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L’Europe existe, elle a une âme et en voilà la preuve par nos vacances d’été
©MIGUEL MEDINA / AFP

Phare du tourisme mondial

Du point de vue économique, le tourisme représente un secteur vital dans beaucoup de pays européen, bien qu'il ne soit pas au cœur des grandes stratégies économiques que promeuvent la Commission européenne ou les grands Etats.

Jean-Michel Hoerner

Jean-Michel Hoerner

Jean-Michel Hoerner, professeur de géopolitique émérite et président honoraire de l'Université de Perpignan, enseignant-chercheur à l'IDRAC-IEFT, auteur avec Catherine Sicart de Tourisme, une affaire de classe (Balzac Editeur, 2015)

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Alors que l'Union européenne connait une crise politique majeure et semble se diviser, il est un domaine dans lequel l'Europe apparaît comme un espace relativement homogène et dynamique : celui du tourisme. Avec 40% du tourisme mondial, 27 milliards d’excédent commercial en 2016, le Vieux Continent est la plus grande puissance touristique du monde. L'Union européenne ne met-elle pas assez en avant sa grande réussite touristique ? L'Europe n'existe-t-elle pas, ne serait-ce que mentalement, comme un espace varié, mais cohérent, qu'on visite en vacances ?

Jean-Michel Hoerner :Le tourisme est un phénomène récent qui est né au dix-huitième siècle à partir de l’expression provinciale française « faire un tour » et, paradoxalement, du rôle de l’aristocratie (les jeunes nobles doivent « faire un tour » sur le continent européen pour mieux connaître la vie). Avec les mutations du dix-neuvième siècle, « la fin de l’histoire » disait le philosophe Hegel, et le rôle du voyageur britannique Thomas Cook, naissent les principales caractéristiques du tourisme actuel : les rôles des hébergements, dont l’hôtellerie, de la restauration et des réservations. Cependant, la grande mutation remonte à la fin des grandes guerres mondiales, après 1945, et l’organisation pacifique de la planète, soit la victoire du soft power sur le hard power. Certes, il y a encore çà et là des conflits, et des formes de racisme ont succédé à l’ancienne colonisation, mais globalement le monde a changé. Les quelque quatre milliards de passagers aériens dans le monde ont abouti à plus de 2,2 milliards de touristes internationaux et, si l’Europe est devenu le premier pôle touristique de la planète, le monde entier aujourd’hui participe à cette mutation. Après les Etats-Unis qui ont copié l’Europe, il faut mentionner ainsi le rôle majeur de la Chine, sans oublier d’autres pays asiatiques comme l’Inde ou la Thaïlande, l’Amérique latine et même l’Afrique.

Le soft power a donc bien remplacé le hard power, autrement dit les temps de paix fondés sur la prospérité économique et d’excellentes relations diplomatiques ont mis un terme aux conflits armés et à la nécessité de faire la guerre pour obtenir gain de cause. Il faut ainsi mesurer le rôle du tourisme en France où plus de 80 millions de voyageurs étrangers circulent chaque année sur le territoire, résident dans toutes les contrées accessibles et ouvertes, et finalement développent des activités économiques très denses. Néanmoins, une question se pose : pourquoi des populations du monde entier décident-elles de voyager ? Il y a bien sûr plusieurs raisons mais on peut retenir trois facteurs principaux : un besoin d’échanges sans être obligé de faire la guerre, le sentiment d’appartenir au même monde, de l’Europe à l’Asie, de l’Amérique à l’Afrique, et la volonté de créer de nouvelles activités économiques comme le tourisme fondé sur les hébergements, la restauration et les réservations. Il ne faut pas oublier de mentionner que le tourisme représente aujourd’hui quelque 10% du PIB mondial !

