Syrie : en prison, les visites sont autant d'obstacles qui rappellent la liberté perdue<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Aram Karabet raconte son expérience dans les prisons syriennes.
Aram Karabet raconte son expérience dans les prisons syriennes.
©Reuters

Bonnes feuilles

Citoyen syrien d’origine arménienne, Aram militait dans les rangs du Parti communiste, tendance Bureau politique dirigé par Riad Turk, quand il fut arrêté, en 1987, par les services de renseignements de Hafez el-Assad. Extrait de Treize ans dans les prisons syriennes (1/2).

Aram  Karabet

Aram Karabet

Aram Karabet est né en Syrie dans une famille de réfugiés arméniens. Il militait dans les rangs du Parti communiste, tendance Bureau politique dirigé par Riad Turk, quand il fut arrêté, en 1987, par les services de renseignements de Hafez el-Assad.

Il est l'auteur de Treize ans dans les prisons syriennes : voyage vers l'inconnu.

Voir la bio »

Le soir je voyais Abdel Mou‘in al-Rawi, frère musulman, un verre de thé à la main et une cigarette dans l’autre. Il sirotait son breuvage en écoutant Oum Kalthoum (1). Il me regardait de temps en temps, balançant la tête. La chanson lui faisait goûter sa douleur, sa brûlure intérieure. Il s’enivrait de nostalgie en pensant à son épouse, à ses enfants en bas âge quand il les avait quittés, qu’il n’avait pas revus depuis de longues années. Il jetait parfois des coups d’oeil autour de lui, vérifiant que personne de sa confrérie ne le remarquait. Il prenait des gorgées de thé, fumait, se perdait dans ses pensées. Mais si son regard tombait sur celui d’Ahmed Mansour, il modifiait aussitôt sa posture. Et quand ce dernier lui demandait : “Qu’est-ce que tu écoutes, Abou Mouss‘ab ?”, il retirait l’écouteur de son oreille et répondait : “Les nouvelles, j’écoute la BBC Londres.”
Puis il nous adressait un clin d’oeil, riant intérieurement d’avoir su éviter la réponse véritable (2).

Même en prison, nous avions peur les uns des autres. On craignait le regard d’autrui. On s’efforçait d’apparaître sous son meilleur jour pour éviter d’être critiqué ou offensé. La prison, comme n’importe quel autre lieu, répond à des conditions et à des critères inflexibles. Chaque prisonnier se doit de les remplir, sans quoi il n’accède à aucune reconnaissance de la part des autres. Dans un tel lieu, les valeurs que l’individu tient de sa société se trouvent renforcées. Plus l’individu saisit la hiérarchie sociale gravée dans l’inconscient collectif, mieux il est accueilli par les autres, et plus il suscite leur admiration. Je dis toujours que la prison, ce n’est pas seulement le geôlier et les murs sombres, c’est aussi les prisonniers eux-mêmes et les souffrances qu’ils s’infligent les uns aux autres.

Certains prisonniers s’essoufflent dès le début du parcours, dès la première gifle qui s’abat sur leur visage à l’interrogatoire. D’autres s’écroulent au milieu du chemin. Certains, sentant qu’ils s’épuisent, se délestent de leurs fardeaux sur le premier venu. Ils font porter aux autres leurs tourments, leurs crises psychologiques, leur tension nerveuse, leurs difficultés et leurs malheurs. Très souvent, du haut des escaliers, j’observais la séance de sport. Les hommes marchaient à un rythme très rapide, effectuaient des mouvements violents. Les bras se levaient et se rabattaient avec une extrême nervosité, accompagnés d’un cri sonore. L’écume montait aux lèvres.

[...]

En ce rude hiver de février 1988, on amena à Adra le camarade Abdel-Razzaq Abazid. Il était exténué, malade, atteint d’une inflammation pulmonaire
aiguë car on l’avait torturé en le plongeant longuement dans l’eau glacée en plein mois de janvier. Il toussait et gémissait. Un sifflement sortait en permanence de sa poitrine. Il essaya malgré tout de s’accrocher, de paraître normal, mais il souffrait. “J’ai mal dans la poitrine, j’ai besoin d’aller à l’hôpital”, disait-il. Mais nous restâmes tous de marbre devant sa maladie. On la considéra comme banale et passagère. Personne d’entre nous ne prit son état au sérieux, à l’exception de Khalaf Zarzour, qui se montra très solidaire. Il s’occupait de lui, de ses repas, de sa lessive, de tout ce dont il pouvait avoir besoin. Lorsque le malade descendait dans la cour, il s’asseyait dans un coin. Il ne pouvait pas bouger.

______________________________________________________________

1. Morte en 1975, Oum Kalthoum est toujours la plus célèbre diva égyptienne.
2. Il est mal vu, chez les Frères musulmans, de prendre trop de plaisir à écouter de la musique.

Treize ans dans les prisons syriennes, Aram Karabet, Actes Sud.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !