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Les États-Unis ont mis en place des sanctions qui affectent l’ensemble de l’industrie chinoise des semi-conducteurs
Les États-Unis ont mis en place des sanctions qui affectent l’ensemble de l’industrie chinoise des semi-conducteurs
©SAUL LOEB / AFP

Outil diplomatique

Dans son dernier livre, Backfire, Agathe Demarais, directrice des prévisions mondiales de l'Economist Intelligence Unit, creuse la notion des sanctions économiques

Agathe Demarais

Agathe Demarais est la directrice des prévisions mondiales de l'Economist Intelligence Unit (EIU), le centre de recherche indépendant du magazine britannique The Economist. Ses travaux portent sur les sanctions, l'économie et la géopolitique, notamment en lien avec la Russie. Elle a travaillé durant six ans pour la Direction Générale du Trésor à Moscou et Beyrouth. Son livre, Backfire, porte sur les effets secondaires des sanctions américaines. Il a été publié le 15 novembre aux Presses Universitaires de Columbia (Etats-Unis).

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Atlantico : Comme vous le soulignez dans votre livre, les sanctions sont devenues un outil central pour les diplomaties occidentales. Pourquoi les sanctions sont-elles un outil aussi populaire ? 

Agathe Demarais : Depuis le début des années 2000, les pays occidentaux ont fait des sanctions leur outil de référence pour répondre aux crises diplomatiques. Cela n’est pas surprenant. Les sanctions comblent en effet un vide entre les déclarations diplomatiques (qui signalent soit qu’on ne peut rien faire, soit qu’on ne veut rien faire) et les interventions militaires (aux coûts humain et politique élevés). 

Les sanctions ont trois autres atouts. Tout d’abord, elles sont rapides à mettre en place (une nuit peut suffire). Ensuite, elles permettent de répondre aux attentes de l’opinion publique lorsqu’une crise survient (des études ont d’ailleurs montré que les décideurs politiques américains les plus favorables aux sanctions voyaient généralement leur côte de popularité augmenter). Enfin, elles ne coûtent rien, ou presque, aux gouvernements occidentaux : leur mise en œuvre relève en effet des entreprises et surtout des banques, lesquelles doivent vérifier la conformité des transactions qu’elles réalisent vis-à-vis des sanctions. Ce dernier aspect explique la récente montée en puissance des équipes chargées de la conformité (compliance) dans les institutions financières internationales. Pour une banque de premier plan, ces équipes conformité peuvent regrouper plusieurs dizaines de milliers de personnes. 


Un de vos chapitres est consacré à la raison pour laquelle les sanctions fonctionnent parfois mais échouent le plus souvent. Quelle est l’explication selon vous ?

Mon livre, Backfire, se concentre sur les sanctions américaines, lesquelles représentent la majorité des sanctions internationales mises en œuvre à ce jour. Effectivement, les sanctions américaines échouent souvent car elles ne respectent pas les critères nécessaires pour maximiser leur efficacité. Les sanctions les plus efficaces sont celles qui sont imposées pour une durée limitée (généralement moins de deux ans), ont un objectif précis (par exemple la libération d’un prisonnier politique ou la résolution d’un différend commercial), sont imposées à l’encontre d’un pays démocratique (afin que sa population, qui fait face aux conséquences économiques des sanctions, puisse faire part de son mécontentement), et touchent un pays avec lequel les liens économiques sont étroits (sinon les sanctions sont un coup d’épée dans l’eau). Enfin, les sanctions les plus efficaces sont généralement imposées dans un cadre multinational, c’est-à-dire le plus souvent sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (comme c’est le cas à l’encontre de la Corée du Nord, par exemple).

En pratique, la plupart des sanctions américaines ne respectent pas ces critères. Cela ne veut cependant pas dire qu’elles sont inefficaces. A minima, elles permettent d’envoyer un message diplomatique fort. Tel est le cas à l’encontre de la Russie, par exemple. En outre, il est parfois facile de dire que les sanctions ne marchent pas mais on ne sait pas ce qu’il se serait passé si aucune sanction n’avait été imposée. Le cas russe vient à nouveau à l’esprit : sans sanctions, les ambitions de Vladimir Poutine s’étendraient peut-être à d’autres pays d’Europe de l’est. Enfin, toujours au sujet de la Russie, dans certains cas il est évident que les sanctions ne pourront être efficaces qu’à long-terme car elles touchent des économies de premier plan. A ce titre, les critères d’efficacité des sanctions ne sont pas gravés dans le marbre et il n’existe de toute façon aucun exemple de sanctions qui auraient respecté tous ces critères.  

Les sanctions ont-elles des effets secondaires inattendus voire contreproductifs et si oui, lesquels ? Quels sont les exemples saillants ? 

