Souveraineté alimentaire : la France, cette puissance agricole (auto) enfermée dans une spirale de déclin <!-- --> | Atlantico.fr
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Le soleil se lève sur un vignoble près de Bergheim, dans l'est de la France, le 6 novembre 2021.
Le soleil se lève sur un vignoble près de Bergheim, dans l'est de la France, le 6 novembre 2021.
©PATRICK HERTZOG / AFP

Production rurale

Si la France est toujours la première puissance agricole de l'U-E, sa balance commerciale connaît une forte érosion depuis 2015 sur ce secteur.

André Heitz

André Heitz

André Heitz est ingénieur agronome et fonctionnaire international du système des Nations Unies à la retraite. Il a servi l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). Dans son dernier poste, il a été le directeur du Bureau de coordination de l’OMPI à Bruxelles.

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Marcel Kuntz

Marcel Kuntz

Marcel Kuntz est biologiste, directeur de recherche au CNRS dans le laboratoire de Physiologie Cellulaire Végétale. Il est Médaille d'Or 2017 de l'Académie d'Agriculture de France

Il est également enseignant à l’Université Joseph Fourier, Grenoble.

Il tient quotidiennement le blog OGM : environnement, santé et politique et il est l'auteur de Les OGM, l'environnement et la santé (Ellipses Marketing, 2006). Il a publié en février 2014 OGM, la question politique (PUG).

Marcel Kuntz n'a pas de revenu lié à la commercialisation d'un quelconque produit. Il parle en son nom, ses propos n'engageant pas son employeur.

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Atlantico : La France est encore aujourd’hui la première puissance de l’Union européenne, mais sa balance commerciale connaît une érosion depuis 2015 et elle perd en compétitivité sur de nombreux secteurs. Comment cette industrie fer de lance de l’économie française à l’orée du 3e millénaire s’est -elle dégradée ? Quels ont été les moments clefs de cette descente ? Des chiffres annoncent-ils une catastrophe à ce propos ? 

Marcel Kuntz : Notre production alimentaire est un héritage fragilisé. Notre excédent de balance commerciale agricole ne repose plus que sur quelques filières, comme sur les semences, les vins et les spiritueux. L’érosion de la compétitivité de nos produits agricoles est une réalité, même si, il faut le noter, le système s’est avéré résilient lors de la crise de la Covid-19.  

Les causes de notre fragilisation sont multiples. Je ne mentionnerai que certains. Historiquement, la France a défendu son agriculture via la Politique Agricole Commune (PAC) et ses subventions. Les organisations agricoles se sont accrochées à cette bouée. Mais les politiques agricoles se sont petit à petit infléchies, avec aussi un déluge de normes et de règlements « environnementaux » et sanitaires. Tout cela pèse sur la capacité de compétitivité des agriculteurs. De plus, les agriculteurs se sont affaiblis en tant que force sociale (leur nombre a diminué) et politique (diminution du nombre des Elus d’origine agricole). Il est frappant de voir à quel point les agriculteurs bataillent, mais sans grand succès, malgré les promesses des hommes politiques, contre, par exemple, la sur-transposition en France des normes européennes. Autrement dit, la France s’impose souvent des contraintes normatives et réglementaires supérieures à celle en vigueur chez nos concurrents européens, pour ne pas parler de ceux hors de l’UE. Un monde agricole plus puissant, disons dans les années 50 ou 60, ne l’aurait pas permis.

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André Heitz :  Vous posez un problème de taille dans l'absolu, dans le contexte européen ainsi que, plus généralement, de la production agricole et des besoins alimentaires mondiaux. Sans oublier la perspective des élections présidentielle et législative.

S'agissant de la situation actuelle, il y a deux documents essentiels : « La France, un champion agricole mondial : pour combien de temps encore ?», le rapport d'information de M. Laurent Duplomb, fait au nom de la commission des affaires économiques du Sénat (n° 528 (2018-2019) - 28 mai 2019) ; le rapport « Reconquête de l’appareil productif : la bataille du commerce extérieur» du Haut-Commissariat au Plan, présidé par M. François Bayrou (du 7 décembre 2021).

Voici un graphique tiré du premier :

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Dans son rapport, le Haut-Commissariat a identifié dans le domaine des produits agricoles et agroalimentaires, 143 postes/produits en déficit de plus de 50 millions d’euros, représentant au total environ 22 milliards d’euros de déficit cumulé en 2019. Pour l'anecdote, la France est le premier exportateur mondial de pommes de terre fraiches, mais importe des produits transformés à base de pomme de terre féculière et des chips. Ce rapport ouvre aussi sa focale sur d'autres éléments tels que la production d'engrais ou de machines agricoles.

Les causes de la dégradation sont connues, maintes fois énoncées et dénoncées. C'est un catalogue à la Prévert dont il faut tirer des éléments différents selon les filières ainsi que les cas individuels. 

Pour les causes endogènes, il y a certainement les lourdeurs administratives, la sur-réglementation et la surtransposition des normes européennes, des fragilités structurelles comme la petite taille relative des outils de production et de transformation et, de plus en plus, les obstructions sous forme par exemple de manifestations ou d'actions judiciaires.

