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Salman Rushie publie « La Cité de la Victoire » chez Actes Sud en cette rentrée littéraire 2023.
Salman Rushie publie « La Cité de la Victoire » chez Actes Sud en cette rentrée littéraire 2023.
©DR / Rachel Eliza Griffiths

Atlantico litterati

Salman Rushdie fait événement avec son nouveau roman" La Cité de la Victoire "qui sera publié en France le 6 septembre prochain aux éditions Actes Sud.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Tous ceux qui ont eu la chance de lire « La Cité de la Victoire » (Actes Sud) le savent : il y a « les auteurs de la rentrée » et il y a Salman Rushdie.

Nous connaissions l’imaginaire de cet écrivain martyre par  le nombre, la richesse et la force de ses précédents livres. Nous savions, l’ayant lu avec délectation, que Salman Rushdie  vit pour la littérature, point. Celle des autres (il dévore leurs livres).Et sa littérature à lui,  cette œuvre singulière, reconnaissable dès  l’incipit,  dominant les risques, la peur, surpassant la chance d’être vivant ;  cette œuvre à laquelle, jadis et naguère, il se donna une fois pour toute et qui gouverne sa vie. Familles, amours, amitiés : le travail  sur le texte dépasse tout ce à quoi il tient, qu’il respecte et parfois chérit. 

Cette fois, cependant, comme si la mort le serrait de trop près,  comme s’il voulait se délivrer d’un secret vital, un secret qui, en cas de malheur nous aiderait à vivre sans lui, voici que ce grand prosateur nous offre un trésor : la clef du coffre. Sa grande oeuvre. Tout Salman Rushdie, en somme. Ce que nous  voyons, entendons et croyons percevoir n’existe pas : « Pendant le restant de ses jours, c’est ce qu’il répondit à tous et il ne manqua pas de gens pour la lui poser car le monde est un endroit cynique  et soupçonneux, et comme il est plein de menteurs, il considère que tout n’est que mensonge » Le vrai, la réalité respire dans l’œuvre d’art : plus l’art croît, plus il y a d’œuvres et mieux vibre ce réel que nous croyions percevoir et  voyons soudain autrement. « Il était nécessaire(…) de faire quelque chose pour guérir la multitude de son manque de réalité. Sa solution : la fiction. Elle inventait pour eux leur vie, leur caste, leur religion, le nombre de frères et sœurs qu’ils avaient, les jeux auxquels ils avaient joué dans leur enfance et envoyait ces histoires chuchotées à travers le rues jusqu’aux oreilles qui avaient besoin de les entendre, écrivant ainsi le grand récit de la ville, créant son histoire après lui avoir donné la vie. Certaines de ces histoires provenaient de ce Kampili aujourd’hui disparu, des pères massacrés et des mères immolée par le feu, elle s’efforçait de faire revivre ce lieu ici-même, ramenant les morts d’autrefois parmi les vivants récemment apparus ; mais le souvenirs ne suffisaient  pas, il y avait trop de vies à animer, et l’imagination devait donc  prendre le relais  là la mémoire faisait défaut » ( Salman Rushdie/ la Cité de la Victoire/ septembre 2023). La Cité de la Victoire n’est pas de ce monde : il s’agit d’une fiction. Au premier degré, tout va bien, mais au second, l’auteur signifie qu’il n’y a pas de solution, d’égalité hommes-femmes, de paix,– toutes ce vertus auxquelles nous aspirons que dans la Cite de la Victoire, c’est-à-dire par la création. Une fois encore Rushdie rejoint Proust. « Les œuvres, comme dans les puits artésiens, montent d’autant plus haut que la souffrance a plu profondément creusé le cœur ». (« A la recherche du temps perdu »/Tome 7/Le temps retrouvé/Folio).Voyons comment l’écrivain voit ses personnages en train de naître puis prospérer :

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«  Les deux frères comprirent à l’instant qu’ils étaient tous les deux tombé amoureux profondément et à jamais de cette étrange beauté qui était manifestement une grande magicienne ou, à tout le moins, une personne touchée par la grâce divine et douée de pouvoirs exceptionnels ».

