Natasha Brown : « Il n’y a pas de succès. Seulement des échecs temporairement évités »<!-- --> | Atlantico.fr
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Natasha Brown publie "Assemblage" aux éditions Grasset.
Natasha Brown publie "Assemblage" aux éditions Grasset.
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Assemblage : « action d’assembler des éléments pour former un tout ». Fragmentaire et inspiré, tel est l’autoportrait que trace Natasha Brown à la recherche de son identité. Dans le monde entier, le livre fait sensation. Britannique, noire et fortunée, la narratrice a les codes, mais pas la chanson…

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

« L'amour est une chose solitaire. C'est cette découverte qui fait souffrir », dit Carson McCullers(1917-1967)  dans « La ballade du café triste » ( recueil de sept nouvelles/ 189 pages/ Le Livre de Poche ). Rien de plus solitaire que la vie  sans réciprocité note la  grande romancière, figure de la littérature américaine et de la littérature tout court. La voici soudain dotée d’une sœur britannique, noire,  singulière : il s’agit de Natasha Brown  et de son roman « Assemblage » (Grasset). Loin des  censures et clichés  du wokisme, Natasha Brown  parvient avec subtilité à  révéler - sans condamnations ni pleurnicheries- le prix  que doit payer une femme noire pour se fondre avec grâce et pas mal de succès dans la bonne et blanche société (« upper middle class ») londonienne, majoritairement masculine. Une société qui a ses codes, ses usages, son mode de vie, guère favorables  à la psyché de femmes qui, de près ou de loin, dirigent leurs vies afin d’être à la hauteur des finances, comptes-titres  et autres placements bancaires de la Blanche Albion Pour réussir l’ascension, et devenir cette personne admirable et admirée,  la narratrice de Natasha Brown doit se dépouiller de son moi profond,  oublier sa vérité de  femme et a fortiori  son intériorité de personne noire pour, à la fois et dans le même mouvement, disparaître et  renaître en bon petit robot made in England ;  la narratrice de  Brown est une parfaite machine en somme, un robot de l’assimilation ; une personne « neutre », policée , very successful  dans la finance. Une  ex nature en friches  soudain domptée, assagie, civilisée,  gagnant  sur toutes sortes de tableaux. Il faut mourir à soi-même pour naître à cette nouvelle personne que l’on était sans le savoir, un être pensant et agissant  qu’il sied d’affirmer quand on a une carrière, un petit ami à  grand potentiel, de l’immobilier.

« Assemblage » (Grasset) est une série de tableaux disposés en séquences fragmentées ( à l’image de nombreuses facettes de l’héroïne ; ce roman  premier rappelle  l’écriture au scalpel de McCullers, et sa solitude ontologique face au « lapin » perpétuel que  semble lui poser/opposer  son désir de réciprocité   ;  l’amour,  chez McCullers étant comme chez Barthes et par définition,  un rendez-vous  manqué .Pour ce qui est de Natasha Brown,   le piège du rendez-vous manqué n’est  pas  toujours sentimental , mais plutôt existentiel.  C’est la vie dans son ensemble qui se fait attendre à Londres,  au XXIème siècle, comme partout ou  l’on se sent seul  … « J’ai vécu toute ma vie avec l’idée que, face à un problème, il me fallait travailler, trouver une façon de le surmonter ; soit faire avec ; soit créer une nouvelle voie pour le contourner ; creuser un tunnel en dessous, si nécessaire. C’est ma préparation à moi. C’est comme ça qu’on se prépare, nous, qu’on apprend à nos enfants comment négocier cette course faite d’obstacles perpétuels. Travaillez deux fois plus. Soyez doublement meilleurs. Et toujours, assimilez-vous ».