Osera-t-on aussi citer nos normes sociales qui n'encouragent pas l'emploi agricole (le Royaume-Uni fait actuellement l'expérience d'une situation similaire) ?

Dans les causes exogènes, il y a un dumping pratiqué par certains de nos partenaires/concurrents européens et de nos concurrents extra-européens sur les plans agricole, économique, environnemental et social (dans l'ordre alphabétique). Ce sont par exemple les conditions environnementales de la production de fruits et légumes chez un voisin du sud ou les ouvriers détachés dans les abattoirs d'un voisin de l'est.

Mais il ne faut ni se leurrer, ni se lamenter : si par exemple le coût horaire du travail est supérieur en France par rapport à ses concurrents européens, c'est aussi parce que nous n'avons pas pris les bonnes décisions.

D'une manière générale, certains de nos partenaires se sont engagés dans des programmes de développement d'envergure alors que nous avons contemplé notre nombril avec satisfaction et contentement. Phénomène de vase communicants : ils nous ont pris des marchés.

La dégradation de notre compétitivité est en résumé un phénomène complexe, avec une lente érosion entrecoupée parfois de changements brutaux. Imaginez par exemple ce qu'aurait produit sur la filière sucrière un refus d'autoriser l'enrobage des semences de betteraves avec des néonicotinoïdes pour lutter contre la jaunisse.

Atlantico : Quelle est la responsabilité des pouvoirs politiques ?

Marcel Kuntz : Les pouvoirs politiques auraient-ils pu mener une autre politique pour conserver plus d’agriculteurs ? Je n’en suis pas persuadé, car les gains de productivité ont mécaniquement diminué les emplois agricoles, et il n’était pas non plus possible de rester dans une situation de faible productivité. N’oublions pas la dureté du métier d’agriculteur autrefois. Plus personne ne veut retourner à ce stade. Je parle bien sûr de dureté physique ; les difficultés psychologiques, elles, ont augmenté : la profession agricole est l’une où le taux de suicides est le plus élevé.

Quelle autre politique les pouvoirs publics auraient-ils pu mener ? C’est évidemment facile à dire, mais rien n’obligeait le personnel politique à céder, sur bien des dossiers, à la vision dogmatique de l’écologie politique, plutôt que de définir un cap stratégique de long terme en faveur de l’agriculture. Rien, sauf bien sûr leur intérêt électoraliste, ou ce qu’il croit être tel… On peut tout d’abord mentionner la diminution du poids du Ministère de l’Agriculture au profit de celui de « l’Ecologie ». Rien n’obligeait les Présidents de le République successifs à faire ce choix ! Sur le terrain, on peut mentionner la « ferme des 1000 vaches » qui avait sa place en France, à côté d’autres modes de production bien sûr. Je ne crois pas que les pouvoirs publics ont fait ce qu’il fallait pour défendre les innovations techniques qui vont a priori contre une certaine religion du « naturel ». Les biotechnologies sont un autre exemple de ce qu’il faut bien appeler un suicide économique, où le cap stratégique de long terme a été bradé. Il me semble pourtant que la diversité des modes de production serait un levier utile.

Les agriculteurs se sont adaptés dans leurs productions à cette nouvelle vision du monde, qui, il est vrai, n’est pas limitée aux Bobos mais plus largement présente. Pour autant les agriculteurs n’ont pas maîtrisé la montée de l’ « agro-bashing » qui les meurtrit profondément. Ils tentent aujourd’hui d’y remédier par une communication plus affutée sur leur métier. Sont-ils suffisamment aidés sur ce point par le Ministère de l’Agriculture ? Je n’en suis pas sûr, même si le Ministre actuel a des mérites.

André Heitz : In fine, la responsabilité des pouvoirs politiques – auxquels on adjoindra le pouvoir législatif – est énorme.

Un virage a certainement été pris avec le Grenelle de l'Environnement (septembre et décembre 2007) et la loi n° 2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l'environnement : une certaine conception de la protection de l'environnement a pris le dessus sur les impératifs de la production agricole et alimentaire.

Par ailleurs, on s'est longtemps complu dans l'idée que l'avenir de l'agriculture française se trouvait dans la « montée en gamme ». Le sommet des illusions a certainement été atteint avec le ministre Didier Guillaume qui vantait les mérites de l'agriculture biologique, et même de la biodynamie, une conception ésotérique de l'agriculture (qui reste promue sur le site du ministère de l'Agriculture et de l'Environnement, malgré les protestations).

On peut aussi illustrer la situation avec l'organigramme du gouvernement actuel : le ministre chargé de l'environnement (la « transition écologique », c'est plus chic) est numéro deux dans l'ordre protocolaire, le ministre chargé de l'agriculture et de l'alimentation, avant-dernier. Heureusement pour nous, l'actuel est compétent.

Mais il me paraît plus important de regarder l'avenir.

