Pas besoin de refaire le procès Kerviel mais si on faisait celui de la finance, voilà l’acte d’accusation <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Jérôme Kerviel
Jérôme Kerviel
©

Au crible

Les divers rebondissements de l'affaire Kerviel en disent long sur la perception médiatique d'un secteur financier dont l'image est toujours plus négative. Les scandales qui se sont additionnés depuis la crise des subprimes n'en finissent ainsi plus de créer de nouveaux reproches, à tel point qu'on en vient parfois à oublier les véritables problèmes du capitalisme financier de l'après-crise.

Daniel B.

Daniel B.

Daniel B. a travaillé comme opérateur de salles de marché, et comme gérant de fonds. Il s'est redirigé aujourd'hui vers l'analyse macroéconomique. Il s'exprime pour Atlantico sous pseudonyme.

Voir la bio »
Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

Voir la bio »

L'incarcération de Jérôme Kerviel ramène sur la scène médiatique les pertes qu'il a générées lorsqu'il était opérateur de marché à la Société générale. Cette affaire a contribué à accroître la défiance de l'opinion publique pour le secteur de la finance. D'autres scandales (Libor, trading à très hautre fréquence) ont alimenté les griefs contre un secteur mal-aimé. Le point sur les reproches les plus courants.

1 - Il y a un déficit de surveillance des banques sur les agissements de leurs employés

Mathieu Mucherie :C’est le secteur de loin le plus régulé et surveillé. Je rédige ces lignes sur un ordinateur où les pare-feux sont tels que l’accès à internet est moins libre qu’en Chine communiste, et où les clés USB seront bientôt prohibées. Et je ne suis pas trader, loin de là... 

Daniel B. :Les procédures de surveillance, pour connaître cela de l'intérieur, sont très "serrées". Il y a peu de salariés dans une grosse banque qui sont autorisées à pendre des positions massives impliquant un part majeure de la couverture de la banque, ou à agir d'une façon contraire aux recommandations des déontologues et des stratèges.

De l'extérieur on a le sentiment avec l'affaire Kerviel que tout le monde peut faire tout et n'importe quoi. De mon côté, j'émettrais -comme tant d'autres observateurs- des réserves concernant la version de la Société générale concernant le machiavélisme d'un employé, capable de déjouer en solo les garde-fous mis en place par équipes de polytechniciens et de spécialistes du contre piratage des systèmes internes de la Banque... puis les multiples alertes émises par les chambres de compensation européennes sur lesquelles aucune personne extérieure à ces entités n'a la main. J'ai le sentiment d'ailleurs que les risques sont généralement bien circonscrits : lorsque l'on découvre, comme dans le cas de l'affaire de "la baleine de Londres" (du surnom d'un trader français qui a fait perdre plus de 6 milliards de dollars à JPMorgan, ndlr) qu'un employé a pris des positions gigantesques, on s'aperçoit que cela a été fait avec la "négligence" complice des instances de surveillance.

2 - Il existe une culture de la rémunération au bonus et un management centré sur la réalisation d'objectifs purement chiffrés

Mathieu Mucherie : Ce serait bien. C’est plus compliqué dans la réalité. En dehors de certains hedge funds, c’est loin d’être règle. Et la mesure de la performance est autant un art qu’une science. 

Daniel B. :Il est clair que la "culture du bonus" en France est moins prégnante qu'à Londres ou New York où elle constitue l'ADN même des traders et des banques d'investissements. Par contre la question des bonus pour des banques qui sont surtout chargées d'accorder des prêts à des PME ou des particuliers n'est pas sujet à polémique .

3 - La finance est une activité totalement déconnectée de l'économie réelle

Mathieu Mucherie : Entendre dire ça par des enseignants, des scientifiques, des professions juridiques et des journalistes, j’adore ! Plus sérieusement, de quelle finance parle-t-on ? Le gros de la finance, c’est prêter de l’argent. Et quand on prête beaucoup, on regarde un peu si les gens peuvent vous rembourser, si on peut faire autre chose de cet argent dans ce vaste monde, si on ne risque pas d’être remboursé en monnaie de singe, etc. Donc on regarde la croissance, les risques, l’inflation, d’une façon ou d’une autre. Idem pour la partie de la finance consistant à gérer des actifs, ou à les assurer. Reste le trading pur et dur, et encore… mais c’est combien de divisions ? Surtout en France…

Daniel B. : Dans toutes les banques où on manipule beaucoup d'argent, les opérations importantes sont confiées aux meilleurs cerveaux qui ont une culture mathématique et de programmeur nettement supérieur à la culture macroéconomique ou d'entreprise classique.