A force d’avoir surjoué l’intégration, le plaisir de l’ascension professionnelle, amoureuse, sociale- la « gagne » des personnes blanches- surtout celle des hommes, en somme-, la  narratrice d’ « Assemblage » ne parvient plus à recoller  les morceaux ; cette perfide Albion l’a si bien éduquée, métamorphosée, qu’elle ressemble à  ce à quoi elle aspire. La réussite exige d’une femme- de surcroît noire- toutes sortes de sacrifices, le premier d’entre eux étant la séparation d’avec soi-même.

Il sied d’éviter le blues.Quand il survient, on écrit.Ce qu’a fait l’auteure, asez exemplaire :  d’où la fiction que nous lisons. « Des sensations, j’en ai. Bien sûr que j’en ai. J’ai des émotions. Mais je m’efforce d’envisager les événements comme s’ils arrivaient à quelqu’un d’autre. À une autre entité. Il y a le je (moi) qui pense, qui rationalise. Et elle qui fait, qui  éprouve. Je la considère avec bienveillance. De loin. Pour me protéger, je me détache. •

Et c’est ce qu’il y a de postmoderne,  donc  d’ultra- contemporain chez cette narratrice en béton armé qui soudain se fendille en secret : « elle contemple ce qui lui arrive comme s’il ne s’agissait pas d’elle mais de quelqu’un d’autre (y compris face à la menace du cancer) . Ce dédoublement permet à la narratrice  de tout ressentir comme si elle n’était pas concernée, comme si tout le récit -l’intrigue en somme- advenait à quelqu’un d’autre. Ce « détachement »- outre la    force narrative qu’il donne à l’écriture- exprime une dureté salutaire et assez rare dans le roman féminin contemporain. On peut dire que Natasha Brown a choisi d’adopter pour son récit fictionnel  un genre différent du sien : celui d’une certaine neutralité masculine ( le genre masculin,  dans le roman,  étant rarement pleurnicheur ), ce qui nous préserve des épanchements et de tout ce qui  revient quasi fatalement telle une rengaine dans le post- féminisme éditorial ( très victimaire) contemporain. Ici point de pleurs, d’apitoiement sur soi,  de viol, d’emprise, de domination masculine et encore moins de victimisation.  Certains critiques britanniques comparent Ms Brown à Virginia Woolf. Cela parait une fausse bonne idée. En effet si le « flux de conscience » existe dans  le travail sur la forme si bien réalisé par Natasha Brown, la construction de cette fiction, son concept même, laissent augurer une originalité totale, un travail narratif fort, neuf et sans tuteur. « Je veux de la distance. Je réfléchis. Les collines. À monter, à gravir. J’y vais ».  Encore une fois, l’écriture préserve le texte de toute domestication. Le style d’ « Assemblage »exprime et l’espace de liberté de la narratrice et l’imaginaire de l’auteure qui ne copie rien, n’adapte rien, mais invente tout simplement.

Considérée par L’Observer tel « l’espoir des lettres britanniques », Natasha Brown semble posséder tout ce qui définit le véritable écrivain, noir, blanc, femme, homme, vieux, jeune, gay ou hétérosexuel :  l’écriture,  encore l’écriture, toujours l’écriture.  Plus un imaginaire, c’est-à-dire une vision ;  et, enfin, don suprême pour la profondeur de champ, une mythologie. « Même si ces collines sont désertes, que je peux les arpenter à volonté, la même menace persiste, la même impulsion. Protéger ces lieux, les protéger de moi. À tout moment, l’un d’eux peut se matérialiser, peut exiger de savoir qui je suis, ce que je fais. » Signalons au passage le talent épatant de la traductrice, Jakuta Alikavasonic . Nous sommes comblés par son inventivité, son art de comprendre le dit et non - dit du texte. L’intrigue se découpe en  fragments,donc,  comme pour accentuer la volonté de l’auteure de refuser la continuité, fut-ce dans son texte.Tout advient par surprise, le fragment n’a aucune logique. Et ça marche.  Natasha Brown parvient à  tout neutraliser sans pathos ni effets de manches, en nous passionnant par ce récit  faussement neutre. «Quand je passe la soirée seule, dans cette demeure pleine de goût que j’ai façonnée, je retire mes habits du jour. Les différentes couches, les tissus, glissent sur la peau jusqu’à ce qu’il ne reste rien. Et pourtant, rien d’autre n’est révélé : pas de moi caché, pas de nudité. Pas d’altérité exotique, exposée. Rien. Je m’y plonge. Tirez dessus, prenez ces brins, rassemblez-les, enroulez-vous dedans ; reconstruisez-vous à partir des bribes. Dites : Je t’aime. J’aime travailler ici. J’ai aimé prendre la parole aujourd’hui. Non, non, ce n’était rien. Je vais bien, vraiment ; je suis impatiente, oui, pour l’avenir – dites tout ce qu’ils vous disent de dire ou de ne pas dire, peu importe quoi, survivez à ça ; et plongez au pas dans l’inévitable. Comme nos mères, comme nos pères, l’ont fait. Nos grands-parents avant eux.

Survivez. »

On est dans la littérature, pas à côté. C’est beau.

                Annick GEILLE

Extraits « Assemblage » / par Natasha Brown 

« J’avais dit à mon petit ami que ça allait. Que j’allais bien. Il n’avait pas besoin de m’accompagner. Malgré tout, il avait insisté pour  me retrouver quelque part après le bureau, aller boire un verre. Une sortie, pour me remonter le moral. Bien. La soirée était plutôt agréable, trop chaude pour septembre. On a bu de la bière sur l’herbe devant le vieux pub près de la gare de Blackfriars. Et tout, lui ai‐je dit, allait bien. Fausse alerte. De faux mots qui pouvaient sonner vrai. Il a été facile à convaincre, habitué qu’il était aux happy ends et aux dénouements indolores. »

« J’ai regardé mes jambes, qui brillaient, brunes, dans le soleil du soir. Du sujet des biopsies, des consultations et des déclarations de soulagement nous étions passés à son travail ; toutes ces grandes choses, importantes, qui le liaient de façon périphérique au gouvernement. »

« Le week‐end précédent, il avait dormi la tête collée à ma poitrine, roulé en boule comme un fœtus. Le lundi matin, il m’avait serrée si fort dans ses bras que j’étais restée un peu plus longtemps au lit, à lui caresser les cheveux. Jusqu’au moment où j’avais dû partir au boulot. »

« Quand on avait commencé à sortir ensemble, il proclamait son nom devant les maîtres d’hôtel, avec une exubérance retentissante. Je me demandais si ce sentiment de soi avait été arraché peu à peu, ou si son « moi » n’était qu’un smoking qu’il enfilait puis enlevait. Tête renversée en arrière, il buvait à grands traits. Sa pomme d’Adam montait et descendait à chaque goulée et j’imaginais la bière fraîche couler dans sa gorge, le long de son torse, atterrir en clapotant dans son estomac ».

On s’est rencontrés à la fac, aimait‐il à dire. Même si je le connaissais à peine à l’époque.

Il était déjà en troisième année quand je me suis inscrite. Je ne me souvenais pas lui avoir jamais parlé, bien que son visage et son nom me fussent familiers car il était au bureau des étudiants. Non, il ne m’a remarquée que des années plus tard, à des événements qui se produisaient de temps à autre à l’intersection de nos cercles sociaux, qui se recoupaient çà et là. Mon capital social avait augmenté – de façon exponentielle, illimitée – depuis mes années universitaires. L’argent, cette somme pourtant relativement modeste que j’avais amassée, m’avait transformée. Mon style, mes maniérismes, mon jargon de la City légèrement affecté, tout l’intriguait. Il voyait la personne que j’étais en train de construire. Et il a flairé l’occasion ».

« Après quoi, à l’arrière d’un taxi, il saluait le chauffeur en l’appelant par son prénom et alternait entre banalités et sujets plus profonds avec doigté, réussissant à lui soutirer l’histoire de sa vie. Les questions qu’il posait pour relancer la conversation étaient pleines de délicatesse et jamais il n’interrompait son interlocuteur. Il était poli, certes, mais jamais collet monté. Il atténuait son accent de la haute. Disait, « Bonne soirée, mec » avec sincérité, et ponctuait la chose d’une poignée des deux mains avant de quitter le véhicule ».