Mon ouvrage se penche sur les conséquences inattendues des sanctions, qui ont des effets secondaires bien au-delà de leurs pays ciblés. Pour ne citer que trois exemples, les sanctions peuvent engendrer des tensions diplomatiques entre alliés, notamment entre les Etats-Unis (souvent enclins à sanctionner vite et fort) et l’Union Européenne (qui est souvent moins allante, notamment parce que l’imposition de sanctions requiert l’accord unanime de ses vingt-sept états membres). Tel fut le cas par exemple lorsque les Etats-Unis imposèrent des sanctions visant à empêcher la construction du gazoduc Nord Stream 2 entre la Russie et l’Allemagne. Nord Stream 2 était loin de faire l’unanimité en Europe mais tous les gouvernements européens s’accordaient à penser que Washington allait trop loin en tentant d’empêcher la construction d’un gazoduc sur le sol européen. De la même façon, le retrait américain de l’accord nucléaire avec l’Iran avait entraîné de fortes tensions diplomatiques entre les deux côtés de l’Atlantique : à cause des sanctions secondaires américaines, les entreprises européennes ont dû quitter le marché iranien alors même que l’Union Européenne était toujours dans l’accord nucléaire. De telles tensions entre alliés ne bénéficient qu’aux pays sous sanctions, qui peuvent jouer des dissensions entre les Etats-Unis et l’Europe. 

Je reviens également dans mon ouvrage sur l’impact que les sanctions peuvent avoir sur les marchés des matières premières et sur le fait que les sanctions ont des effets structurels sur les économies qu’elles ciblent. Durant la crise du coronavirus, de nombreuses voix se sont élevées afin que les Etats-Unis lèvent temporairement leurs sanctions contre l’Iran. L’intention était louable : on pensait alors qu’une levée des sanctions aiderait Téhéran à faire face à la crise sanitaire. Cependant, j’explique dans mon ouvrage que les sanctions contre l’Iran ont eu des effets tellement profonds qu’une simple levée des sanctions ne suffirait pas à annuler leurs effets. C’est là un défi majeur pour les diplomaties occidentales : si la levée des sanctions n’est pas une perspective alléchante pour les pays sous sanctions, ceux-ci ont-ils réellement intérêt à changer leur comportement ? 


Quel est l’avenir des sanctions ? Vont-elles rester cet outil central ? Faut-il pour cela qu’elles gagnent en efficacité ?

L’âge d’or des sanctions unilatérales américaines est probablement derrière nous. En effet, les pays sous sanctions développent des mécanismes financiers pour immuniser leurs économies contre les sanctions, par exemple en favorisant le recours à leurs monnaies pour leurs échanges internationaux (plutôt que le dollar américain ou l’euro), en se détournant de Swift (le système qui relie toutes les banques entre elles mais dont on peut aussi être coupé sous pression américaine) ou en développant des monnaies digitales sur lesquelles les sanctions n’ont pas de prise (la Chine est particulièrement en pointe dans ce domaine). Chacun de ces développements, pris de façon isolée, ne va pas diminuer drastiquement l’efficacité des sanctions. En revanche, lorsqu’on met tout cela bout à bout, il parait probable que les sanctions financières ne seront plus un outil aussi efficace dans les décennies à venir. 

A l’avenir, les sanctions financières devront probablement être multilatérales, c’est-à-dire imposées par tous les pays du monde (ou presque), sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies par exemple. De telles sanctions sont beaucoup plus difficiles à adopter (notamment car la Chine et la Russie sont des membres permanents du Conseil de Sécurité) mais elles sont aussi plus difficiles à contourner. Même la Chine ne pourrait pas perdre simultanément l’accès aux marchés américain et européen. La question centrale sera celle de l’attitude des pays émergents. Si des sanctions multilatérales sont imposées, seront-ils enclins à jouer le jeu ? Rien n’est moins sûr compte-tenu de l’influence croissante de la Chine et de la Russie en Afrique, en Asie du Sud Est et en Amérique Latine. 

Les Etats-Unis viennent d'imposer des contrôles sur les exportations de semi-conducteurs vers la Chine: quel sera leur impact ? De telles mesures, qui visent le secteur technologique, sont-elles les "sanctions" de demain ?

Les conflits de demain porteront de façon croissante sur l’accès aux technologies, et notamment aux semi-conducteurs les plus avancés. Ces micropuces sont présentes dans tous les objets électroniques de consommation courante mais aussi dans la plupart des équipements militaires. Pour schématiser, le fait de contrôler la technologie permettant de fabriquer les meilleures micropuces confère un avantage dans le domaine militaire. Les Etats-Unis et la Chine le savent et c’est pour cela que les Etats-Unis cherchent aujourd’hui à restreindre la capacité de la Chine à avoir accès aux semi-conducteurs les plus perfectionnés. Cette tendance n’est pas nouvelle : c’est l’ex président américain Donald Trump qui a ressuscité les contrôles à l’exportation (un héritage de la guerre froide) afin d’empêcher les entreprises chinoises de mettre la main sur des semi-conducteurs avancés de fabrication américaine. Joe Biden a récemment renforcé ces contrôles et il y a fort à parier que ces mesures représenteront les sanctions de demain. 

Où va se positionner l’Union Européenne dans cet affrontement entre les Etats-Unis et la Chine ? L’Europe partage les inquiétudes américaines à l’égard de Pékin, mais la Chine est le premier partenaire commercial de la plupart des pays européens. A ce jour la politique européenne à l’égard de la Chine reste floue, et Pékin n’hésitera pas à tirer parti d’éventuelles divergences entre les deux côtés de l’Atlantique. 

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