« Telle est la première leçon  de notre nouveau royaume : patience. Nous devons laisser nos nouveaux citoyens- nos nouveaux sujets- devenir réels, leur laisser le temps de se développer au sein de leurs nouvelle personnalité. Connaissent-ils seulement leur nom ? D’où penses-tu qu’ils proviennent ? C’est un problème. Peut- être ont-ils rapidement évoluer. Peut-être, dès demain, seront-ils devenus des hommes et des femmes et nous pourrons alors dialoguer de tout avec eux. En attendant, il n’y a rien à faire. La pleine lune apparut brusquement tel un ange descendant du ciel, et elle inonda le nouveau monde de sa lumière laiteuse ». La victoire s’obtient par les mots, eux seuls peuvent triompher du couteau. La suprématie de l’art, tel est le sujet  -cette fois plus âprement encore qu’au fil des pages magnifiques de « Langages de vérité » de Salman Rushdie. ( Actes Sud 2022 ici lien pour  mon article 2022 SVP)« La Cité de la victoire » (Actes Sud) est un roman consacrant la suprématie de la littérature.Franz Kafka connut lui aussi des passages à vide : ces tunnels dans lesquels on n’écrit plus.  Une débâcle intérieure. « C’était une sorte d’alchimie : abolir la vie à l’intérieur de soi et la transformer en une substance pure, translucide, absente, vide, qui s’appelle littérature. S’il ne l’avait pas fait, s’il ne s’était pas brûlé et sacrifié au pied d’un autel en papier, le dieu de la littérature lui aurait interdit de vivre. ” ». (« Franz Kafka»  par  Pietro Citati L’Arpenteur/Gallimard/2007)

La condition humaine  se vit dans  le crime, l’injustice, les tragédies, mais grâce à ce refuge qu’est « La Cité de la Victoire »-fondée par une femme bénie des dieux et fées-  le bonheur et l’amour  peuvent -parfois- exister avec  la liberté,  l'art, l’égalité hommes-femmes, la bonté, etc. « Il était nécessaire, dit-elle, de faire quelque chose pour guérir la multitude de son manque de réalité. Sa solution : la fiction. Elle inventait pour eux leur vie, leur caste, leur religion, le nombre de frères et sœurs qu’ils avaient, les jeux auxquels ils avaient joué dans leur enfance et envoyait ces histoires chuchotées à travers les rues jusqu’aux oreilles qui avaient besoin de les entendre, écrivant ainsi le grand récit de la ville, créant son histoire après lui avoir donné la vie. Certaines de ses histoires provenaient de ce Kampili aujourd’hui disparu, des pères massacrés et des mères immolées par le feu, elle s’efforçait de faire revivre ce lieu ici même, ramenant les morts d’autrefois parmi les vivants récemment apparus ; mais les souvenirs ne suffisaient pas, il y avait trop de vies à animer, et l’imagination devait donc prendre le relais là où la mémoire faisait défaut » (Salman Rushdie/La cité de la Victoire/Actes Sud/2023). Toutes les promesses que  nous fait Kampa Kampana-,   le personnage de Rushdie-  seront tenues jusqu’à la prochaine guerre au fil des pages que nous lisons. Dans la vraie vie, forget it : le malheur et l’injustice règneront ici comme ailleurs. Salman Rushdie ne se plaint jamais,  grâce à l’éducation qu’il a reçue  et de ses parents- grands bourgeois intellectuels de Bombay-  et de son grand-père- qu’il aimait profondément- sage, tolérant, et musulman pratiquant. Malgré  sa forme luxuriante -voire exubérante- (sans oublier  les clins d’œil au lecteur)-  nous percevons  la tristesse profonde, inguérissable de l’auteur. Elle rappelle  la mélancolie de Sagan -ce vitrage qui la séparait  du monde- tristesse semblable à celles qu’éprouvent certains êtres ultra-sensibles ( Rushdie, donc, Sagan, bien sûr, Barthes)empêchant la joie à jamais.

