L'impact néfaste des guerres commerciales au sein de la société<!-- --> | Atlantico.fr
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Donald Trump et Xi Jinping ont longtemps été opposés dans une guerre commerciale, fragilisant l'économie de leur pays.
Donald Trump et Xi Jinping ont longtemps été opposés dans une guerre commerciale, fragilisant l'économie de leur pays.
©FRED DUFOUR / AFP

Bonnes feuilles

Matthew C. Klein et Michael Pettis publient « Les guerres commerciales sont des guerres de classes » aux éditions Dunod. Les guerres commerciales sont généralement perçues comme des conflits entre pays ayant des intérêts nationaux concurrents. Les auteurs montrent comment les guerres de classes nées de l’augmentation des inégalités représentent une menace pour l’économie mondiale et la paix internationale, et ce que nous pouvons faire pour y remédier. Extrait 2/2.

Michael Pettis

Michael Pettis

Michael Pettis est économiste et stratégiste financier. Il est professeur de finance à la Guanghua School of Management de l'Université de Pekin. Associé sénior du Carnegie Endowment for International Peace, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont "The Great Rebalancing: Trade, Conflict, and the Perilous Road Ahead for the World Economy".

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Matthew C. Klein

Matthew C. Klein

Matthew C. Klein est journaliste économique au journal Barron's. Il a précédemment écrit pour le Financial Times, Bloomberg View et The Economist.

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On présente le plus souvent une guerre commerciale comme un conflit entre plusieurs pays. Or ce n’est pas le cas. Une guerre commerciale est certes un conflit, mais elle oppose d’un côté des banquiers et des détenteurs d’actifs financiers et de l’autre des ménages de la classe moyenne. En d’autres termes, il s’agit d’un conflit entre les très riches et les autres. La montée des inégalités a provoqué un surplus de biens manufacturés, des pertes d’emplois et un accroissement de l’endettement. C’est une altération économique et financière de ce vers quoi l’intégration mondiale était supposée tendre. Pendant des décennies, les États-Unis en ont été la plus grande victime. Absorber le surplus de production et d’épargne du reste du monde – au prix de la désindustrialisation et des crises financières –, tel fut le fardeau exorbitant que dut supporter l’Amérique.

Mais les Américains ne sont pas les seules victimes. Toutes les populations, dans quelque pays que ce soit, ont souffert de cette situation parce que le système financier et le marché des biens et des services américains fonctionnent comme une véritable soupape de sécurité pour l’exploitation mondiale. L’ouverture de l’Amérique au commerce et à la finance internationales signifie que les riches d’Europe, de Chine et des autres grandes économies excédentaires peuvent faire pression sur leurs travailleurs et leurs retraités dans la mesure où ils sont sûrs de pouvoir toujours vendre leurs marchandises, engranger des profits et investir leur épargne dans des actifs sécurisés.

Si les États-Unis n’étaient pas une économie aussi ouverte, les pays excédentaires seraient obligés soit d’écouler le surplus de leur production vers d’autres pays, aucun n’ayant jamais eu cette volonté qu’ont les États-Unis d’absorber ce surplus, soit de voir leurs stocks s’accumuler jusqu’à ce que les usines soient fermées et les travailleurs licenciés. Le fait que les inégalités de revenus dans un pays se creusent serait limité au pays concerné et aurait un faible impact sur le reste du monde. Mais en empêchant les élites politiques et industrielles des pays excédentaires de faire face aux conséquences de leurs actes, l’économie ouverte a au contraire favorisé la mise en place de comportements destructeurs dans le reste du monde.

D’une certaine manière, les États-Unis – mais aussi le Royaume-Uni, le Canada et l’Australie qui tous trois jouent un rôle similaire dans l’économie mondiale – nous rappellent les colonies de pays européens de la fin du XIXe  siècle. À cette époque, les populations des colonies n’avaient d’autre choix que d’acheter le surplus de production des pays colonisateurs. Or, plus d’un siècle plus tard, on se retrouve dans la même situation. Et s’il n’est plus question de violence entre les nations, le système économique d’aujourd’hui dépend des engagements politiques pris par les pays anglophones envers les marchés ouverts. C’est un choix, mais dans une démocratie, le peuple a le droit de changer d’avis.

Et c’est peut-être ce qui est en train de se passer. Lors des élections présidentielles américaines de 2016, les principaux candidats ont tous signifié leur désir de voir les États-Unis se désengager de l’Accord de partenariat transpacifique (TPP). Bernie Sanders tira la sonnette d’alarme affirmant qu’il «permettrait aux entreprises de mettre plus facilement les travailleurs américains à la rue» et «serait tout à la faveur du plus grand transgresseur des droits de l’homme du monde». La candidate démocrate Hillary Clinton était préoccupée par le fait que l’accord n’aborde pas le problème de la manipulation des devises et offre une trop grande protection aux brevets pharmaceutiques. Si Larry Summers, ancien Secrétaire au Trésor et conseiller économique de Barak Obama et, avant lui, de Bill Clinton, n’était pas explicitement opposé au TPP, il pensait que c’était une perte de temps et qu’il aurait mieux valu réformer le FMI ou accroître le financement des Nations unies. Pour Summers, au lieu de «vouloir étendre la mondialisation», les politiques feraient mieux de «s’assurer que la mondialisation telle qu’elle est aujourd’hui fonctionne pour tous les citoyens ».

L’une des premières mesures prises par Donald Trump une fois élu président fut de signer un décret désengageant les États-Unis du TPP, un décret qui mettait aussi fin aux engagements pris par l’administration Obama qui avait signé les accords de Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement. Dans les années qui suivirent sa prise de fonction, Donald Trump imposa des droits de douane punitifs aussi bien sur les lave-linge fabriqués en Corée que sur l’acier provenant du Canada sans oublier tous les produits importés de Chine avec pour conséquence directe la multiplication par deux des revenus provenant des droits de douane entre la fin 2017 et la mi-2019. Les menaces de Trump auraient pu aller encore plus loin en augmentant les droits de douane portant sur les importations de véhicules européens. Même si certaines de ces mesures sont vues d’un mauvais œil, nombre de membres influents du Parti démocrate qui, pour certains, ont fait campagne pour les présidentielles de 2020, ont soutenu les tarifs douaniers portant sur les biens importés de Chine.

Comme nous l’avons montré dans cet ouvrage, appliquer des droits de douane élevés pour régler les déséquilibres commerciaux est au mieux totalement inefficace, si ce n’est dangereux dans certains cas. C’est pourquoi il est essentiel que les contrôles de capitaux soient effectués, notamment dans les pays anglophones autres que les États-Unis. La Nouvelle-Zélande a récemment interdit aux étrangers non-résidents d’acheter des biens immobiliers. L’Australie limite l’achat de biens immobiliers par les étrangers au marché du neuf, l’objectif étant de stimuler le secteur du bâtiment, et prélève des taxes spécifiques sur les biens acquis par des étrangers, taxes qui varient selon les États. Au Canada, certains gouvernements locaux ont commencé à imposer des taxes spécifiques sur les biens immobiliers achetés par des étrangers. Les États-Unis pourraient aller encore plus loin. Le 31 juillet 2019, deux sénateurs américains – un Démocrate et un Républicain – ont déposé une proposition de loi afin que la Réserve fédérale déprécie le dollar et diminue le déficit de la balance courante jusqu’à ce qu’il soit égal à 0 % en décourageant les investisseurs étrangers par l’instauration d’une « taxe d’accès au marché ».

Ce qui peut surprendre, c’est que les Américains aient toléré aussi longtemps l’économie ouverte. Lorsque ce système fut mis en place, l’économie américaine était pratiquement équivalente à celle du reste du monde. Or aujourd’hui, elle représente moins d’un quart de la production mondiale. Si l’on compare aux années 1950, le reste du monde est aujourd’hui trois fois plus grand sur le plan économique que les États-Unis. Autrement dit, l’Amérique a une capacité moindre dès lors qu’il s’agit d’absorber les surplus d’épargne du reste du monde. Si la part des États-Unis dans l’économie mondiale continue de s’amenuiser, le fardeau imposé aux Américains continuera d’augmenter jusqu’à ce que le système s’effondre. Or, il y a encore peu de temps, personne dans la sphère politique américaine n’était prêt à remettre en question ce système économique.

Cette situation peut s’expliquer par les guerres de classe propres aux États-Unis. Après tout, un grand nombre d’Américains ont prospéré en produisant des actifs financiers dans lesquels les investisseurs étrangers pouvaient placer leur épargne. La préférence des investisseurs étrangers pour les marchés américains et la devise américaine ont augmenté les revenus des financiers qui contrôlent l’accès à ces marchés –  ainsi que ceux des Américains ayant un certain poids politique. Pendant plusieurs décennies, le regard porté par le Trésor américain sur la finance internationale fut en grande partie orienté par ce qui avait du sens pour les principales banques de commerce et d’investissement américaines et les détenteurs de capitaux financiers. Les intérêts de tous les autres acteurs de l’économie ont été largement ignorés, si ce n’est combattus des engagements contre-productifs pour maintenir un dollar fort; ce qui a toujours été justifié par l’argument selon lequel la dérégulation du capital et l’augmentation de sa mobilité conduiraient aux investissements les plus rentables.

Les augmentations de richesse qui en résulteraient finiraient inévitablement par profiter à tous les Américains – peu importe que les flux de capitaux internationaux aient plus de chances d’être motivés par la spéculation, des placements à la mode, des évasions fiscales et des accumulations de monnaies de réserve (souvent à des fins mercantilistes) plutôt que par des décisions de placements mesurées afin d’utiliser au mieux un capital sur le long terme. Nombre de sociétés américaines se sont adaptées aux entrées massives de capitaux financiers aux États-Unis en délocalisant leur production dans des pays où la main-d’œuvre est sous-payée et en revendant les marchandises produites hors du territoire national aux consommateurs américains avec une très forte marge.

L’influence des banquiers fut amplifiée par les fonctionnaires américains qui, durant la Guerre froide, n’hésitèrent pas à sacrifier l’industrie nationale pour des raisons géopolitiques. À plusieurs reprises, le gouvernement américain négocia des accords commerciaux qui, comme le disaient entre eux les employés du ministère du Commerce et de l’Industrie américain, n’étaient aucunement en faveur des industries et des ouvriers américains mais étaient dictés par des décisions purement stratégiques. Plus récemment, le rôle du dollar dans les règlements internationaux a donné au Trésor un énorme pouvoir, à savoir imposer des sanctions financières dans certaines situations bien précises, et ce, partout dans le monde. Mais comme Paul Volcker – qui, occupa entre autres le poste de Sous-secrétaire au Trésor en charge des Affaires monétaires de 1969 à 1974 – le dit dans une interview quelque temps avant son décès en décembre 2019: «Celui qui fait la pluie et le beau temps paie le prix fort.»

Les plus fortunés – y compris dans les pays les plus pauvres – ont su tirer profit de la situation aux dépens des ouvriers et des retraités du monde entier car les intérêts des financiers américains et ceux des industriels chinois et allemands étaient complémentaires. Aujourd’hui, les pays excédentaires n’ont pas besoin d’avoir des colonies pour absorber le surplus de leur production car ils peuvent travailler de concert avec les banquiers des pays déficitaires.

