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Lutte des classes : quand les appartenances sociales sont battues à plate couture par les appartenances nationales, voire ethniques, dans l’Europe d’aujourd’hui
©Reuters

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Si la lutte des classes existe encore aujourd'hui, elle ne se fait guère sur la question des rapports économiques de production. Le besoin de protection est plus recherché au sein de l'Etat-nation que dans la lutte sociale pour plus d'égalité. Un changement de paradigme marqueur d'une vraie évolution des pensées.

Stéphane Courtois

Stéphane Courtois

Stéphane Courtois est un historien et universitaire.

Il est directeur de recherche au CNRS (Université de Paris X), professeur à l'Institut Catholique d'Études Supérieures (ICES) de La Roche-sur-Yon, spécialiste de l'histoire des mouvances et des régimes communistes.

On lui doit notamment Le bolchevisme à la française (Fayard - 2010).

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Pierre  Bezbakh

Pierre Bezbakh

Pierre Bezbakh est maître de conférences à l'université Paris-Dauphine. Spécialiste de l'histoire économique, il a codirigé le Dictionnaire de l'économie, (Larousse 2000, réédition 2007), et il est l'auteur du Petit Larousse de l'histoire de France (2004). Il collabore au Monde de l'économie, où il tient une rubrique historique.

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Atlantico : Pourquoi, alors que les populations européennes, en période de disette économique, expriment un besoin de protection économique, ces dernières préfèrent-elles adhérer au nationalisme et au protectionnisme économique plutôt qu'à une défense des classes en dehors du prisme des nations ? 

Pierre Bezbakh : On ne peut considérer qu'il existe une réponse unique des populations européennes, dans la mesure où l'on observe des attitudes différentes selon les pays, et des réactions opposées à l'intérieur de chaque pays. Ainsi, en France les politiques proposées par les dirigeants socialistes, l'UMP, le Front de gauche ou le Front national ne sont pas indentiques : les deux premiers ont soutenu ou accepté le "Pacte de stabilité" européen, qui impose la réduction des déficits budgétaires des Etats, alors que les deux derniers le refusent, et pour des raisons différentes. Ce n'est donc qu'une partie (plus ou moins importante) de l'opinion publique qui dans chaque pays souscrit aux thèses nationalistes ou protectionnistes.

Cela dit, la raison de cette adhésion est facile à comprendre : elle s'explique par le sentiment déja présent historiquement dans chaque pays que la solidarité nationale repose sur des bases objectives, et que les rivalités entre nations continuent à exister et sont sources d'intérêts contradictoires.

Stéphane Courtois : Quel que soit le pays, en période de crise économique, les salariés sont globalement en situation de faiblesse, craignent de s’engager dans des mouvements sociaux susceptibles de leur faire perdre du pouvoir d’achat (en cas de grève) voire même leur emploi. Ils préfèrent se tourner vers un Etat fort dont ils espèrent la protection. Mais si la situation de crise devient insupportable – comme en Grèce –, alors la colère l’emporte et on voit émerger un mouvement vers les partis d’extrême gauche – comme Syriza – mais aussi ultra-nationalistes et racistes – comme Aube dorée.

Lire aussi : "Nous voulons une loi de GAUCHE" (traduction : une loi qui fasse mal à la droite et aux patrons) : en finirons-nous un jour avec la lutte des classes ?

Cette observation se retrouve d'ailleurs chez ceux qui portent le projet socialiste en France : le Parti socialiste est plutôt distant dans ses rapports avec Syriza. A une autre échelle, le SPD allemand préfère rejoindre la coalition nationale plutôt que de susciter une dynamique européenne socialiste. L'idée d'une mutation idéologique de la gauche, d'une "libéralisation" du projet socialiste, théorique est-elle vraiment suffisante ? 

Pierre Bezbakh : En effet, on peut constater sur ces points des réticences de la part des responsables politiques de pays comme la France ou l'Allemagne à soutenir des forces politiques étrangères qui sont  pourtant censées être proches idéologiquement. Il convient cependant d'observer que la prudence affichée par les dirigeants socialistes français vis à vis de Syriza a deux raisons principales. D'une part, ces dirigeants ont jusqu'à maintenant soutenu les politiques visant à réduire les dettes publiques, y compris en Grèce, où François Hollande été aller "saluer les efforts du peuple grec" ; il serait peu compréhensible qu'il soutienne maintenant une politique visant à remettre en cause ces "efforts". D'autre part, Syrisa est soutenu en France par le Front de gauche, qui ne cesse de critiquer la politique économique du gouvernement français. Ainsi, défendre aujourd'hui le nouveau gouvernement grec reviendrait à reconnaître le bien fondé des positions de la "gauche de la gauche !

Stéphane Courtois : N’oublions pas que l’idéologie de lutte de classe a subi, au niveau européen, une défaite éclatante avec l’effondrement de l’URSS et des partis communistes – même s’ils restent présents dans toute l’Europe en attendant une occasion de mobiliser, comme le fait Syriza ou Podemos en Espagne. Cet effondrement communiste a porté, par ricochet, un coup sérieux à une idéologie socialiste contrainte de s’adapter aux réalités de la mondialisation.

