Rejet culturel de la Chine : les racines de l’indépendance politique de Taïwan et de son attachement à la liberté démocratique<!-- --> | Atlantico.fr
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La présidente taïwanaise Tsai Ing-wen et le vice-président William Lai assistent à une cérémonie marquant la fête nationale de l'île, le 10 octobre 2022. (Photo de )
La présidente taïwanaise Tsai Ing-wen et le vice-président William Lai assistent à une cérémonie marquant la fête nationale de l'île, le 10 octobre 2022. (Photo de )
©Sam Yeh / AFP

Bonnes feuilles

Emmanuel Dubois de Prisque publie « La Chine et ses démons Aux sources du sino-totalitarisme » aux éditions Odile Jacob. La gouvernance de plus en plus totalitaire du régime chinois se voit aujourd’hui fortement contestée, notamment en Occident. L’auteur montre que la politique chinoise obéit à des rites sacrificiels dont le souverain est à la fois le grand prêtre et la victime potentielle – des premiers empereurs jusqu’à Mao Zedong ou Xi Jinping. Extrait 2/2.

Emmanuel Dubois de Prisque

Emmanuel Dubois de Prisque

Emmanuel Dubois de Prisque est chercheur associé à l'Institut Thomas More et co-rédacteur en chef de la revue Monde chinois nouvelle Asie.

 
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La voie est donc étroite pour les chrétiens chinois, entre soumission au pouvoir, synonyme d’abandon de l’idéal de liberté spirituelle, et rébellion ouverte menant à la prison, voire à la mort. Cela signifie-t-il qu’il n’existe pas de compatibilité possible entre la Chine traditionnelle telle que le pouvoir veut la restaurer et la liberté religieuse et politique ?

Il est un argument (qui paraît souvent irréfutable à ceux qui l’avancent) qui va à l’encontre de l’idée selon laquelle il existerait une Chine éternelle, éternellement incompatible avec les formes politiques occidentales. Cet argument, c’est Taïwan. La scène politique taïwanaise s’est démocratisée dans les années 1980 et 1990, alors que le Kuomintang était un parti autoritaire, voire totalitaire, en particulier lorsqu’il était au pouvoir sur le territoire chinois, puis à Taïwan dans les années 1950 durant lesquelles la répression anticommuniste fut particulièrement féroce. La démocratisation taïwanaise s’est faite sous l’influence du protecteur américain, mais aussi et surtout selon une dynamique propre à la société taïwanaise. Aujourd’hui, alors même que la population taïwanaise est très majoritairement han, c’est-à-dire de la même ethnie que la majorité de la population chinoise, la démocratie est fermement implantée à Taïwan et semble prouver que la culture chinoise est compatible avec la démocratie. En effet, le fonds culturel sur le continent et celui de Taïwan étant très similaires, il faudrait donc en conclure que rien dans la culture chinoise ne s’oppose à la liberté. Les choses ne sont malheureusement pas si simples, ne serait-ce que parce que Taïwan n’est pas la Chine. Il y a dans ce mot de « Chine », pour les dirigeants du pays dont la capitale est à Pékin et non à Taipei, une exigence de fidélité historique qui n’existe pas à Taïwan.

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À Taipei, le 20 mai 2016, la présidente Tsai Ing-wen, lors de son discours inaugural, engageait audacieusement les autorités des « deux côtés du détroit de Taïwan » à « se débarrasser du fardeau de l’histoire ». Tandis que la République populaire de Chine, de l’autre côté du détroit, veut redresser les torts de l’histoire et siniser la Chine, la présidence taïwanaise quant à elle consacre son énergie à construire une société dont les valeurs démocratiques et libérales sont inspirées de l’Occident (et singulièrement des États-Unis). Le contraste est saisissant, mais il n’est pas certain que le fardeau de l’histoire chinoise pèse sur les épaules continentales d’un poids moins lourd qu’à Taïwan, où l’on veut ouvertement s’en défaire. Jusqu’à ces dernières années et le brusque coup d’arrêt de 2020, le nombre chaque année plus important d’étudiants chinois qui s’installaient dans les pays anglo-saxons après leurs études, les fuites massives de capitaux, les montants incroyables investis à l’étranger dans les domaines les plus divers par les entreprises chinoises, l’émigration tous azimuts, les conversions au christianisme, la vigueur d’un séparatisme politique inédit à Hong Kong, tout cela témoignait d’une fuite de la Chine hors de la Chine que le Parti communiste, tout à ses rêves de grandeur retrouvée, peinait à contrer malgré les moyens qu’il mettait en œuvre pour cela. La conflagration de ces deux rêves, le rêve d’une Chine puissante, d’un monde modelé par la Chine, et le rêve d’un avenir individuel occidental – au cœur de ce que la Chine s’imagine être l’Occident –, est un phénomène d’autant plus frappant qu’il semble, à défaut de pouvoir diviser le monde politique chinois enlisé dans l’autoritarisme, diviser en son cœur l’intimité de beaucoup de Chinois. Mais cette division, dont le surmoi national-communiste impose le refoulement, se manifeste aujourd’hui de façon éclatante dans la géographie politique de ce que certains appelaient naguère « la Grande Chine » : la Chine nationaliste de Xi Jinping, d’un côté, le Taïwan occidentaliste de Tsai Ing-wen, de l’autre, rendent politiquement sensibles les deux pôles contradictoires de la psyché contemporaine chinoise.

