Sonia Mabrouk : « Face à l’archipellisation de la société française, nous avons besoin d’un sacré républicain »<!-- --> | Atlantico.fr
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D'après Sonia Mabrouk, les valeurs (liberté-égalité-fraternité) sont aujourd'hui molles et désincarnées.
D'après Sonia Mabrouk, les valeurs (liberté-égalité-fraternité) sont aujourd'hui molles et désincarnées.
©PASCAL PAVANI / AFP

Perte de sens

Sonia Mabrouk publie « Reconquérir le sacré » aux éditions de l’Observatoire.

Sonia Mabrouk

Sonia Mabrouk

Sonia Mabrouk est journaliste sur Europe 1 et CNews, auteur de Reconquérir le sacré (Editions de l'Observatoire, 2023), l'essai Le Monde ne tourne pas rond, ma petite-fille (Flammarion, 2017) et du premier roman sur les enfants du djihad Dans son cœur sommeille la vengeance (Plon, 2018) . Elle a aussi été enseignante à l'université.

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Atlantico : Lorsque vous voyez la crise politique actuelle, avec un gouvernement, minoritaire, qui n’a rien d’autre à proposer qu’une réforme des retraites datée et inadaptée et une opposition qui n’arrive à proposer, aucun projet alternatif d’avenir, quel lien faites-vous avec la perte du sacré que vous déplorez dans votre livre ?

Sonia Mabrouk : Le sacré, dont je déplore l’atrophie, dépasse largement le cadre politique, faisant référence à un temps long qui est celui des civilisations. Toutefois, il existe un lien direct entre la perte de sacré et la manière avec laquelle les responsables politiques appréhendent aujourd’hui les réformes, et plus globalement, la vie de la cité. Ce lien ou plutôt cet écueil s’appelle l’économisme, autrement dit une façon de tout voir par le chiffre et pour le chiffre. Nos responsables politiques ont délaissé la vision pour la comptabilité. Je ne dis pas qu’il ne faut pas de comptables et de gestionnaires dans un gouvernement, mais nous manquons avant tout et  cruellement de visionnaires. La vraie et grande question a été posée par Saint-Exupéry dans sa magnifique lettre au général X : « Que faut-il dire aux hommes ?». C’est un questionnement qui conserve toute son intensité. En posant cette question, Saint-Exupéry dénonce l’asséchement spirituel qui est le nôtre. Il écrit cette phrase qui résume tout de mon point de vue : « Rendre aux hommes la signification spirituelle, les inquiétudes spirituelles, faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien ». Nous sommes très loin de l’empilement de chiffres et de la course aux économies de la réforme des retraites !

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Plus largement, on observe une perte de sens de nos sociétés, mesurable par divers indicateurs, une montée de la violence gratuite, y compris des adolescents, une défiance envers les institutions. Quelle part de ce constat sombre est imputable à la perte du sacré en Occident ?

Là on touche à un aspect fondamental du sacré, c’est son côté ambivalent. Car le sacré n’est pas un chemin facile, il impose des barrières, des frontières, des interdits et il peut être source de violences. C’est ce qu’a théorisé l’un de nos plus grands penseurs, René Girard dans « La violence et le sacré ». Selon Girard, le sacré peut conduire l’Homme à se sacrifier ou à sacrifier la vie des autres dans une logique du bouc-émissaire. Toutefois, le sacré, permet aussi de contenir l’ensauvagement d’une société imbibée de violences. Il permet ainsi de réguler la violence par les rites et le cérémonial. C’est en cela que le sacré me paraît essentiel aujourd’hui car il va reconnecter l’Homme à lui-même, autrement, le faire devenir ou redevenir un animal ritualisé. L’homme moderne n’a plus de rites, plus de fêtes, son temps est homogène. Le danger est grand qu’il ne perçoive plus le sens de son existence. Je crois profondément qu’une humanité sans sacré n’est pas possible.

Les tendances intellectuelles actuelles au wokisme, à l’individualisme roi, notamment dans la jeunesse sont-elles par définition imperméables au sacré ?

De fait, elles sont imperméables au sacré car elles ont théorisé l’idéologie de la table rase or le sacré, c’est au contraire ce besoin irrépressible, de tout temps, de se raccrocher à ce qui nous précède et à ce qui nous succède. Et donc à ce qui nous dépasse. Le sacré donne accés à plus grand que soi tandis que les idéologies déconstructrices ne veulent entendre parler d’aucune transcendance et d’aucune verticalité. Pour le wokisme, la seule perspective est horizontale. C’est une fuite en avant pour rompre définitivement avec tous les liens et l’héritage dont l’Homme peut encore se prévaloir. C’est pour cette raison, qu’il me paraît essentiel de reconquérir le sacré, au sens de le reconsidérer cat il s’agit aujourd’hui d’un impensé de la raison occidentale.