On note la subtilité ironique à l’œuvre chez  Salman Rushdie : tout est possible frères humains, mais pas sur terre, pas dans la vraie vie…On admire le tour de force de l’auteur bâtissant  cette cathédrale de papier, sorte de « Recherche» orientale, pour révéler au lecteur en fin d’ouvrage que  l’humanité ne se peut corriger,  et encore moins changer. Il y aura toujours des trahisons, des complots, de la vulgarité, des épidémies, des guerres et révolutions, des assassinats, l’inégalité hommes-femmes perdurera, avec les prisons, la torture, et l’éternel chaos de ce temps. De quoi nourrir l’imaginaire de Rushdie tel qu’il apparait  au fil de son œuvre  extraordinairement riche et habitée des traditions fictionnelles de l’Orient Et de l’Occident.

La Cité de la Victoire est un chant d’amour pour la vie augmentée par l’art, chagrins compris. Fabuleux conteur, philosophe subtil et immense artiste  parmi les artistes contemporains, Salman Rushdie confronte l’irréel des imaginaires à la logique de la réalité. Ce que nous croyions est à revoir. Il nous faut penser autrement. La « victoire » et sa « cité » ne sont pas de ce monde :  il s’agit d’ une affabulation.  La « victoire » se  remporte par la couleur en peinture, la note en musique et par  le Verbe pour ce qui est de l’universel en littérature. Dans la vie, l’égalité des genres n’est  jamais acquise, pas plus que la justice et la liberté des opinions.  Salman Rushdie chérit « Cent ans de solitude » de Gabriel Garcia Marquez, une sorte de frère d’âme. Les mots  ont ceci de particulier  qu’ils peuvent triompher du couteau.

Ce que nous croyions percevoir hier encore n’existe pas. Mirages, illusions comiques ! Seuls comptent l’artiste et sa création- le peintre et sa toile, l’écrivain et sa fiction. Pour comprendre  les colères de ta mère,  contemple  les « Vieilles », ce chef -d’œuvre de Goya. Plus âprement encore que dans son superbe « Langages de vérité » ( Acte Sud /2022) ( Gabriel svp merci d’intégrer ici le lien de mon papier RUSHDIE/ 2022), Salman Rushdie s’interroge au fur et à mesure de sa création. Sa victoire sur le sort sera  la nôtre.  « Le style, disait l’écrivain Bernard Frank-«   je rougis de le répéter, n'est pas l'imitation d'un style, il est cette juste et adorable manière qu'ont les phrases de se ployer aux sinuosités d'une pensée ; il est ce qui arrache une idée au ciel où elle se mourait d'ennui pour l'enduire du suc absolu de l'instant. »Ils auront toujours et partout le dernier mot, les mots. Nous en sommes certains après la lecture de ce grand roman : le meilleur livre de Salman Rushdie. La cité de la victoire, c’est  la création littéraire dans toute son acception. Le pays des mots qui ne meurent jamais.

Annick GEILLE

Repères Salman Rushdie

« Sir Ahmed Salman Rushdie, né le 19 juin 1947 à Bombay, est un écrivain américano-britannique d'origine indienne. Son style narratif, mariant mythes et légendes  à la vie réelle, a été qualifié de « réalisme magique ». Auteur de quatorze romans (dont Les « Enfants de minuit » qui lui valut le Booker Prize et le « Best of the Brooker »),Rushdie a publié des nouvelles,  des essais ,une autobiographie (« Joseph Anton ». Salman Rushdie est membre de l’ « American Academy of Arts and Letters » et “Distinguished Writer in Residence” à l’université de New York. Ancien président du PEN American Center, il a, été anobli en 2007,  et élevé au rang de chevalier par la reine Élisabeth II, pour la qualité de sa littérature. ( source Wikipédia).Sa carrière d'écrivain débuta avec Grimus- un conte fantastique.En 1981, il publie « Les enfants de Minuit » pour lequel il se voit distingué par  le Booker Price (le Goncourt anglo-saxon).Les Enfants de minuit (paraît en 1983 chez Jean-Marc Roberts aux éditions  Stock et a été désigné  par Time Magazine comme le meilleur roman ayant reçu le Booker Price depuis sa création, vingt-cinq ans plus tôt .En 1988, la publication des « Versets sataniques » génère une vague d'indignation dans le pays musulmans. Le 14 février 1989,  l’ayatollah Khomeiny émet une fatwa réclamant l’exécution de Rushdie.

