Mauvaise mère ou le « théâtre de la cruauté »<!-- --> | Atlantico.fr
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Justine Lévy publie "Son fils", aux éditions Stock.
Justine Lévy publie "Son fils", aux éditions Stock.
©Astrid di Crollalanza

Atlantico Litterati

Justine Lévy publie « Son fils » (Stock), journal imaginaire de la mère de l’écrivain Antonin Artaud. Une méditation sur l’amour maternel, ses masques, dérives et folies.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

« J'en ai marre de ce froid en moi. Et puis la tristesse passera, elle aussi, comme le bonheur, comme la vie, comme les souvenirs qu'on oublie pour moins souffrir », disait Justine Lévy dans son autofiction  « Rien de grave » (Stock-2004/Le Livre de Poche). Avec « Mauvaise fille » (Stock 2012/Le Livre de Poche), la romancière donnait le « la » de sa « petite musique » sur la scène littéraire française  : « Maman ? Elle est morte, je leur répète, en les regardant droit dans les yeux, en les forçant à baisser les leurs, à encaisser. Il n'y a pas de Maman. Il n'y a plus que Maman-est-morte. Sa-mère-est-morte, […] c'est un fait, c'est établi, j'ai les papiers, je peux le prouver. C'est comme ça qu'elle existe, maintenant, maman. « Maman-est-morte », c'est le nouveau nom de maman. Et c'est ma façon aussi de mettre une barrière entre eux et moi, entre sa mort et leur pitié sirupeuse, sur-jouée, indécente ». « Mauvaise fille » permit à Justine Levy de revisiter  la mort de sa mère,  belle femme prisonnière de toutes sortes  d’addictions. «  En même temps, c'est vrai que nous nous sommes aimées. Peut-être avons -nous pensé que cela se faisait, de s'aimer, entre mère et fille. Mais, tout de même, nous y avons cru. Avec douleur, maladresse, inquiétude, douleur encore, mais nous y avons cru », précise la narratrice de Mauvaise Fille. « Comment fait-on pour être gai quand il s’est passé des choses tristes dans sa vie ? Il faut peut-être les regarder en face, décider que ce n’est pas grave, qu’on a le droit d’être triste quand on a des raisons de l’être. Ce qui est horrible, c’est quand la mélancolie vous écrase. » (Justine Lévy /«  Rien de grave »/Stock 2004) » Quel désastre, le bonheur. Quelle tristesse, de vouloir être heureux. (« La gaieté (Stock -2015/Le Livre de Poche). C’est alors  que  sous le charme, nous les lecteurs de Justine Lévy, songeons soudain que nous avons déjà entendu cette voix, que quelque chose dans cette  tessiture, d’une tristesse dominée, nous semble familier.  Sagan ! Oui,  le vibrato de Justine Lévy rappelle certaines intonations  chères à l’auteure de « Toxique »- entre autres textes de  Sagan réédités chez Stock. Il y a quelque chose dans cette mélancolie raisonnable, raisonnée, de Justine Lévy qui rappelle Sagan. Ce n’est pas un mince compliment. Il est exceptionnel en effet  à Paris comme partout ailleurs aujourd’hui d’avoir une voix ; or la littérature, c’est une sorte de musique, un tempo, tout ce que semble posséder Justine Lévy. Chez elle, comme chez la Bonne Dame d’Equemauville, il y a cette distance, la paroi de verre: la séparation. Pas seulement par la force des choses – dans « Toxique », il s’agit d’ une hospitalisation –, mais par nature. Sagan souffrit sa vie durant de cette distance qui la définit. C’est son propre exil  que Justine Levy tente de cerner. Ce froid.Intéressant, et, pour tout lecteur professionnel, à surveiller de près.

Très remarquée en cette rentrée littéraire avec  « Son fils »  ( Stock), son sixième roman,  Justine Lévy choisit de s’immiscer entre  un fils pas toujours aimant (Artaud) et sa mère, souvent abusive. «  Sans un élément de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n’est pas possible »,  affirmait  d’ailleurs Antonin Artaud. Abandonnant l’autofiction -qui fut sa marque de fabrique jusqu’à présent-, Justine Lévy poursuit ces démons intimes  qu’elle chasse par la fiction. Chacun de ses livres nourrit donc le suivant.

Cette fois entrant dans l’intimité des relations d’Antonin Artaud (victime de toutes sortes de maladies nerveuses et d’addictions) avec  sa mère Euphrasie, Justine Lévy change de registre.Par amour des mots et pour apaiser certains démons familiaux que sa délicatesse lui interdit d’exposer,  la romancière questionne l’amour maternel  et ses  dérives névrotiques.

Ce sixième roman fait événement. Par l’intrigue d’abord. La narratrice n’ étant  autre que la mère d’Antonin Artaud( 1896-1948), il fallait oser. L’ex mari de Justine Lévy, qui nous a livré dans un premier livre les habitudes de la jeune femme en salle de bains- ce qui, personnellement, m’a paru d’une mocheté rare-  s’est bien gardé d’évoquer son courage d’homme, plus courageux que celui caractérisent la plupart des hommes.

« Chacun garde à l’esprit les images d’un homme vieilli avant l’âge dans les asiles psychiatriques, au corps torturé par la maladie et la drogue, génial esprit souvent incompris par les hommes de son temps », note un historien de l’art à propos d’Artaud. Avant les électrochocs, Antonin Artaud fut donc  l’enfant de cette  mère aux abois. Justine Lévy ne suit pas un chemin tracé : elle prend le risque d’une certaine nouveauté narrative, pour pratiquer une sorte d’introspection à l’aide de ses personnages. La mère d’Artaud, Euphrasie, est-elle trop ou pas assez mère ? Un peu ou beaucoup folle, elle aussi ? Aime-t-on jamais trop, s’interroge la romancière pour  dénouer sa propre histoire .  On sent beaucoup de souffrance dans ce tableau  de l’amour maternel tantôt contrarié tantôt étouffant ( voire notre extrait 1) « J'en ai marre de ce froid en moi. Et puis la tristesse passera, elle aussi, comme le bonheur, comme la vie, comme les souvenirs qu'on oublie pour moins souffrir » dit Justine Lévy dans « Rien de grave ». Avec « Son fils », elle insiste, s’imposant  sur la scène littéraire française comme le contraire d’une fille à papa ( elle est pourtant celle du philosophe Bernard-Henri Lévy), quelqu’un ne  respectant aucun «Cahier  du Maître », mais un auteur suivant  son instinct, une  artiste dont l’imaginaire s’impose tout à coup, et qui n’a jamais pris le moindre leçon dans un « atelier d’écriture »,  parce qu’elle sait, elle sent, qu’elle  absorbe tout comme une éponge, le bon et le mauvais de la vie, comme tous les vrais romanciers, c’est-à-dire ceux qui, au contraire des écrivants, sont de véritables écrivains.

L’auteure de « Son fils » fait d’une pierre deux coups. Elle exprime la folie d’une mère dévorante qui rappelle à Justine Lévy celle qu’elle regrette de n’avoir pas su, pas pu retenir dans la vie : sa mère à elle . Belle et intelligente, fragile et mystérieuse, morte d’une cancer, « addicted » pour ne point mourir de désespoir justement .Justine Lévy en souffre encore et en souffrira sans doute toute sa vie, mais ce fardeau, cette douleur qui s’abattit sur elle dès l’enfance fait d’elle l’écrivain qu’elle est ; déchirée, hypersensible, fragile, attentive. Et du même coup, elle rend justice à Antonin Artaud.

« L’imbécilisation, l’infantilisation retardée ou au contraire le gâtisme précoce sont parmi les plus efficaces moyens d’action dont se servent tous les adeptes de la parturition à distance pour imposer à un homme leurs volontés. Et leurs volontés sont de me voir abdiquer moi-même et céder dans mon propre corps ma place à Monsieur tout le monde » rappelle Antonin Artaud .