« On est bien, là », finit‐il par dire, souriant presque. Et on l’était. Le lendemain semblait s’éloigner. Même si le week‐end prévu chez ses parents ne se laissait pas oublier ; leur anniversaire de mariage, dans le domaine familial, à la campagne. Ce à quoi j’aurais dû réagir avec désinvolture, ou du moins une douce excitation, se concrétisait plutôt en un fait brut, inévitable. J’ai hoché la tête, et il s’est tourné vers la file de voitures, au croisement.

« On a pris la District Line pour rentrer à Putney. Le soleil déclinant couvait sous les toits et les cheminées tandis que nous remontions des rues calmes pour arriver chez lui. En lisant avant de se coucher, il m’a lancé un sourire de côté par‐dessus sa liseuse. Plus tard, une fois qu’il se fut endormi, j’ai observé son torse qui montait, descendait. Entendu ses ronflements occasionnels, sifflants. Il avait rejeté les draps et, allongé sur le dos, sa pose était celle d’un chérubin : pied gauche sur le genou droit, encadrant la tête, doigts entrouverts sur l’oreiller. Bite rose reposant contre sa cuisse. La gravité lissait son front, ses joues, et j’ai reconnu la tête enfantine, boudeuse, qu’il avait sur son permis de conduire ».

« Les vies de mes voisins étaient profondément liées à celles de leurs partenaires. Ils s’étaient détachés de leurs parents pour se fixer l’un à l’autre, partageant les factures, la nourriture, le loyer. Je ne les imaginais pas se séparer facilement. Nous, nous n’avions pas ce genre d’obligations. Mais nous visitions quand même des galeries et des musées, nous allions à des fêtes, nous en donnions, nous voyagions, nous cuisinions – ensemble. Nous disions nous. Cela semblait un aspect nécessaire de l’existence, comme le travail. Ou le sport. »

« Rach n’en démordait pas, sa liaison avec l’un des dirigeants de la boîte était en fait un acte souverain : il s’agissait de s’approprier et de subvertir le grand récit du harcèlement au travail. Ça devenait sérieux entre eux. Ils passaient d’une praxis formelle à quelque chose qui ressemblait à une émotion banale, authentique. La vie à deux. C’était à la fois plus simple et plus complexe que ma propre relation ».

Je savais que c’était cela, les choses censément désirables, les belles choses auxquelles aspirer. Mais j’en étais malade, des aspirations, de l’endurance. De l’ascension.

« Ses parents me toléraient. En bons parents progressistes. Ils étaient patients envers leur fils sur la question de ses fréquentations. Ils s’imaginaient, m’imaginais‐je, que c’était une phase. Pourquoi la prolonger en lui accordant une attention négative ? Et donc ils s’en accommodaient. L’accueillaient – m’accueillaient moi, ostensiblement. De fait, ils avaient insisté, me rapporta‐t‐il plus d’une fois, ils avaient insisté pour que je me joigne à la famille afin de fêter leur anniversaire de mariage ».

« Sur site, nous passons en revue les derniers chiffres, les tendances générales, les facteurs clés de ces tendances – ou peut‐être les étapes visant à déterminer les facteurs clés des tendances en question. Je suis assise, cheville droite croisée sur la gauche, genoux serrés, épaules en arrière, bras sur la table, mains détendues. Prête. Quand je prends la parole, je vais droit au but, mon rythme est mesuré, mon ton régulier. J’ai les données pour moi. Présentation PowerPoint à l’appui.

Au milieu de l’après‐midi, une petite pause. Les hommes se lèvent, s’étirent, arpentent la pièce. L’air ranci de sueur, de paroles, de sandwichs ».