Le 12 août 2022- soit trente ans plus tard- l’écrivain est poignardé  lors d’une conférence littéraire à Chautauqua, dans l’état de New York.Salman Rushdie a confié récemment  au  LA TIMES  les effets  de son stress post- traumatique  « I sit down to write but nothing happens.I write but it’s a combination of blankness  and junk, stuff that I write and that I delete the next day.I’m not out of that foret yet,really”   ( «  je m’assois mais il ne se passe rien. Cela donne du vide, des choses que je jette le lendemain. Je ne suis pas encore sorti de cette forêt ».

Extrait « La Cité de la Victoire »

(Parfaite traduction de Gérard MEUDAL,  journaliste  et critique littéraire spécialiste du roman policier devenu un proche de Salman Rushdie).

« Aucun travail n’était le monopole des hommes »

Au dernier jour de sa vie, alors âgée de deux -cent- quarante-sept ans, la poétesse aveugle, faiseuse de miracles et prophétesse Pampa Kampana acheva son immense poème narratif consacré à Bisnaga et l’enterra dans une jarre en argile scellée à la cire au cœur des ruines de l’Enceinte Royale, en guise de message adressé à l’avenir. Quatre siècles et demi plus tard, nous avons découvert cette jarre et lu pour la première fois l’immortel chef-d’œuvre intitulé le Jayaparajaya, ce qui signifie “Victoire et Défaite”, rédigé en sanskrit, aussi long que le Ramayana, composé de vingt-quatre mille vers, et nous avons appris les secrets de l’empire qu’elle avait cachés à l’histoire pendant plus de cent soixante mille jours. Nous ne connaissions que les ruines qui subsistaient et notre souvenir de son histoire était lui aussi en ruines, à cause du passage du temps, des imperfections de la mémoire et des falsifications de ceux qui vinrent après. À la lecture du livre de Pampa Kampana, le passé fut retrouvé, l’empire de Bisnaga fut ressuscité tel qu’il avait existé avec ses guerrières, ses montagnes d’or, son esprit généreux et ses époques de mesquinerie, ses faiblesses et ses forces. Nous entendîmes pour la première fois le récit complet de ce royaume qui commença et finit par un incendie et une décapitation. Voici cette histoire, racontée cette fois dans une langue simplifiée par l’auteur de ces lignes, qui n’est ni un savant ni un poète mais un simple raconteur d’histoires et qui offre cette version pour le pur divertissement et l’éventuelle édification des lecteurs d’aujourd’hui, vieux et jeunes, très instruits ou pas tant que cela, ceux en quête de sagesse et ceux que la folie amuse, les gens du Nord et les gens du Sud, les fidèles de diverses religions et les athées, les larges et les étroits d’esprit, hommes, femmes et représentants de tous les genres au-delà et entre les deux, rejetons de l’aristocratie et roturiers, bonnes gens et fripouilles, charlatans et étrangers, humbles sages et fous égocentriques. L’histoire de Bisnaga débute au XIVe siècle de l’Ère Commune au sud de ce que nous appelons aujourd’hui l’Inde, Bharat ou l’Hindoustan. Le vieux roi dont la tête dodelinante faisait marcher toutes les affaires n’avait rien d’un monarque, il n’était qu’une sorte de dirigeant de pacotille, de ceux qui surgissent entre le déclin d’un grand royaume et l’apparition d’un nouveau. Il s’appelait Kampila, de la minuscule principauté de Kampili. “Kampila Raya”, raya étant la forme locale de raja, le roi. Ce raya de deuxième catégorie passa juste assez de temps sur son trône de troisième catégorie pour bâtir une forteresse de quatrième catégorie sur les rives de la rivière Pampa, y édifier un temple de cinquième catégorie et faire graver quelques inscriptions grandioses sur le flanc rocheux d’une colline avant que l’armée du Nord ne vienne s’occuper de lui. La bataille qui s’ensuivit fut un combat inégal, si insignifiante que personne ne songea à lui donner un nom. Après avoir mis en déroute l’armée de Kampila Raya et tué la plupart de ses soldats, les gens venus du Nord s’emparèrent du pseudo-roi et tranchèrent sa tête découronnée. Après quoi ils la fourrèrent de paille et l’expédièrent dans le Nord pour le bon plaisir du sultan de Delhi. Il n’y avait là rien d’exceptionnel concernant la bataille sans nom ou la tête. En ce temps-là, les batailles étaient fréquentes et leur donner un nom était une chose dont la plupart des gens