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Les célibataires les plus recherchés par les femmes en Chine sont des personnages... virtuels
©WANG ZHAO / AFP

Vision d'avenir

En Chine, des millions de femmes jouent à un jeu appelé "Love and Producer" dans lequel les utilisatrices jouent une productrice de télévision, entretenant une relation virtuelle avec un petit-ami numérique.

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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Atlantico : Comment peut s'expliquer la réussite d'un tel jeu ? En quoi le contexte chinois est-il propice au développement massif de cette pratique ?

Nathalie Nadaud-Albertini : Le contexte chinois est propice au développement de cette pratique dans la mesure où la politique de l’enfant unique qui a été longtemps en vigueur en Chine a permis aux filles de bénéficier de ressources éducatives qui auparavant auraient été consacrées à leurs frères. Ainsi, de nombreuses femmes ont-elles eu accès à des études longues et à des carrières leur permettant d’être aujourd’hui indépendantes financièrement.

Beaucoup souhaitent alors conserver cette indépendance et refusent de se marier aussi jeunes que leurs parents. Elles sont par conséquent nombreuses à être célibataires. À titre d’exemple, le taux de mariage en Chine a chuté de 30% ces cinq dernières années, et en 2012, l’âge moyen du mariage des femmes à Shangaï est, pour la première fois de l’histoire de ce pays, passé à plus de 30 ans.

Autrement dit, cette pratique du petit ami virtuel est une façon, pour ces femmes, de conserver leur indépendance voire de la renforcer.

Ce type de jeu pourrait-il, selon vous, rencontrer un succès similaire dans les pays occidentaux ?

Un succès similaire, je ne sais pas. Cela dit, les pays occidentaux ont également le terreau nécessaire à ce genre de phénomène. En effet, chez de nombreuses femmes, la volonté de conserver leur indépendance en ayant recours à l’imaginaire est également présente, et ce depuis une vingtaine d’années. C’est notamment ce qu’a mis en évidence le sociologue Jean-Claude Kaufmann dans La Femme seule et le Prince charmant. Enquête sur la vie en solo, à la fin des années 90. Dans cet ouvrage, il explique, en effet, que le Prince charmant permet à certaines femmes très engagées dans une trajectoire d’autonomie de se réaliser à travers une carrière et mille activités de loisirs et d’en faire l’objectif premier de leur vie, faisant ainsi passer à l’arrière-plan ce qui est longtemps apparue comme la seule identité féminine possible et légitime : une épouse et une mère, exerçant une activité professionnelle ou non. Pour cela, explique Jean-Claude Kaufmann, il faut que « le Prince […] se conforme[…] à une figure précise. Il est un intime qui doit savoir rester lointain, virtuel, membre de la société idéale, séparé des vivants » (p.228).

Autrement dit, de la figure du Prince charmant comme instrument imaginaire permettant d’accompagner une trajectoire de vie autonome au petit-ami numérique proposé par « Love and Producer », il n’y a qu’un pas, que la technologie actuelle a franchi, alors que cela était impossible à l’époque où Jean-Claude Kaufmann a fait son enquête.

Le film dystopique "Her" (2014), avec Joaquin Phoenix, imagine un monde dans lequel une partie de l'humanité se tourne vers des relations sentimentales avec des intelligences artificielles. Nos sociétés sont-elles susceptibles de basculer vers une telle réalité, selon vous ?

Il est toujours malaisé de commenter les récits dystopiques dans la mesure où ils envisagent toujours un avenir sombre en prenant en charge les craintes et les angoisses d’une société à un moment donné. Posons-nous plutôt la question de la façon dont les représentations des relations sentimentales en lien avec l’intelligence artificielle nous parlent de notre société actuelle. De quoi avons-nous peur ? Il me semble que nous craignons un monde où l’individu serait atomisé, déconnecté de tout lien avec les autres. Il est intéressant de noter que cette crainte a déjà existé au moment de la Révolution Industrielle qui s’est notamment accompagnée d’un fort exode rural. On craignait alors l’influence toute puissante des médias qui agiraient un individu qui aurait perdu tout repère en étant séparé de sa communauté. C’est cette même crainte d’un individu atomisé et séparé de tout lien social que l’on retrouve lorsque l’on envisage une société où les relations entre les individus n’existeraient plus au profit de relations virtuelle.

Dans la mesure où nous ne savons pas comment la situation va évoluer, tout dépend de la confiance que nous avons en l’être humain, en sa capacité à s’adapter à des normes nouvelles, à créer de nouveaux liens ou non. En fait, ce type de question renvoie tout un chacun à sa propre conception de l’humanité, et surtout au degré de confiance qu’il fonde dans l’être humain. C’est à chacun d’entre nous de se poser la question et de répondre.

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