Moustique ou serpent ? Pollution ou Ebola ? Ce que l'étrange hiérarchie de nos peurs révèle de notre société<!-- --> | Atlantico.fr
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Les Japonais n'ont pas peur des méduses, pourtant très toxiques, mais des calamars géants.
Les Japonais n'ont pas peur des méduses, pourtant très toxiques, mais des calamars géants.
©Reuters

Mortalité comparée

Alors que les Marocains disent craindre la sorcellerie et les fantômes, les Japonais ont quant à eux une peur viscérale des calamars géants, alors que les méduses sont bien plus toxiques. Ces angoisses irrationnelles reflètent les caractéristiques de chaque société.

Sylvain  Delouvée

Sylvain Delouvée

Sylvain Delouvée est maître de conférences en psychologie sociale à l'Université Rennes 2. Ses travaux portent sur les croyances collectives et la pensée sociale.

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Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : Aux Etats-Unis, le nombre de morts par armes à feu est de 30 000 par an, contre 4 488 soldats américains tués pendant la guerre en Irak (sur 10 ans). Au Maroc, pays très développé d'Afrique, la société craint la "sorcellerie" et les fantômes (cf polémique sur le centre commercial Morocco mall). Les japonais ont quant à eux une peur viscérale des calamars géants, et craignent moins les méduses pourtant toxiques. Qu'est ce que la hiérarchie des peurs collectives révèlent en filigrane d'une sociétés ? Qu'est-ce que cela peut traduire ??

Lire également - Entre fantasmes et réalité : ce que l’on sait vraiment des effets de la pollution sur la santé

Sylvain Delouvée : Notons, d'abord, que si les objets de peur peuvent être différents d'une société à une autre, ou d'une culture à une autre dans une même société, ces peurs collectives relèvent souvent de quelques grandes thématiques (les animaux sauvages - du loup à la méduse en passant par les requins, les araignées ou les calamars - , la technologie, l'alimentation, etc.). Ce ne sont, souvent, que des déclinaisons de ces peurs auxquelles nous allons avoir à faire. Pour que l'on puisse parler de peur collective, il faut de toute façon que soient réunies des conditions de sociabilité, des conditions de communication et des conditions cognitives.

Il est délicat d'établir un classement des peurs collectives pour une société donnée. Selon notre appartenance sociale, le sentiment
d'implication et le caractère non-contrôlable de l'événement (ou de l'objet) ces objets de peur peuvent évoluer. Tous les Français, par
exemple, ne partagent pas forcément les mêmes peurs collectives.
Si je peux considérer que le terrorisme est un problème actuel majeur, je me sentirais plus concerné en prenant le RER tous les jours qu'en habitant dans un hameau en montagne loin de toute route touristique. Les peurs collectives seront donc le reflet d'une culture (à travers la mémoire collective d'une peuple, les récits mythiques de son Histoire, sa littérature, son imaginaire...) mais elles s'exprimeront de manières différentes selon notre (nos) appartenance(s) sociale(s) spécifique(s).

Selon l'OMS, la pollution atmosphérique serait à l'origine de 3.2 millions de décès par an dans le monde. L'épidémie du virus Ebola, malgré une fenêtre de risque peu élevée selon les autorités et les scientifiques, avait suscité de nombreux cas de paniques au sein de la population (cf le cas de l'école de Boulogne). Pourquoi la perception des différents risques pour la santé ne sont-ils pas systématiquement en phase avec leur réalité objective ? 

Sylvain Delouvée : Permettez-moi, pour commencer, de faire référence à William Isaac Thomas. Il va nous permettre d’appréhender ce lien entre réalité objective et perception de cette réalité. W.I. Thomas est un sociologue américain qui considère que les comportements des individus s’expliquent par leur perception de la réalité et non par la réalité elle-même. C’est ce que l’on appelle le Théorème de Thomas : "If men define situations as real, they are real in their consequences" (Si les hommes définissent des situations comme réelles, alors elles sont réelles dans leurs conséquences).  

La recherche "d’éradication du risque" (le fameux risque zéro) a laissé la place depuis plus d’une vingtaine d’années, et quelques  grandes catastrophes industrielles, à une "gestion du risque". "Il ne s’agit plus d’éliminer le risque" écrit  Patrick Peretti-Watel en 2010, "mais plus modestement de le gérer" (p. 17). Si l’on définit le concept de risque comme "la probabilité  d’apparition d’un événement ou de plusieurs événements, associé à l’amplitude des pertes ou des gains qui en découleraient" (Douglas, 2003, p. 23), que sommes-nous prêts à accepter ? Le principe de précaution doit-il être la réponse ultime ? Ou, au contraire, comme l’écrit Gérald Bronner, ne devons-nous pas "réenchanter le risque" ?

Le risque renvoyant à une notion de probabilité nous sommes alors confrontés au biais cognitifs et erreurs classiques présents chez les hommes et les femmes confrontés à un raisonnement de ce type. Daniel Kahneman et Amos Tversky (1974, 1979) ont étudié ces heuristiques de jugement et montrent que nous avons toutes et tous tendance à utiliser des opérations mentales automatiques peut coûteuse en termes de ressources. Ces raccourcis cognitifs sont évidemment source d’erreurs et de biais dans les prises de décision. Nous allons donc sous-estimer ou surestimer cette probabilité d’apparition d’un événement sans analyse objective de la réalité. Bien que le moustique entraîne la mort de 80.000 fois plus de personne que le requin il y a de fortes chances que ce soit ce dernier qui vous effraie le plus !

Regardons-nous les risques présents chez nous de la même manière que les risques chez les autres ? En quoi la politisation des débats, les racines culturelles peuvent-elles handicaper une prise de conscience d'un risque à sa juste hauteur ?

Sylvain Delouvée : Bien que les termes "peur" et "risque" soient souvent utilisés de façon interchangeable, la théorisation socio-psychologique de la peur demeure malheureusement sous-développée (Delouvée, Rateau et Rouquette, 2013). David Garland, dans un ouvrage consacré à la peur du crime (2001), constate que nos peurs, ainsi que la plupart de nos modes de compréhension, trouvent leur assise sur des faits de culture et sont soutenus par des "scripts culturels". Cette idée de script culturel, très proche de la notion de représentation sociale développée par Serge Moscovici (1961), permet d’expliciter un certain nombre d’émotions, telle que la peur. Pour Garland, un script culturel détermine à la fois des règles émotionnelles et des règles de signification de ces émotions. Chaque individu va interpréter et analyser ces règles en accord avec sa personnalité et les circonstances de l’apparition de son émotion ; mais cette activité interprétative sera toujours fondamentalement influencée par la teneur de ces règles.

En d’autres termes, si la peur est ressentie par l’individu et exprimée dans son interaction avec autrui, elle reste toujours largement façonnée par des scripts culturels qui indiquent aux individus ce qui constitue un objet de peur ainsi que ses modes d’appréhension. La prise en considération de la peur dans la société contemporaine nécessite donc une évaluation de l’influence de la culture. Au lieu de traiter la peur comme une émotion évidente, un concept pris pour acquis, il s’agit d’explorer la signification attachée à la peur et les règles et coutumes qui régissent la manière dont elle est vécue et exprimée.

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