4 - Les postes sensibles sont occupés par des employés souvent jeunes et peu expérimentés

Daniel B. :: La jeunesse n'est pas en soi un handicap lorsqu'elle est synonyme de réactivité et d'adaptabilité... elle devient problématique lorsque la confiance dans l'outil informatique ou les "process" l'emporte sur toute autre considération (science sans conscience... proverbe connu).

5 - L'Etat qui dédommage les banques fautives sans demander d'expertise permet d'éviter de faire émerger les vraies responsabilités

Mathieu Mucherie : Halte à la théorie du complot ! Ou alors situez-là, là où de vrais complots se trament, c'est-à-dire à Francfort…

Daniel B. :La façon dont le procès Kerviel s'est déroulé, instruit à charge sans examen contradictoire des thèses en présence (faut-il y voir le syndrome de l'accusé trop coupable pour être entendu ?), les demandes de démonstration de l'extériorisation de pertes -dont le montant  est  demeuré de l'ordre du déclaratif- auxquelles la justice n'a pas accédé, tout cela ne peut que susciter un certain trouble.

6 - L'intervention de l'Etat : des relations incestueuses avec la finance

Mathieu Mucherie : Les relations incestueuses n’ont pas eu besoin de l’affaire Kerviel pour exister en France, et au fond leur ressort c’est le capitalisme sans capital (et au fond sans capitalistes) que ce pays a tenté d’instaurer, en particulier dans les années 1980 avec les noyaux durs, les participations croisées, etc. Mais je ne tiens pas à en dire plus ! 

Daniel B. :Il me paraît avéré qu'il existe depuis des décennies un processus en termes d'aller-retour entre le public et le privé (cabinets ministériels/direction de groupes cotés sur le SBF-120).

On retrouve les mêmes profils – énarques, inspection des finances… – à Bercy et dans la plupart des établissements bancaires. Je connais peu d'établissements bancaires qui n'ont pas un énarque à leur tête, et je connais peu d'énarques qui n'entretiennent pas leur réseau, et bien au-delà  de leur seule promotion et au-delà de l'Atlantique (les élites n'ont plus de frontières depuis fort longtemps).

7 - Le lobbying financier empêche la mise en place d'une régulation efficace

Mathieu Mucherie :La régulation existe, et pour cause, je l’ai rencontrée. Et la supervision vient de passer du coté de la BCE, ce qui là est un vrai scandale quand on y pense (où est le track record de la BCE ? où sont les garanties que la "muraille de Chine" avec la politique monétaire ne sera pas une passoire ? etc). 

Daniel B. : L'enterrement de première classe de la taxe Tobin "à la française" ou "à l'européenne" notamment sur le trading à haute fréquence est un signe. Le projet a été totalement vidé de sa substance alors qu'il s'agissait bien de gains fantômes où ce sont des machines qui identifient des gisements de gains sur une opération de moins d'une seconde. Ces gains ne sont pas taxés alors que l'investisseur particulier qui va prendre un risque sur plusieurs années, avec huit ans d'attente pour accéder à un régime fiscal avantageux, va supporter des conditions bien plus dures. S'il n'y a pas de taxation des transactions purement spéculatives, c'est car – fatalement – des voix ont été entendues en haut lieu.

8 - Il existe un shadow banking important qui échappe à la régulation

Mathieu Mucherie : Oui et non. Tout dépend de la définition de ce secteur. Le plus gros n’est pas si "shadow" que ça. Et depuis 2008 les clients veulent des choses simples ("back to basics !") ce qui limite de toute façon la plupart des montages sophistiqués.  

Daniel B. :Nous avons mesuré le gigantisme de ce phénomène en 2008 lorsque l'on a découvert que des banques ont externalisé via des filiales dans des paradis fiscaux des montants énormes de dérivés sur des produits hypothécaires. La banque, pour gonfler son chiffre d'affaire sans affecter sa solvabilité, finance des filiales hors bilan qui portent des positions à risque, les renégocient auprès d'investisseurs parfois peu ou pas assez avertis. Un bilan bancaire peut être présenté de façon "hédoniste", afin d'afficher une bonne santé de façade en soustrayant des engagements porteurs de risque le temps de la synthèse du bilan, pour les réintroduire ensuite.