Des candidats déclarés prônent diverses mesures qui auront un impact négatif sur la compétitivité de notre agriculture – augmentation de la part de l'agriculture biologique, durcissement des conditions d'élevage au nom du bien-être animal et du rejet d'un « élevage industriel » largement fantasmé, élimination des produits de protection des plantes (les affreux « pesticides »), promotion de productions et de filières locales, etc. Par « competitivité », un terme du jargon économique, il faut aussi entendre les conditions dans lesquelles est pratiquée la production agricole et alimentaire.

Ces candidats n'ont guère de chances de remporter l'élection présidentielle. Mais on peut craindre que celui qui sera gagnant ne pioche des promesses électoralistes et démagogiques dans le même registre. L'Élysée vaut bien, par exemple, un forcing sur l'interdiction du glyphosate et, par voie de conséquence, la quasi-condamnation de l'agriculture de conservation des sols...

À la responsabilité des pouvoirs politiques répond aussi celle des représentations agricoles et agroalimentaires, qui préfèrent souvent un compromis pas trop préjudiciable aux intérêts représentés à un point de vue plus musclé mais tenant compte des intérêts supérieurs de la Nation (ou de l'Union européenne dans le cas de la stratégie « de la ferme à la fourchette »). 

D'autres parties prenantes peuvent aussi être mises en cause. L'affaire du glyphosate est à cet égard exemplaire : l'INRAE avait ainsi laissé entendre dans un premier temps que des solutions existaient pour la plupart des usages alors que tel n'était pas le cas.


Le résumé graphique de « Usages et alternatives au glyphosate dans l'agriculture française», INRAE, 1er décembre 2017 (rouge = pas efficace)

Atlantico : Si la production de fruits et légumes a connu un recul sur le long terme, y a-t-il un risque de dépendance de la France envers d'autres pays sur ces produits ? À terme pourrions-nous perdre notre souveraineté alimentaire ? 

André Heitz : Dans l'absolu, il n'y a pas de risque. Et, pour répondre à l'une des premières questions ci-dessus, il n'y a pas de catastrophe, du moins durable. C'est réparable à condition de prendre les bonnes décisions et de mettre les moyens ; plus facilement dans le cas des légumes, des productions annuelles, que des fruits.

La souveraineté alimentaire – à condition de ne pas verser dans le gloubi-boulga « altermondialiste » – doit se concevoir dans le cadre d'un système d'échanges internationaux que l'on veut équilibré et cohérent. Nous ne pouvons pas tout produire nous-même pour statisfaire nos besoins, tant du point de vue agro-environnemental qu'économique.

Il n'y a par exemple pas de raisons objectives pour importer une partie des oignons de la ratatouille. Mais acheter des tomates au Maroc et lui vendre du blé est une option économique et géostratégique qui peut se justifier. Encore faut-il avoir, à terme, du blé à vendre...

Atlantico : Que devrions-nous faire pour protéger à la fois nos exportations agricoles premium comme le vin et la souveraineté alimentaire ? Quels sont les points critiques à surveiller ?

Marcel Kuntz : Je n’aime pas trop le terme « souveraineté alimentaire » qui est de toute façon illusoire. Lesmenaces, cependant, sont connus : diminution de la surface agricole utile, ressources en eau, vieillissement des agriculteurs actifs, faibles revenus et trésorerie fragile, freins aux innovations, encore et toujours la réglementation pesante, et cette idée folle qu’il faudrait que les agriculteurs fassent ceci et cela (accélérer la marche vers X, la « transition » vers Y…). On a envie de paraphraser Pompidou à ce sujet : arrêtez d’emm… les agriculteurs !

Pour terminer sur une note optimiste, les atouts sont : des productions  néanmoins diversifiées et de qualité, des appuis à l’agriculture qui demeurent forts, comme la recherche, les conseils, la formation, etc. Et le génie français !

André Heitz : Vaste programme ! 

Le rapport du Sénat énonce plusieurs pistes, évidentes, notamment : reconquérir le marché national sans tomber dans le piège du haut de gamme ; conquérir des marchés là où la demande va exploser ; lutter contre la concurrence déloyale des importations ne respectant pas les normes imposées aux producteurs français.

L'avers du dernier point est : cesser de pénaliser l'agriculture et l'agroalimentaire français par des normes et exigences absurdes.

C'est bien plus important que le dernier jouet à la mode, les « clauses miroirs » censées imposer le respect des normes européennes aux produits importés du reste du monde. Outre que cela pose des problèmes au niveau des règles du commerce international, il y a une réalité incontournable : nécessité fait loi, et quand il faut assurer l'approvisionnement alimentaire, ce sont les exportateurs en situation de force qui définissent les règles.

Cela nous mène au chantier probablement le plus vaste : changer les mentalités, prendre la mesure des défis agronomiques, climatiques, économiques et sociologiques (ordre alphabétique) et restaurer l'image de l'agriculture et des agriculteurs comme fournisseurs de notre alimentation, moteurs d'une large partie du tissu économique, gardiens et gestionnaires de la moitié du sol national et de notre environnement.

Et, pour le détail, outre les rapports évoqués ci-dessus – et bien d'autres qui servent à caler des armoires –, il y une remarquable analyse de feu Xavier Beulin : « Notre agriculture est en danger: Ce qu'il faut faire » (Tallandier, 2017).

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