ne se souciaient pas ; quant aux têtes tranchées, il en voyageait tout le temps dans notre grand pays pour le bon plaisir de tel ou tel prince. Le sultan, dans sa capitale du Nord, en avait rassemblé toute une collection. Après la bataille insignifiante se produisit, étonnamment, un événement, de ceux qui changent le cours de l’histoire. On raconte que les femmes de ce minuscule royaume vaincu dont la plupart étaient devenues veuves à la suite de la bataille sans nom quittèrent la forteresse de quatrième catégorie et, après avoir fait de multiples offrandes au temple de cinquième catégorie, traversèrent la rivière à bord de frêles esquifs, dans un improbable défi au tumulte des flots, marchèrent quelque temps vers l’ouest le long de la rive sud, allumèrent un grand bûcher et se suicidèrent en masse en s’immolant par le feu. Avec gravité, sans émettre la moindre plainte, elles se firent mutuellement leurs adieux et se mirent en marche sans hésiter. Il n’y eut pas non plus le moindre cri lorsque leur chair s’enflamma et que l’air s’emplit de la puanteur de la mort. Elles brûlèrent en silence, on n’entendit que les craquements du feu. Pampa Kampana assista à toute la scène. C’était comme si l’univers lui-même lui adressait un message disant, ouvre tes oreilles, respire et apprends. Elle avait neuf ans et se tenait là à observer la scène, les yeux emplis de larmes, serrant de toutes ses forces la main de sa mère qui, elle, gardait les yeux secs, elle regardait toutes les femmes qu’elle connaissait pénétrer dans le brasier, s’y asseoir, s’y tenir debout ou s’allonger au cœur de la fournaise qui faisait jaillir des flammes de leurs oreilles ou de leur bouche : la vieille femme qui avait tout vu et la jeune qui faisait ses premiers pas dans la vie, la fille qui haïssait son père, le soldat mort, et l’épouse qui avait honte de son mari qui n’avait pas sacrifié sa vie sur le champ de bataille, la femme qui chantait avec une belle voix et celle qui avait un rire effrayant, la femme aussi décharnée qu’un bâton et la femme grosse comme un melon. Au cœur du brasier elles avancèrent résolument et l’odeur de leur mort donna à Pampa l’envie de vomir, c’est alors que, horrifiée, elle vit sa propre mère Radha Kampana lui lâcher doucement la main et, très lentement mais avec une résolution absolue, se mettre en marche pour rejoindre le bûcher des mortes sans même lui dire adieu. Pour le restant de ses jours, Pampa Kampana, qui portait le même nom que la rivière sur les rives de laquelle tout ceci s’était passé, garderait dans les narines l’odeur de la chair de sa mère en train de brûler. Le bûcher était constitué de bois de santal auquel on avait ajouté quantité de clous de girofle, d’ails, de graines de cumin et de bâtons de cannelle comme si les femmes brûlées étaient préparées sous forme d’un plat bien relevé, destiné aux généraux victorieux du sultan pour qu’ils s’en délectent, mais ces parfums – le curcuma, la cardamome brune et la verte aussi – ne parvenaient pas à masquer la singulière âcreté cannibale de femmes en train de cuire et, au contraire, rendaient leur odeur encore plus insupportable. Pampa Kampana ne mangea plus jamais de viande et ne put jamais se résoudre à demeurer dans une cuisine où l’on en préparait. Tous ces plats exsudaient le souvenir de sa mère et lorsque Pampa Kampana voyait des gens manger des animaux morts, elle était obligée de détourner le regard. Le père de Pampa Kampana était mort jeune, bien avant la bataille sans nom, de sorte que sa mère ne faisait pas partie de ces femmes devenues veuves récemment. Arjuna Kampana était mort depuis si longtemps que Pampa ne se souvenait pas de son visage. Tout ce qu’elle savait de lui était ce que Radha Kampana lui avait raconté, que ç’avait été un brave homme, le potier très apprécié de la ville de Kampili et qu’il avait encouragé sa femme à apprendre, elle aussi, l’art de la poterie de sorte qu’à sa mort elle avait repris son commerce et s’était montrée bien plus que son égale. Radha, ensuite, avait guidé les mains de la petite Pampa sur le tour de potier et l’enfant étant déjà une habile fabricante de pots et de bols, elle avait appris une leçon importante : aucun travail n’était le monopole des hommes « ( copyright Salman RUSHDIE/ Acte Sud).

Extrait d’un article du «  Los Angeles Time”  (février 2023)

“As he releases a new novel, “Victory City,” Rushdie has returned to seclusion, declining media requests. He has not made a public appearance since the attack that left him gravely injured. Rushdie’s absence speaks volumes. How can we tell the dancer from the dance? The writing and the writer are one. The public attack on Rushdie’s life, while publicly exercising his right to free speech, will surely affect how his work is received and, broadly, how we perceive the role of writers as public intellectuals,” said Ana Cristina Mendes, a professor at the University of Lisbon and author of the book “Salman Rushdie in the Cultural Marketplace.” Rushdie is, especially now, a kind of secular saint who was nearly sacrificed for free speech” Close to the end of “Victory City,” the narrator is blinded by an angry rival. Rushdie lost an eye in the attack at the Chautauqua Institution. But according to Random House, his publisher, the manuscript was already completed. The passages are terrifyingly prescient, imagining how a blinded writer might feel.Kampana is asked, “Is there still something you hope for, something you want? I know, your lost eyesight, of course. … But some secret desire?”

“My time of desiring is over,” Kampana replies. “Now everything I want is in my words, and the words are all I need.”

It’s true for every writer, in the long run; the words will have to be enough.

Ms Kellogg( critic at the “Los Angeles Time” -and former book- editor of “The Times”).

Traduction:

« Alors qu’il publie son nouveau roman, Salman Rushdie demeure invisible, refusant toutes les interviews. Il n’a pas  accordé de RDV à la presse depuis l’attentat d’Aout 2022, qui, le blessant grièvement, faillit lui coûter la vie. L’impossibilité dans laquelle il se trouve  d’assumer la promotion  de son roman dit tout. Comment définir le ballet  en l’absence du danseur ? L’écriture et l’écrivain ne font qu’un. L’attentat que Rushdie  a subi lui dénie le droit de s’exprimer librement. Cette problématique affectera certainement la suite de son œuvre, l’empêchant de parler en public. L’ attentat qu’il a subi  aura des conséquences sur la réception du livre et affectera plus généralement la manière dont nous percevons le rôle des auteurs dans l’espace public, déclara Ana Christina Mendes, professeure de l’enseignement supérieur à Lisbonne et auteure de l’essai «Le rôle de Salman Rushdie  dans l’espace contemporain ».  Salman Rushdie est devenu une sorte de saint laïc, offert en sacrifice  au nom de la liberté d’expression ».

A la fin du  roman, la narratrice devient aveugle, suite  à l’attaque monstrueuse de son ennemi. D’après « Random House »  « La Cité de la Victoire » était terminé lorsque Rushdie fut lui-même victime de  l’attentat qui  lui fit perdre  l’ œil droit. Ce passage du livre est  d’autant plus glaçant. « Ce doit être très dur, d’être aveugle ? demande Salman Rushdie.. « Qu’espérez-vous à présent?  Existe-t-il quelque chose qui adoucirait ce calvaire, un espoir peut -être, un désir secret ?

-Le  temps du désir est révolu.  Ce que je voudrais plus que tout, c’est de retrouver mes mots. Je voudrais retrouver les mots.

Ce serait sans doute la même réponse pour  n’importe lequel écrivain, se dit la critique du « Los Angeles Time »… ( traduction AG)

Pour retrouver le précédent article d'Annick Geille sur Salman Rushdie : cliquez ICI

Copyright Salman Rushdie / La Cité de la Victoire/Actes Sud/ toutes librairies et « La Boutique » 336 pages/23 euros à partir du 6 septembre prochain.

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