9 - L'obligation d'afficher une bonne santé de façade conduit à manipuler les taux comme dans le cas du scandale du Libor

Mathieu Mucherie : Non, les chiffres sortent (sauf ceux des banques régionales allemandes, allez savoir pourquoi). Le scandale du Libor n’est pas lié à l’obligation de faire bella figura ; c’est plutôt un problème d’incitations mal posées et de consanguinité.

Daniel B. :Un bilan bancaire peut être présenté de façon "hédoniste", en soustrayant des engagements porteurs de risque le temps de la synthèse du bilan, pour les réintroduire ensuite…

10 - La finance est un secteur animé d'une obsession généralisée pour le court terme

Mathieu Mucherie :Allez dire ça à tous ceux des boîtes de high-tech (Amazon…) et de biotech qui ont été financés alors qu’ils étaient déficitaires pendant 10 ou 20 ans… Allez dire ça dans des compagnies d’assurance ou des fonds souverains où les investissements se font sur 15 ou 20 ans… Allez dire ça à tous ceux qui financent des entreprises qui trouvent portes closes en dehors des marchés de junk bonds (de nos jours on dit high yield, c’est mieux)… bref.

Daniel B. :On est là au cœur du problème. Regardez comment sont calculés les bonus. Ils sont définis sur des plus-values virtuelles, et quand la machine explose, si des pertes abyssales se matérialisent, les bonus ne sont pas remboursés…

Si on met tant de moyens informatiques et intellectuels pour créer des "machines de guerre algorithmiques" collées aux ordinateurs des grandes places de cotation, on n'est même plus dans le court terme.
On est déjà dans de "l'ultra court terme". On pense en effet pouvoir maîtriser cette dimension de temps alors que le moyen ou long terme est tellement rempli d'incertitudes qu'il ne permet pas de faire exploser immédiatement les bénéfices.

Atlantico : Si l'on considère les dérives de la finance et la richesse qu'elle parvient cependant à générer, quel bilan coûts/avantages peut-on faire de ce secteur d'activité ? Est-il "positif" pour l'économie ?

Mathieu Mucherie :Globalement positif… pour une raison simple : un monde sans finance serait très lent et très frugal. Regardez l’hiver 2008-2009, celui de la grande glaciation financière : le commerce international restait à quai, tout se désagrégeait. Si la FED n’avait pas fait un quantitative easing début 2009, j’ai une petite idée du scénario qui aurait émergé : un mélange de "Je suis une légende" (sans Will Smith) et de "28 jours plus tard"… 

Daniel B. :Depuis 2008, tout le monde a compris en quoi consiste la privatisation des profits et la nationalisation des pertes... et avec le fameux "too big to fail" auquel a succédé le "too big too jail", on est à peu près certains que quelles que soient les bêtises faites, on sera renfloué et pas condamné.

A partir de là, si vous ajoutez que les banques confisquent l'argent que les banques centrales mettent à la disposition du "système" pour être investi dans des stratégies à effet de levier, on peut faire le constat d'activités quasi inutiles. Le montant des dérivés atteint aujourd'hui 700 000 milliards de dollars soit dix fois le PIB réel de toutes les économies fonctionnant sur la planète, il est évident que ce n'est pas n'importe quel type d' acteur économique qui participe au gonflement de cette bulle.
Ce ne sont même probablement que 5% des banques qui détiennent 95% de ces en-cours, ou qui les ont générés. Mais par contre, in ne faudrait pas oublier le rôle positif que jouent toute les banques qui ne font pas de spéculation et dont le rôle est de financer les entreprises, comme certaines  des banques en Suisse ou au Luxembourg, ou des banques mutualistes  qui, elles, ne font que de la gestion patrimoniale sans se servir des dépôts pour faire de la spéculation. Celles-là font leur métier.

Quel bilan peut-on aussi faire des tentatives de régulation lancées depuis le déclenchement de la crise ?

Mathieu Mucherie : Tentatives est le mot… Si on parle de Bale III, disons que le LCR était une bonne idée pour ralentir encore la vélocité de la monnaie et pénaliser l’activité. Dodd-Franck & cie enrichissent surtout les amis avocats et consultants d’Obama. Le pouvoir a glissé vers les banques centrales, et la paperasse se renforce. Sur le fond, cette crise monétaire est traitée comme une crise bancaire, on s’attaque donc aux effets et non aux causes. Le "syndrome Volcker", si je puis personnaliser un peu.