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Une part de la population se met à croire à ce qui pourrait être associé des formes alternatives de sacré, la terre-gaïa, le chamanisme, ou le mysticisme (les sorcières). Cela peut-il être par là que le sacré revient ?

Le sacré est l’inverse de tout cela. Ce n’est pas du tout du mysticisme, ni du surnaturel et encore moins une sorte de grand trou noir. Le sacré que j’appelle de mes vœux, est un sacré rassembleur qui s’incarne dans un sacré républicain venant renforcer ce qui peut encore nous réunir. De plus en plus, et je le déplore, les valeurs (liberté-égalité-fraternité) sont molles et désincarnées. Un sacré collectif, de concorde pourrait venir renforcer les fondations de nos sociétés et civilisations. J’insiste aussi sur la différence entre le sacré et le religieux. Même s’il n’y a pas une frontière totalement étanche, le sacré est différent du clérical. Les religions n’ont pas le monopole de l’administration du sacré. Il n’y pas seulement du sacré dans les églises, les mosquées ou les synagogues. Je parle dans ce livre d’un ordre vertical qui n’est pas un ordre religieux et qui échappe au plan d’immanence.

A l’heure où ChatGPT menace de révolutionner nos vies, où la technologie est et va continuer d’être omniprésente vous écrivez : "Le projet scientiste et matérialiste d’Elon Musk et de Mark Zuckerberg, grands défenseurs du transhumanisme devant l’Éternel, est totalement aux antipodes d’un monde où le sacré ferait son retour". Pourtant c’est bien vers ces révolutions technologiques que l’on se dirige. Quelle place alors peut se faire le sacré ?

On se dirige sans doute vers un monde transhumaniste mais cela ne veut pas dire pour autant que l’Homme va s’y soumettre sans résister ou lutter. Je crois que l’Homme a besoin d’autre chose, il a besoin d’Histoire. L’Homme habite le temps. Je dénonce cette fable transhumaniste qui consiste à nous faire croire que la mort n’est qu’une panne dans la vie et comme toute panne, elle se répare. Hélas, non. Il faut cesser d’y croire et d’aseptiser et donc de désacraliser la mort. Certains veulent nous vendre un slogan ridicule et dévastateur : A mort la mort ! Il s’agit pour les tenants du transhumanisme d’affranchir l’humanité de ses limites ordinaires. C’est une hubris techniciste mortifère. Pour s’y opposer, il y a un chemin possible, celui du sacré.

Si l’opposition entre les deux mondes, celui de la Silicon Valley et celui du sacré est trop frontale pour envisager une conciliation, le retour au sacré peut-il être autre chose qu’un vœu pieux ?

C’est la grande question. Mais pour que ce ne soit pas un vœu pieux, il est temps de reconsidérer la question du sacré. Il est temps de comprendre qu’il s’agit d’une question stratégique et qui n’a rien d’anachronique ! Il y a une autre interrogation que j’aime beaucoup de Saint-Exupéry et qui pourrait résumer le défi auquel nous faisons face : « De ce que j’ai aimé, que restera-t-il ? ». Posons-nous la question…De ce que nous avons aimé, que restera-t-il si cette civilisation transhumaniste advenait.

Dans un pays sécularisé comme la France, le retour du sacré est-il possible ? Les figures politiques, qui délaissent le sacré, ont-elles la possibilité de proposer un projet de sacré civique et républicain ? Comment est-il possible de transmettre et d’enseigner le sacré de nos jours ?

Le sacré républicain peut participer à limiter l’archipellisation d’une collectivité, en l’occurrence, notre société française. Seul ce qui nous dépasse peut nous réunir. Encore faut-il s’entendre sur ce qui nous dépasse. Dans tous les pays, il y a des hauts lieux de mémoire qu’il faut sanctuariser et préserver des actes de vandalisme et de profanation. Et lorsque, dans un pays, ces actes augmentent, c’est un signe de désacralisation accélérée. Voyez ce qu’il en est chez nous des profanations dans les cimetières ou encore ce qui s’est passé il y a quelques mois au Mont Valérien avec des inscriptions indignes. Retrouver le sacré c’est renouer avec le sentiment de la gravité et de la déférence vis-à-vis de ces lieux sacrés. Une société délivrée de toute limite, de toute finitude, n’est plus une collectivité, mais une sommes d’individualités. Il y a aussi le sacré présent dans la nature. La nature n’est plus à nos yeux une réserve de signes et de fragments de sacré. Je m’en désole car le cosmos est devenue muet pour l’homme moderne. Or il n’y a rien de plus beau et de plus habité que la contemplation de la nature.

Sonia Mabrouk publie « Reconquérir le sacré » aux éditions de l’Observatoire.

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