Au lieu d'une union transnationale de classes, se dirige-t-on vers une union de blocs nationaux dans une opposition nord-sud

Pierre Bezbakh : L'"internationalisme prolétarien" a toujours été difficile, voir impossible a réaliser concrètement. Quand Marx a lancé son fameux appel à l'union des prolétaires de tous les pays, qui concluait son "Manifeste du Parti communiste", en 1848, celui-ci a eut peu d'effet, et la première internationale ouvrière n'a pas résisté à la guerre franco-prussienne de 1870. De même, la deuxième internationale née en 1889 n'a pas permis d'éviter la guerre de 14, malgrè les efforts de Jean Jaurès et des pacisfistes allemands.

Cependant, des convergences existent aujourd'hui en Europe entre les partis de la "gauche radicale" qui portent sur le refus des politiques dites "d'austérité", qui sont vécus comme responsables de la faible croissance et du niveau élevé de chômage. S'il s'avère que cette situation perdure, et que le début du "rétablissement" de certains pays de l'Europe du sud n'est qu'une illusion car ne portant que sur leur situation financière sans amélioration du sort de la majorité de leur population, on ne peut exclure qu'un rapprochement se fasse entre ces gauches. Reste à savoir si elles parviendront à adopter un programme commun et solidaire de relance économique affranchies des contraintes imposées par les Traités européens.

Stéphane Courtois : Il y a déjà depuis un siècle une opposition nette entre l’Europe du Nord – Belgique, Pays bas, Danemark, Suède, Norvège – qui a une culture démocratique du compromis politique et social, et une Europe du sud beaucoup plus marquée par la culture de guerre civile et de lutte de classe – surtout entre grands propriétaires et prolétariat agricole – ; mais dans celle-ci, le souvenir de violents traumatismes incite les forces en présence à une certaine modération : en Espagne à cause de la guerre civile et du franquisme, en Italie à cause du fascisme, au Portugal après la dictature de Salazar. Il n’y a qu’en Grèce qu’un puissant courant communiste a entretenu les brûlures de la guerre civile.

La véritable lutte des classes aujourd’hui, au sens où Marx l’entendait, elle se situe en Chine, au Vietnam, en Inde, qui sont devenus les usines du monde et où se constituent simultanément un véritable prolétariat et de véritables bourgeoisies nationales, y compris sur la base de la nomenklatura de partis communistes au pouvoir. Et dans ce cadre, les conflits d’intérêt vont croissants entre les couches populaires de pays prospères – comme la France ou l’Allemagne – et ces pays émergents qui attirent massivement investissements industriels et emplois peu qualifiés.

Qu'est-ce que cela peut vouloir dire de la perception du projet socialiste par les Européens ? Cela veut-il dire qu'ils considèrent le projet socialiste seulement comme projet d'opposition ?

Pierre Bezbakh : Il semble de plus en plus clair qu'il n'existe pas de "projet socialiste européen", puisque les "Partis socialistes" en France, en Allemagne, en Espagne, en Italie, en Grèce..., ont accepté les dispositions libérales des Traités européens depuis celui de Maastricht de 1992. Ces Traités se proposent de faire de Europe une zone économique ou règne la "concurrence libre et non faussée", où les rôles de l'Etat sont réduits, et où la Banque centrale européenne, autonome vis à vis du pouvoir politique, doit veiller à maintenir la valeur de l'euro, et ne doit pas financer directement l'économie réelle. Cette vision "anti keynésienne" de la politique économique est contraire à la tradition idéologique des partis de gauche, qui ont toujours préconisé un rôle accru de l'Etat dans l'économie (pouvant aller jusqu'à l'extension du secteur public par les nationalisations), une extension des services publics, un soutien de la demande et une redistribution accrue des revenus.

La question qui est posée aujourd'hui est de savoir si ces objectifs et moyens sont devenus impossibles dans le contexte d'une économie mondialisée, ou si un "keynésianisme européen" reposant sur une relance publique est possible dans le cadre européen, comme le réclament ceux qui critiquent l'orthodoxie économique des dirigeants politiques actuels, de la Commission de Bruxelles et de la BCE, soutenus par les prix Nobel américains Paul Krugman ou Joseph Stiglitz.
Cela signifierait mettre sur pied un "programme de relance", non peut être "socialiste" au sens traditionnel, mais en tout cas anti-libéral.

Stéphane Courtois : On ne peut que s’interroger. On n’entend quasi plus parler de l’Internationale socialiste. La crise actuelle au sein du PS est la preuve d’un grand écart, voire même d’une déchirure au sein du projet socialiste. La chose n’est pas nouvelle puisque depuis plus de cent ans s’y opposent ceux qui aspirent à gouverner – avec toutes les contraintes que cela implique – et ceux qui se contentent de prendre une posture radicale pour avoir l’impression d’exister dans le champ médiatique tout en pratiquant un certain chantage à l’obstruction.

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