Or l’effet pervers est que cette accentuation de la mondialisation et de la hausse des inégalités n’a fait qu’augmenter les excédents des uns et les déficits des autres. Entre la fin 2017 et la mi-2019, les entreprises du monde entier se sont servi de la concurrence internationale comme prétexte pour diminuer les salaires, alléger la réglementation en termes de protection de l’environnement et de santé publique, faire baisser les impôts des plus fortunés et favoriser des transferts régressifs. Faire que les ménages se serrent un peu plus la ceinture était, semble-t-il, beaucoup plus facile qu’augmenter la productivité, investir dans de nouvelles infrastructures ou améliorer les services de santé publique et l’accès à l’éducation. Or cela ne peut pas durer sur le long terme, car la baisse des salaires ne peut qu’entraîner une baisse de la consommation, avec pour conséquences une diminution des dépenses dans l’économie mondiale et une hausse du taux d’endettement, ce qui est restrictif et autodestructeur. Ce n’est pas une simple coïncidence si, tout au long de l’histoire moderne, une forte inégalité sociale est toujours allée de pair avec une hausse spectaculaire du taux d’endettement.

Au cours des dernières décennies, la demande en biens et services est, par conséquent, devenue la ressource la plus rare et la plus précieuse du monde, les États-Unis jouant le rôle du producteur qui fait pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Partout, les sociétés s’affrontent pour obtenir les plus grosses parts du marché mondial, et ce, alors même qu’elles agissent de concert pour réduire la part du marché national. C’est la définition même du «chacun pour soi». C’est parce que la «concurrence» est devenue un euphémisme pour désigner une baisse des salaires, soit de manière directe, soit via une dépréciation de la monnaie et des mesures de protection sociale, que l’obsession de la concurrence a généré une pénurie de dépenses mondiales. Les guerres commerciales sont une conséquence quasi inévitable de la mondialisation telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui. Les peuples qui partagent fondamentalement des intérêts s’opposent aujourd’hui car les ultra-riches sont entrés en lutte avec toutes les autres classes.

Les négociations commerciales en cours ne règlent aucun de ces problèmes et c’est pourquoi elles sont quasi inefficaces. Peu importe le nombre d’avions ou de tonnes de soja américains que la Chine promet d’acheter ou de combien est réduit le déficit bilatéral des États-Unis et de la Chine. Peu importe le nombre de sociétés américaines ayant délocalisé leur activité qui décident de revenir sur le territoire national. Tant que la classe moyenne chinoise consommera une faible part de ce qu’elle produit, ce qui bien a évidemment une incidence sur les dépenses en termes de biens et de services, la Chine affichera un excédent commercial et devra exporter une large part de son épargne. Or ce qui est vrai pour la Chine l’est aussi pour l’Allemagne, le Japon, les Pays-Bas, la Corée du Sud, Taïwan, la Suisse, Singapour et les autres principaux pays excédentaires. Sauf si les pays déficitaires obligent ces flux de capitaux étrangers à partir ailleurs, ils devront inévitablement absorber le surplus d’épargne et le surplus de production du reste du monde.

Il va de soi que si les États-Unis – le marché de consommation de capitaux le plus grand du monde – se retirent du commerce mondial, le reste du monde, dans un premier temps, puis les États-Unis eux-mêmes en feront les frais. Si les États-Unis se retirent de leur rôle traditionnel sans s’entendre sur de nouvelles règles avec le reste du monde, le commerce mondial sera de plus en plus instable et controversé, puisqu’il faudra trouver d’autres pays auxquels transférer le «fardeau» de l’ajustement. Après cette période de mondialisation anormalement pacifique typique de la seconde moitié du XXe siècle, le monde pourrait sombrer à nouveau dans l’anarchie –  et éventuellement la violence  – qui avait caractérisé le commerce entre le XVIIe siècle et la première moitié du XXe siècle. Ce serait une véritable tragédie.

A lire aussi : Economie : le fardeau abyssal des Etats-Unis depuis la crise financière de 2008

Extrait du livre de Matthew C. Klein et Michael Pettis, « Les guerres commerciales sont des guerres de classes : Comment la montée des inégalités fausse l'économie mondiale et menace la paix internationale », publié aux éditions Dunod.

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