Daniel B. : Il y a un échec patent. Aux Etats-Unis, le lobby bancaire a investi des sommes colossales pour faire échouer tout projet de régulation. Les projets de loi pour réguler les activités financières ont été largement expurgés. Il y aura tout au plus une obligation de réduire la taille des entités faisant des opérations de marché. Mais rien n'empêche une banque de créer cinq filiales qui font chacune "X " milliards$ de chiffres d'affaires de façon à respecter les seuils légaux quand l'entité d'origine apparaît soudain 5 fois trop grosse.

Pourquoi les politiques de régulation peinent-elles tant à contraindre le secteur financier et semblent souvent promises à l'échec ?

Mathieu Mucherie : Parce que le but ne devrait pas être de pénaliser la finance mais de la rendre plus ouverte et plus concurrentielle. La finance se referme sur elle-même quand on cherche avec de gros sabots à la taxer alors qu’elle est internationale, à la ralentir alors qu’elle est pénétrée par les technologies. Trop souvent c’est le "one size fits all" qui domine chez les régulateurs, on le voit bien avec Solvabilité 2 par exemple ; on n’a vraiment pas à faire à des gens qui connaissent le secteur ou qui lui veulent un peu de bien. 

Daniel B. :Les banques sont plus malignes, à tous les niveaux. Goldman sachs a des hommes clés dans le périmètre de tous les grands décideurs, aussi bien dans les banques centrales qu'à la Maison Blanche (bien que cette dernière soit plutôt, depuis Obama, plus demandeuse  de conseillers émanant de  JPMorgan).

Ils vont mener un intense lobbying au Congrès pour faire échouer toute tentative de régulation en usant de moyens financiers quasi illimités. Vous avez aussi tout le lobbying des banques européennes contre Bâle III… Sans conclure à l'enterrement  complet du projet initial, on voit que sa mise en œuvre est bien moins contraignante que prévu. Et l'argument de la part des banques est toujours le même : "si vous réglementez, cela "va tuer le business" et nuira à notre capacité de financer l'économie réelle".

Que serait-il possible et crédible de faire pour apporter une réponse permettant de résoudre les principaux problèmes liés à la finance ?

Mathieu Mucherie :La cible de croissance du PIB nominal ! Scott Sumner ! Nicolas Goetzmann ! Imaginez un monde où le banquier central ferait son travail, et en transparence… l’assurance de ne plus connaitre des chocs façon 2008, cela tuerait dans l’œuf les plus gros chocs financiers. Je ne dis pas que c’est l’alpha et l’oméga. Mais cela ne coûterait rien, et c’est déjà l’esprit du Traité européen, il n’y aurait même pas besoin de le changer. Les seuls perdants seraient les oligarques de la BCE. Toutes les autres propositions (taxe pseudo-Tobin,…) sont des usines à gaz ou des brouets d’eau tiède.

Dans un 2e temps (mais là c’est plus ambitieux, et plus conflictuel), on pourrait imaginer de revenir au plan de Chicago, c'est-à-dire retirer aux banques commerciales le pouvoir de créer de la monnaie. L’Etat (démocratique) serait responsabilisé à 100%, sur l’inflation et sur les bulles ; et tout le système gagnerait beaucoup en simplicité. Irving Fisher et Milton Friedman, qui n’étaient pas d’odieux bolchéviks, militaient pour cette grande réforme monétaire. Des économistes du FMI de nos jours la réhabilitent. Mais c’est surement trop demander à l’heure actuelle. Commençons déjà par le ciblage du PIB nominal ! 

Daniel B. :En Europe, il y a 28 pays et 28 réglementations différentes… Cela permet aux banques de déplacer les activités là où les règles sont les moins contraignantes. S'il y avait une harmonie fiscale au sein de l'Europe, les banques seraient  taxées et supervisées de façon uniforme et ne pourraient pas s'amuser à jongler avec les règlementations locales.

Mais dans la mesure où les Etats-Unis restent le pays leader, et où les banques y sont toutes puissantes, je ne pense pas qu'il  y ait de solution simple permettant de réconcilier tant d'intérêts antagonistes, à moins que tous les membres du Congrès se sentent soudain investis de la mission de défendre les intérêts des 99% par opposition aux 1% les plus riches, lesquels  sont les principaux contributeurs financiers des campagnes politique locales comme fédérales... en toute légalité, il convient de le souligner, et nous touchons là au véritable coeur du problème.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !