore : mais qui trahit le plus ?

Marieke Rijneveld, qui a choisi de porter également le prénom masculin « Lucas », présentait quelques défauts : elle n’est pas poétesse (on se souviendra que le grand William Faulkner n’a pas subjugué par ses poèmes), et surtout son anglais n’est pas courant ; mais ce qui fait davantage débat, c’est sa couleur de peau. L’équipe entourant Amanda Gorman avait donné son accord, mais Janice Deul, une journaliste et activiste noire peu suivie sur les réseaux sociaux, a fait plier la romancière le 26 février et s’est offert une publicité à peu de sueur. Manifestant son indignation, Deul avait affirmé fait paraître la veille dans de Volkskrant, un article intitulé « Une traductrice blanche pour la poésie d’Amanda Gorman : incompréhensible ! » Elle affirmait notamment que seule une jeune femme noire était légitime pour traduire Gorman, en citant plusieurs noms. Peut-être pour ne pas sembler postuler à ce travail après s’être bien avancée en mentionnant ses études de lettres et ses passions communes avec Gorman, le langage et la mode, et juste avant de rappeler que la poétesse se situe dans la veine du spoken word qui joue sur le rythme ou la tonalité des mots. La journaliste-militante avait conclu son article en demandant aux professionnels de l’édition de ne pas « laisser [leur] ego dominer l’art » et d’être « la lumière, pas la colline ».

Tweet de la maison d’édition Meulenhoff.

Tenant à montrer patte blanche suite aux premières critiques sur les réseaux sociaux, la maison d’édition Meulenhoff a assuré sur Twitter que l’éditeur américain avait demandé un traducteur « ayant une affinité très personnelle avec l’œuvre de Gorman, également en ce qui concerne le style et le ton ». L’éditeur a également affirmé que tant l’auteur que Marieke Rijneveld « n’ont pas peur de s’exprimer », que cette dernière est quelqu’un qui a « fait entrer dans le débat des sujets tels que l’égalité des sexes et la résilience mentale, et dont on reconnaît la passion et le combat pour une société inclusive en la matière ». Rijneveld, elle-même, a objecté que Gorman était à même de décider seule qui elle voulait pour traduire son œuvre. Quelques heures plus tard, trois jours après l’annonce du choix de la traductrice, cette dernière a renoncé en publiant un nouveau tweet disant comprendre « les gens qui se sentent blessés par le choix de Meulenhoff »

On ne s’étonnera pas que Marieke Lucas Rijneveld ait été choisie même si elle manquait de certaines compétences techniques, l’activisme commun à cette dernière et à l’auteur et de la potentielle traductrice semble avoir compté. Il y avait là un risque de trahison du texte auquel consentait Gorman, mais des « lecteurs sensibles » à son identité devaient vérifier le travail. On peut imaginer que le nom de Rijneveld devait attirer des acheteurs. S’il y a non-respect de la volonté d’Amanda Gorman, il est surtout le fait de Janice Deul qui prétend décider à sa place qui doit la traduire et la dépossède de son travail au motif de la couleur, probablement non sans ambition personnelle.

Amanda Gorman a écrit son poème en tant qu’Afro-Américaine choisissant de vivre en harmonie avec les Blancs. Il y a là deux informations : l’identité noire américaine et la fraternité au-delà de la race. Les Afro-Américains sont les citoyens des États-Unis dont au moins un ancêtre est descendant d’esclaves ; ils ne considèrent pas ainsi comme membre de leur communauté un Noir dont les origines sont autres, quand bien même ses aïeux auraient connu l’esclavage ; quand bien même il dirigerait le pays. Janice Deul, bien que noire, ne peut s’exprimer ni au nom d’Amanda Gorman ni en celui des Afro-Américains ; le fait d’être noire ne lui donne pas de compréhension de facto de ce qu’est le ressenti afro-américain qui est circonstancié. Seules comptent ici la sensibilité poétique et la compétence ; et Gorman avait fait son choix qui devait être respecté, qu’il soit ou non étonnant. Faisant de la traduction une affaire raciale, Deul a achevé de mépriser la volonté de l’auteur dont le texte, loin d’être un manifeste de Black Lives Matter, milite en faveur de la fraternité entre Blancs et Noirs.

Plus largement, ces dernières années, de plus en plus de polémiques sont apparues concernant la représentation de Noirs par des Blancs, notamment dans le doublage d’acteurs noirs. Récemment, c’est le doublage d’un acteur noir du film d’animation Soul par un acteur blanc qui a fait polémique au Portugal. Anthony Quinn pourrait-il encore camper aujourd’hui un personnage arabe sans soulever la moindre critique quant à sa légitimité ? En 2016, des étudiants de l’université Yale avaient lancé une pétition pour demander que l’enseignement de la poésie soit décolonisé : à leur goût, il y avait trop d’auteurs blancs à étudier et pas suffisamment de poètes noirs, féminins et homosexuels.

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