« Mais je l’éprouve. L’appréhension. Chaque jour, une nouvelle opportunité de merder. Chaque décision, chaque réunion, chaque rapport. Il n’y a pas de succès, seulement des échecs temporairement évités. L’appréhension. Du bourdonnement, de la sonnerie de mon réveil jusqu’au moment où enfin je me rendors. L’appréhension. Je reste allongée sur le canapé ou dans mon lit ou juste étendue par terre. L’appréhension. Je me repasse la journée, je l’ausculte, à la recherche d’erreurs, de faux pas, de – de quelque chose. L’appréhension, l’appréhension, l’appréhension, l’appréhension. Un rien pourrait s’avérer la ruine de tout. Je le sais. Cette vérité résonne dans ma poitrine, une ligne de basse qui cogne. L’appréhension, l’appréhension, ça m’étouffe. L’appréhension.

« J’ai grandi dans une pauvreté crasse, tu sais. Une putain de pauvreté crasse, dans une espèce de petite bicoque à Bedford. Je te comprends. Je comprends. Tout ça – ça m’est aussi étranger qu’à toi. Vraiment. Et je la respecte, ton histoire. Tu turbines, quoi. Alors tu vois, bien sûr que j’ai été d’accord pour la partager, cette promotion. Bien sûr. Tout ça tu le mérites, autant que moi. OK ? OK. Laisse per‐ sonne te dire le contraire. Putain, ça m’excite. Tout ça, nous – la dream team ! Bon, bref. C’est tout ce que je voulais te dire. Voilà. Les gars descendent s’en jeter un derrière la cravate pour fêter ça.

Tu viens ? »

« Ce succès, cette conquête : c’est tout ce pour quoi j’ai travaillé. Entre mes mains. Mes doigts agrippent une solive du célèbre plafond de verre. J’ai une chaise de bureau ergonomique à deux mille dollars et un casque Bluetooth qui clignote d’un air satisfait sur son cube de recharge. Trois moniteurs de trente‐deux pouces brillent en rouge et vert avec une intensité vertigineuse. Et une pile de cartes de visite ; chacune portant mon nom et ma raison sociale – il va me falloir un nouveau tirage, sur un carton épais, près du logo gaufré de la banque .

C’est absolument tout.

J’ai absolument tout.

En panorama autour de moi, le ciel est en train de fondre : rouges, orangés se dissolvent en bleu d’encre, en nuit. Je fixe le paysage au travers des grandes baies vitrées, au filtre anti‐UV, qui doivent déformer les couleurs. Mon regard se porte, passé les gratte‐ciel, vers l’horizon flou, vert‐gris. Mes doigts sont engourdis mais mon visage est brûlant, il fourmille. Je me déconnecte de mon poste de travail, remplis mon sac à main et me dirige vers les ascenseurs ».

« Dans mon souvenir, les hôpitaux sont de grands endroits sales, déroutants. Des rangées de lits, séparés uniquement par de fins rideaux et une intimité de pacotille. Un lavabo à partager, d’une étroitesse misérable, sous une fenêtre opaque donnant sur le couloir du service. Des trios de chaises en plastique vissées les unes aux autres. Les visites du soir ; et elle que je venais voir, allongée, pas tout à fait confortablement. Perfusions, boutons, sondes. Un tupperware de raisins doublé d’une serviette de cuisine sur le petit meuble près du lit. L’odeur de désinfectant ne faisait pas illusion, n’effaçait rien.

Mais maintenant, pour moi, ce sont des chambres privées. Des fleurs fraîches, des espressos. 

Sérieux, mot sur lequel la doctoresse insiste lourdement. Me dit que je dois prendre cela au sérieux.

Son chemisier est caramel. Son chemisier est en satin. Satin qui se déploie, puis disparaît

dans la taille de son pantalon. Mon œil est attiré par le relief d’un ourlet de dentelle en dessous, un M en cursive couronnant sa poitrine.

Vous m’écoutez ?