Cette volonté de « sortie de la Chine » n’aurait cependant pas pu advenir si elle n’avait trouvé dans l’histoire spécifique de Taïwan des éléments puissants pour la soutenir. C’est ce que nous apprend par exemple la trajectoire de Peng Ming-min, décédé le 8 avril 2022 à l’âge vénérable de 99 ans, et qui fut un des principaux militants de l’autonomie taïwanaise, dès les années 1960. Avant d’être candidat à l’élection présidentielle de 1996 face à Lee Teng-hui, Peng avait rédigé en 1970 une autobiographie intitulée Le Goût de la liberté qui relate sa jeunesse, son parcours universitaire, puis son engagement à partir des années 1960 au côté des forces autonomistes taïwanaises contre le Kuomintang, qu’il avait pourtant servi pendant quelques années. Peng est le fils d’un médecin presbytérien très pieux dont les ancêtres ont quitté la province méridionale chinoise du Fujian, chassés par la misère, pour s’installer à Taïwan au XIXe siècle. Il fit ses études au Japon, puis à Montréal, avant de poursuivre ses recherches en droit international à Paris pendant deux ans. Il vécut par ailleurs en exil pendant vingt-deux ans, pour échapper à une résidence surveillée imposée par le parti unique au pouvoir, avant de revenir à Taïwan dans les années 1990, après la démocratisation. Il est devenu une figure tutélaire du mouvement autonomiste, puis indépendantiste taïwanais. Si la colonisation japonaise et la présence américaine sur l’île ont chacune à leur manière favorisé l’émergence d’une conscience nationale taïwanaise dans l’esprit d’intellectuels formosans tels que Peng Ming-min, il est cependant difficile de savoir, entre Chine, Japon et Occident, ce qui est authentiquement formosan dans l’héritage et le parcours personnels de Peng. Lorsque Peng décrit dans son autobiographie ce qu’il appelle le « grand changement » dans la politique du gouvernement en 1965, au moment où le Kuomintang décida d’« effacer toute trace de l’identité formosane », le seul exemple qu’il donne de cet effacement concerne le regard dorénavant négatif porté sur le presbytérianisme. Il s’agit de la seule référence substantielle à l’identité taïwanaise de tout l’ouvrage. De même, de façon symptomatique, Peng éprouva une sensation de « vraie liberté » inédite au moment où il quitta pour vingt-deux ans d’exil la terre de la « Chine libre », comme la République de Chine aimait à se faire appeler dans le contexte de sa lutte contre le communisme, c’est-à-dire au moment où il dut se résoudre à abandonner sa terre natale taïwanaise. C’est ce qu’il décrit dans les premières lignes de son autobiographie : « Les dernières lumières de l’île s’effaçaient progressivement derrière moi. J’étais en haute mer et hors d’atteinte des agents de la Chine nationaliste. De toute ma vie, je n’avais jamais éprouvé une telle sensation de vraie liberté 25. » Cette liberté retrouvée loin de « la Chine », fût-elle installée sur le sol natal, se comprend aussi comme une volonté de se libérer de la force étouffante que le groupe et la communauté peuvent prendre dans le contexte chinois. Le douzième point du premier manifeste en faveur des réformes politiques rédigé par Peng Ming-min et ses amis autonomistes en 1964 s’attaquait à la « Chine ancienne » au nom du droit de tout un chacun à une « personnalité indépendante ». Du fait de certains solides préjugés attachés à la Chine, grande est la force que peut prendre la notion d’« indépendance » dans le contexte sino-taïwanais, indépendance qu’il faut entendre à la fois dans son sens personnel (au sens d’une personnalité indépendante) et politique (au sens de l’indépendance d’un pays). La Chine représente non seulement l’entité collective concrète dont il faut s’émanciper, mais aussi le groupe qui, par essence, du fait de ses valeurs et de ses pratiques, survalorise l’appartenance au groupe et bride la personnalité individuelle. La Chine, c’est donc le groupe au carré. Dans le contexte taïwanais, la recherche d’indépendance à l’égard d’une collectivité oppressive prend tout uniment et sans contradiction une dimension personnelle et politique.

Ce goût d’une liberté purement négative sera heureusement doublé chez Peng d’une conception de la nation qui doit beaucoup à celle qu’Ernest Renan développa dans sa conférence donnée au Collège de France en 1882, intitulée « Qu’est-ce qu’une nation ? ». Selon cette conférence fameuse, « l’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours », et ne peut donc se passer pour exister du consentement de ceux qui en sont membres. Peng rend hommage à Renan dans la préface à l’édition française de son autobiographie. Rappelons ce que disait Renan à propos de la nation dans le contexte de la rivalité franco-allemande pour le contrôle de l’Alsace-Lorraine, alors que l’Allemagne mettait l’accent sur la « race » commune germanique et que la France insistait sur la volonté que beaucoup d’Alsaciens et de Lorrains manifestaient de rester ou de redevenir français. « L’histoire humaine diffère essentiellement de la zoologie. La race n’y est pas tout, comme chez les rongeurs ou les félins, et on n’a pas le droit d’aller par le monde tâter le crâne des gens, puis les prendre à la gorge en leur disant : “Tu es notre sang ; tu nous appartiens !”» Cela peut s’entendre comme une réponse plus de cent trente ans à l’avance aux déclarations régulières actuelles des dirigeants chinois, Xi Jinping en tête, à propos de Taïwan : « Nous sommes des frères unis par la chair même si nos os sont rompus. Nous sommes une famille dont le sang est plus épais que l’eau [...]. Aucune force ne pourra nous séparer. »

À l’inverse, les Taïwanais ont, sous une influence américaine devenue très prégnante dans l’après-guerre, adopté une mythologie politique remarquablement similaire à celle des États-Unis. Comme le dit à de nombreuses reprises George H. Kerr dans son ouvrage Formose trahie, « la majorité des gens qui vivent aujourd’hui à Formose [...] étaient de hardis pionniers, courageux et aventureux [...]. [Ils] se trouvaient sur une véritable frontière ; leurs contemporains dans la lointaine Amérique fournissent un bon parallèle, s’il est utile d’en avoir un, pour illustrer leur situation ». Cette identification réciproque de Taïwan et des États-Unis fournit une bonne clé de compréhension de la solidarité qui lie Washington à Taipei malgré les impératifs conjugués de la realpolitik et de la repentance post-coloniale qui poussèrent certains pays occidentaux, puis en 1971 les États-Unis, à « reconnaître » l’unicité de la Chine telle que la conçoit Pékin et, en 1979, la République populaire de Chine elle-même. La dimension religieuse, naguère encore si prégnante aux États-Unis, n’est pas absente à Taïwan. Le « père de la nation taïwanaise », Lee Teng-hui, qui faillit dans sa jeunesse devenir pasteur presbytérien, n’hésita pas lors de sa première présidence à s’identifier à un nouveau Moïse, qui aurait fait passer à son peuple la mer Rouge de la dictature chinoise pour le mener sur le rivage de la Terre promise démocratique. Selon le leader singapourien Lee Kuan Yew, le président chinois Jiang Zemin lorsqu’il prit connaissance de cette déclaration entra en fureur et mit fin au rapprochement entre les deux rives entamé en 1992. George Kerr insiste dans son ouvrage sur l’idée que se faisaient les Taïwanais des États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : l’Amérique, c’était le « pays de Dieu ». Malgré l’admiration persistante qu’ils vouent souvent encore aux États-Unis qui restent les premiers garants de la liberté et de la sécurité de l’île, les Taïwanais sont aujourd’hui revenus de cette idéalisation univoque de l’allié américain qui ne sut ou ne voulut les défendre contre les exactions de l’armée nationaliste en 1947.

L’exemple taïwanais mis en avant par ceux qui défendent une compatibilité entre la culture chinoise et la liberté est donc profondément ambigu. Si l’argument est formellement vrai, la liberté politique à Taïwan s’est faite grâce à une volonté affirmée de s’arracher à la tyrannie chinoise, arrachement qui pouvait passer, nous le voyons avec Lee Teng-hui, par l’usage de références religieuses inscrivant Taïwan du côté de la liberté judéo-chrétienne. Les quatre plus grands leaders de la République de Chine (Sun Yat-sen, Tchang Kaï-chek, Chiang Qing-kuo et Lee Teng-hui) furent d’ailleurs chrétiens, convertis à l’âge adulte et tous pratiquants. On ne saurait à cet égard trop insister sur la personnalité de Soong Mei-lin, épouse de Tchang Kaï-chek, née dans une famille méthodiste influente et très pieuse. Elle jouera un rôle majeur pour arrimer Taïwan dans le camp occidental. Lors de son mariage avec Tchang, elle exigea de lui une stricte monogamie, très inhabituelle pour les hommes de pouvoir en Chine.

L’indépendance politique de fait de Taïwan et son attachement à la liberté démocratique s’appuient donc sur un rejet culturel de la Chine qui tend plutôt à confirmer l’idée selon laquelle la culture chinoise, au moins lorsqu’elle devient une référence explicite du pouvoir, et qu’elle sert d’instrument pour marginaliser les influences culturelles et spirituelles extérieures, n’est guère compatible avec de véritables institutions démocratiques.

Extrait du livre d’Emmanuel Dubois de Prisque, « La Chine et ses démons Aux sources du sino-totalitarisme », publié aux éditions Odile Jacob

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