(« Œuvres » /Quarto /Gallimard) Annick GEILLE

(NDLR : Ce volume Antonin Artaud de la collection Quarto/Gallimard contient tous les grands livres d'Artaud : Correspondance avec Jacques Rivière, L'Ombilic des Limbes, le Pèse-Nerfs, Fragments d'un Journal d'Enfer, L'Art et la Mort, Héliogabale ou l'Anarchiste couronné, Le Théâtre et son Double, Les Cenci, Messages révolutionnaires, Les Tarahumaras, Les Nouvelles Révélations de l'Etre, Artaud le Mômo, Ci-Gît précédé de La Culture indienne, Suppôts et Supplications, Van Gogh le suicidé de la société, Pour en finir avec le jugement de dieu. Un très large choix de scénarios et de textes divers, dont de nombreux introuvables ou inédits : " Dix ans que le langage est parti... ", " Le corps humain ", " Aliéner l'acteur ", " Le théâtre et la science ", " Lettre contre la Cabbale ", " Le visage humain ", " L'histoire vraie de Jésus-christ ", " Paris-Varsovie ", "Pourquoi suis-je malade... ", " Il y a dans la magie... ". Plus de 200 lettres dont certaines inédites. Une abondante iconographie : Élie Lascaux, André Masson, Jean de Bosschère, Balthus, Man Ray... et de très nombreuses reproductions des dessins d'Artaud, de ses manuscrits et de ses cahiers.)

« Son fils »(Extrait 1)

Personne ne me volera mon Antonin

Une grue, une cocotte qui se prend pour une poétesse, voilà ce qu’elle est, voilà ce qu’elles sont toutes ! Je ne supporterais pas qu’il l’épouse, ni qu’il en épouse une autre d’ailleurs. Personne ne le comprend comme moi, personne ne l’aime par cœur comme moi. J’ai toujours été là pour lui. Celle qui n’a pas compris sa douleur ne peut pas prétendre l’aimer. C’est mon Antonin, le mien, à moi, et s’il n’est pas à̀ moi alors il n’est à personne, ah voilà que moi aussi je deviens folle de douleur, pourquoi un fils doit-il partir, quitter sa mère, personne ne sait le soigner comme elle, comme moi, comme une mère, personne n’a besoin de lui comme moi, ni de moi comme lui, personne ne me volera mon Antonin.

Au fond, ce dont j’ai horreur, ce sont les femmes. Pas les mères, non, les mères n’ont rien à voir, les mères ne sont pas des femmes, elles sont beaucoup plus fortes. Plus fortes que les amantes, les épouses, les maîtresses, les gourgandines, les poisons. (Je ne comprends même pas comment un fils peut préférer une femme à sa mère.) Je devrais la signaler, cette Janine qui tournicote encore autour de lui. Je dois en parler au docteur Toulouse. Le mettre en garde. Lui dire ce que j’ai vu et ce que je sais. Il comprendra. Et Antonin l’écoutera sûrement, lui.

1931

Ma voisine m’a dit une fois que le seul traite- ment qui existe pour ce dont souffrent « ces malheureux », comme elle les appelle, les neu- rasthéniques, les dépressifs, les mélancoliques, c’est la stérilisation. De toute façon, je suis tranquille : mon Antonin n’aime pas faire la Chose. Je crois d’ailleurs qu’il ne l’a jamais faite. Il ne me l’a pas dit mais je le sais, une mère sait cela, à une mère on ne ment pas. L’acte lui répugne. Comme il me répugne à moi, d’ailleurs. Le péché d’Adam et Ève, ce n’est pas la pomme, pauvre petite pomme, non, c’est la Chose. Mon Antonin est chaste, c’est un ascète, un esprit pur. Il hait son corps. Et celui des autres. Son corps le gêne, ses organes le dégoûtent. Il a souffert en naissant. Jamais, au grand jamais, un bébé n’a tant hurlé d’être séparé de sa mère. En tout cas aucun de mes huit autres enfants.

Une fois, Antonin m’a dit qu’il était enterré dans son corps. C’est bizarre comme mots, mais c’est les siens. Enterré dans son corps qui le torture à chaque instant de la vie, voilà exactement ce qu’il a dit, je l’ai tout de suite noté sur mon carnet, je suis sûre de ne pas m’être trompée. Il n’y a qu’à le voir, tourmenté, dévoré, supplicié, obligé depuis l’adolescence de se droguer pour faire passer le corps au deuxième plan. Comme moi, au fond. Toutes ces bonnes femmes me relèguent au second plan. Elles ont tort. Car la seule qui lui ressemble, c’est moi. Mais je ne vais pas me laisser faire. Ah non ! Si elles croient que ça va se passer comme ça ! Non. Ah, mon Dieu, non.