Une lumière sirupeuse éclaire son petit cabinet. Nous suspend toutes les deux, comme des insectes fossilisés dans l’ambre ».

« Le temps non structuré, je n’ai pas l’habitude. Je pense trop. Je ne sais pas quoi faire de moi‐même. J’ai mon téléphone, je devrais m’occuper de mes emails. Il y en a toujours plus, des emails. Merrick ( « le petit ami » de la narratrice NDLR) m’inonde probablement en ce moment même. Mais le réseau n’arrête pas de sauter dans le train.

Et puis je préfère siroter mon vin ».

« À l’époque, quand j’ai acheté l’appartement, l’avocate a dit qu’il me fallait un testament. Après un échange, son collègue en Gestion de patrimoine a parcouru mon dossier : avoirs, comptes, polices d’assurance – habitation, santé, vie. Souhaits exprimés. Ma valeur nette, ou du moins ce qui en atteste, ouverte sur son bureau.

Bon, a‐t‐il fait en se radossant. Vous êtes une vraie petite maligne, vous !

Je suppose que je comprends son amusement. Pourquoi se serait‐il attendu, venant de moi, à une si jolie petite pile d’imprimés et de photocopies ?

Quand il est d’humeur joueuse, mon petit ami me dit que je suis pétée de thunes. Bien plus que lui. Il dit que le un pour cent des riches, c’est moi.

Mais l’argent, ça n’est pas tout. Lui, il est fortuné. Sa fortune est répartie en actifs, fidéicommis et holdings aux clauses de propriété complexes. Autant de choses qu’il fait mine de refuser de comprendre. Des intérêts composés, s’accumulant sur des générations. Quelle différence ça fait ? demande‐t‐il. »

« Cet avocat, mon avocat à présent, tout à la gestion de mon patrimoine, demande à son

collègue, une espèce d’analyste, de modéliser le cashflow – de réaliser une projection des gains et bénéfices, en fonction de différents scénarios spéculatifs. C’est un service offert, inclus dans le pack Gestion de patrimoine, et il devrait servir d’avant‐goût afin de promouvoir un autre service qui, explique l’avocat, est taillé sur mesure pour une petite dame ayant une trajectoire financière telle que la mienne.

La gestion de fortune, sourit‐il. »

« Un froufrou. La doctoresse se penche, s’exprime d’une voix douce. Elle dit que je suis forte, que je suis une battante. Elle dit qu’elle le voit. Je ne peux pas me contenter de ne rien faire, c’est – c’est du suicide. Elle me dit d’être responsable. De penser à ma famille. De faire un choix.

Rien est un choix.

Mais je ne me fais pas confiance lorsqu’il s’agit d’exprimer ce que je veux dire, donc je déclare simplement que je m’en vais. Il est temps de retourner au travail. Je cherche mes affaire des yeux, je dois partir.

Rien est un choix.

Et la mort n’est pas une instruction nulle. Elle a des effets secondaires. Je pense au cash‐ flow : au scénario de mort immédiate. C’est la plus haute barre du diagramme, une rentabilisation immédiate des rendements à venir. Une évaluation présente de ma personne.

Ce ne sera pas beau à voir – elle me met en garde –, ce n’est pas de la poésie. Ce ne sera

pas ce que j’imagine. Oh et je le sais bien, tout ça, je le sais mais – que m’importe, à moi, la beauté ?

Rien est un choix.

Et c’est ce que je veux. Je prends mon sac, me lève, me détourne. Je décroche mon manteau, sur la porte. Elle se lève, elle aussi. Sur son visage, une expression chiffonnée d’inquiétude et de désapprobation ».

« Maintenant, ils parlent d’opération, avec plusieurs semaines de convalescence. Une thérapie adjuvante, ensuite, possiblement, des rayons ou – une chimio, même. Faites un choix. La perturbation, passée sous silence, de ma carrière ».

Copyright Natasha Brown « Assemblage » / Grasset / 17 euros / Toutes librairies et « La Boutique »

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