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"La pauvreté conduit à des comportements irrationnels car elle affecte les comportements et conduit aux mauvais choix".
"La pauvreté conduit à des comportements irrationnels car elle affecte les comportements et conduit aux mauvais choix".
©Reuters

L'esprit vagabond

Dans un récent ouvrage, un économiste d'Harvard et un psychologue de Princeton arrivent à la conclusion que vivre dans la pauvreté affecte les comportements et les jugements. Un peu comme après avoir passé une nuit blanche.

André  Nieoullon

André Nieoullon

André Nieoullon est Professeur de Neurosciences à l'Université d'Aix-Marseille, membre de la Society for Neurosciences US et membre de la Société française des Neurosciences dont il a été le Président.

 

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Il est des ouvrages qui marquent notre temps. Dans un livre paru récemment (Scarcity. Why having too little means so much ?; Times Books, 2013), l’économiste d’Harvard Sendhil Mullainathan et le psychologue de Princeton Eldar Sharif constatent que si la pauvreté conduit à des comportements irrationnels, ce ne sont en fait pas ces choix hasardeux qui conduisent à la précarité mais que, bien au contraire, c’est cette précarité qui affecte les comportements et conduit aux mauvais choix. Une théorie intéressante, certainement à contre-courant des idées reçues du plus grand nombre, où le contexte modifie le comportement… A l’aide de nombreux exemples les auteurs démontrent ainsi que l’état "de manque" conduit à une vision limitée à très court terme et hypothèque l’avenir, se traduisant par une forme de focalisation sur les besoins immédiats et négligeant le contexte environnemental, et qu’en fait la pauvreté crée une mentalité qui perpétue la pauvreté…

De façon particulièrement intéressante, cet état d’esprit n’est pas lié strictement au manque d’argent, où les situations humainement les plus dramatiques sont évidentes, mais se retrouve parfaitement transposable selon les auteurs dans d’autres situations ; tel le manque de temps chronique lié à une hyperactivité professionnelle ou encore lorsque les personnes sont seules et souffrent d’un déficit de contacts sociaux. Dans chaque cas se développe une sorte de cercle vicieux, qui fait que la situation ne peut qu’empirer : le manque d’argent amène à solliciter toujours plus de crédits de façon irrationnelle et à hypothéquer sa santé en sacrifiant par exemple l’accès aux traitements voire simplement à ne plus se nourrir correctement, le surbooking affecte clairement les décisions à prendre et conduit à des choix qui imposent encore plus de travail et les personnes isolées se complaisent dans leur situation en auto-centrant leurs préoccupations, ce qui renforce encore leur isolement. Les études réalisées par les auteurs amènent à constater que ce type de situation altère les capacités de jugement de façon permanente et dramatique, à peu près comme c’est le cas après une nuit blanche et une forte dette de sommeil…

Pour le neurobiologiste un tel constat n’est pas sans rappeler la dépendance aux drogues d’abus… L’analogie est dès lors intéressante en ce sens que la dépendance présente de nombreuses similarités avec les situations décrites par les auteurs. De fait, le toxicomane adopte rapidement un comportement centré sur la recherche de sa substance d’addiction et néglige pour cela les contingences les plus élémentaires, conduisant aussi à des comportements irrationnels que chacun a constatés ; par exemple prendre sa voiture en pleine nuit pour aller s’enquérir du lieu où il pourra se fournir en cigarettes ou en alcool et pallier ainsi le manque, pour ne prendre que des situations très banales… Et le comportement renforce l’addiction. On peut même aller plus loin en considérant aussi que, dans une certaine mesure, le manque peut aussi avoir des effets positifs sur le comportement… à la condition qu’il soit limité et parfaitement temporaire. Ainsi une cigarette peut-elle permettre une meilleure concentration et une gêne financière temporaire peut-elle amener à retarder rationnellement certaines décisions d’achat ou encore un léger stress et une anxiété mesurée sont-ils moteurs pour avancer dans la vie... L’analogie s’arrête là mais elle illustre bien des processus mentaux quelque peu similaires. La différence qui cependant peut les distinguer est peut-être que le toxicomane trouve une satisfaction au moment où il consomme. Mais cela n’est-il pas quelque part le cas de la personne en grande détresse financière qui trouve quelques nouveaux subsides ? Ou encore de la personne seule qui se complait dans sa solitude ?

Dès lors que l’on accepte le rapprochement entre ces situations, l’approche des problèmes peut aussi amener à proposer des solutions qui pourraient avoir des fondements  communs. D’abord, l’analogie avec la toxicomanie pourrait permettre de comprendre comment le manque d’argent, de temps ou d’interactions sociales affecte les comportements et génère une forme de "mentalité du manque" basée en grande partie sur l’anxiété considérable de demain qui accompagne ce manque. Ce point est souligné par les auteurs qui montrent bien combien l’anxiété permanente altère le jugement et ce qu’ils nomment une forme de "bande passante" du cerveau. Une vision à très court terme, dans tous les cas. Ensuite, si l’on sait qu’à l’évidence traiter la dépendance aux substances d’abus ne passe pas par un simple accès libre au produit mais par de longs protocoles de désintoxications conduisant à une désaccoutumance, il pourrait paraître simpliste de simplement combler le manque d’argent pour ramener à des comportements plus rationnels. C’est d’ailleurs ce que proposent les auteurs en considérant que la solution à la pauvreté n’est pas forcément de donner de l’argent –ce qui aurait pour effet de renforcer les comportements inappropriés- mais de permettre par exemple l’accès à la santé en fournissant des médicaments ou des bons de nourriture. Fondamentalement, c’est d’ailleurs la démarche des associations à vocation humanitaire auxquelles il faut rendre hommage, sans négliger l’éducation : "Apprendre à pêcher plutôt que de fournir du poisson…". Ces solutions ne sont pas nouvelles mais ce qui est intéressant dans l’étude de Mullainathan et Shafir est d’avoir tenté d’apporter des bases à une théorie "unifiée" de la mentalité de la pauvreté. Une démarche originale et qui nous interpelle.

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