Arrivera bien un jour, avec les progrès de la science et l’aide de Dieu, où les corps seront propres, nets, sans odeurs, sans suées, sans organes, sans scories et sans poussière – et où on pourra tout faire sans faire l’acte, même la procréation. Et alors adieu, les Janine, les Alexandra, les Juliette, les Génica, les Yvonne, adieu les poules.

« Son fils » (Extrait 2)

« Antonin m’a dit qu’il était enterré dans son corps »

Mon Antona qui m’a fait porter un mot, ce matin, par le jeune homme, Denys-Paul, en charge de le promener. Il me tutoie. Il m’appelle ma bien chère maman, « comment vas-tu ma bien chère maman ». Et il signe Antonin Artaud. J’en pleure, j’ai l’impression qu’il est né une deuxième fois, qu’il est revenu, ressuscité, guéri, mon fils, mon petit garçon, je pleure tant que mon cahier est tout cochonné, j’ai envie d’aller le clamer, Antonin est revenu, mais, je suis déjà mal vue dans le quartier, les voisins me regardent de travers, alors je suis partie, tout de suite, comme une flèche, sans me peigner, sans manger, et quand je suis arrivée il ne m’a pas accordé un regard, il avait complètement changé d’humeur, c’était un autre garçon, il était concentré à se pointer un couteau à différents endroits du crâne, en grimaçant de douleur et de plaisir. Devant mon effroi, l’infirmier, fatigué, a pris le temps de m’expliquer que ce n’est rien, juste une forme de médecine chinoise, une acupuncture occidentalisée, et que cela le soulage. Alors... Si ça soulage... Et vu qu’il est revenu...

*

Il va mieux. Il va pouvoir accéder à la deuxième série de traitements d’électrochocs-thérapie. Je maintiens que j’ai grande confiance en la science, et grande confiance en l’électricité. C’est Antoine-Roi, Antoine-Foi, Antoine-Loi, qui avait trouvé la première machine. Des électrodes partout sur la petite tête de Nanaqui. De l’azote, on m’avait dit. Ou est-ce que c’était de l’ozone ? Ou de l’électricité, déjà ? J’avais confiance. Dans le docteur. Dans la science. Et en Antoine-Roi. On ne pouvait pas le laisser comme ça, de toute façon, c’est ce que je me répète tous les jours. Quels parents auraient laissé leur fils de quatre ans avec des maux de tête à n’en plus finir, et voir double, et pleurer toute la nuit ? Alors vaille que vaille. Et voilà qu’après, il bégaie. Se bagarre avec Fernand. Se dispute avec Marie-Ange. Des colères, et qu’on le laisse seul, et qu’on fait trop de bruit, et qu’il a trop de bruits dans la tête. Ou alors c’était avant ? Je ne sais plus tout à coup. Je suis trop vieille. Trop fatiguée. Neuf enfants. Six morts entre Antonin et moi. Qu’il me reproche. Moi aussi. Ça m’épuise.

Quand je suis arrivée, Antonin n’était pas dans sa chambre, ni au réfectoire, ni nulle part, l’infirmier m’a dit d’un ton d’évidence : « Eh bien, mais il est à la messe ! » Voilà autre chose.

On dirait que la deuxième série d’électro-chocs l’a vraiment rendu à lui-même. Il est propre, il ne crie pas, il ne fait pas de bruits bizarres, il va à la messe, il communie trois fois par semaine, s’asperge d’eau bénite quand il va à la cathédrale. Je n’ose y croire. Aujourd’hui je suis venue le voir et il était presque gai. Il m’a lu un passage de son livre en cours, sur les Aztèques je crois, une merveille, bien écrit, il y mettait le ton, et j’ai repensé aux spectacles qu’il nous faisait, à Marie-Ange, Fernand et moi, dans le salon, c’était si beau, si intense, il était tout petit et c’était déjà bien dit. Il est encore très petit. À la fois immense et très petit. Ça doit être comme ça, les grands écrivains. Il m’a expliqué ensuite qu’il abomine les surréalistes, qu’il respecte au plus haut point la Famille, la Patrie et la Religion. Peut-être se moque-t-il de moi, peut-être pas, peut-être est-ce le plan d’un livre en cours. Sur les surréalistes, il a raison. Enfin, il se rend compte. 

Copyright Justine Lévy / « Son fils »/ Editions Stock / rentrée littéraire 2021

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