Tous les pays du monde accueillent des touristes et ont donc développé des activités économiques fondées sur cette activité. Mais à ce propos, il faut en citer d’autres qui peuvent accompagner le tourisme. C’est le cas des grandes compétitions sportives comme le récent championnat du monde de football en Russie. Qui n’a pas été étonné par le grand nombre de spectateurs d’Amérique latine, par exemple, qui dépassaient celles de l’Europe voisine ? En raison de leur très relative prospérité, on est obligé de reconnaître une certaine mutation dans les habitudes, sauf à considérer que les populations aisées moins nombreuses qu’ailleurs privilégient les activités touristiques… À ce propos, on pourrait développer l’exemple chinois où les millennials (nés entre 1980 et 2000) sont très nombreux, sinon majoritaires. En effet, la Chine utilise le tourisme pour mieux se développer, entre une forme de capitalisme pacifique et un pouvoir très ouvert. Qui comprend vraiment que des touristes chinois se rendent à Paris pour acheter des vêtements assez luxueux ? Autrement dit, le soft power contribuerait-il à une mutation sociale ?

Christophe Bouillaud : Il est certain que, du point de vue économique, le tourisme représente un secteur vital dans beaucoup de pays européen (la Grèce, la Croatie, etc.), mais qu’il n’est pas au cœur des grandes stratégies économiques que promeuvent  la Commission européenne ou les grands Etats (Allemagne, France, Italie). Ces derniers pensent plutôt à doper la compétitivité industrielle par l’innovation et la recherche, à l’ « industrie 4.0 », ou à attirer des services à haute valeur ajoutée, comme en particulier les services financiers à la suite du Brexit. Ce choix est  fort compréhensible dans la mesure où la puissance d’un Etat,en Europe ou ailleurs dans le monde,ne correspond jamais à l’activité du seul secteur touristique, mais toujours de son poids industriel ou financier. Le tourisme attire certes de la richesse consommée sur un territoire, mais cela ne dure que tant qu’il y a des touristes venus apporter leur argent. Le tourisme est plutôt un plus, et ne vivre que du tourisme des autres n’est pas très sain économiquement à moyen terme, sauf pour les micro-Etats (Andorre, les îles anglo-normandes, etc.).

Par contre, il est aussi certain que « l’Europe » est une destination pour des millions de touristes extra-européens, en particulier ses grandes métropoles touristiques, comme Paris ou Londres. Pour les touristes non-européens (Nord-américains, Moyen-orientaux, Russes, Japonais, Russes, etc.), l’ouest du continent européen reste plein de villes à découvrir ou de lieux de loisir à fréquenter (comme les Alpes en hiver), et cela d’autant plus que la paix et la sécurité y règnent et qu’une grande liberté y est offerte sur bien des points.

Pour les Européens eux-mêmes, l’Europe touristique en tant que telle existe beaucoup moins. Ce ne sont que des pays de destination différents, choisis en fonction de la proximité ou d’un rapport qualité/prix, destinations européennes qui peuvent être en concurrence avec des destinations extra-européennes. Ainsi l’Espagne ou le Portugal sont très fréquentés par les touristes européens ces dernières années parce que des destinations du sud de la Méditerranée sont apparues moins sûres depuis 2011. Il n’y a pas là d’aspect européen dans le choix, en dehors de l’argument du prix, de la distance et de la sécurité. De fait, l’aspect Union européenne ou zone Euro est totalement hors cadre du raisonnement du touriste cherchant une destination : personne ne refuser d’aller en Suisse ou en Norvège parce que ces pays ne sont pas dans l’Union ou n’utilisent pas l’Euro, mais parce qu’ils sont bien trop chers pour 95% des touristes. Inversement, Prague, Bucarest ou Sofia, qui ne sont pas dans la zone Euro, cartonnent, car c’est bien moins cher qu’Oslo ou Zurich. Le tourisme reste avant tout une consommation sur un marché de plus en plus mondialisé

Un espace comportant de nombreuses destinations de bien-être, de culture, favorisé par un vraie libre-circulation... qu'est-ce que dit la vision touristique qu'on peut avoir de l'Europe de l'identité européenne elle-même ?

Christophe Bouillaud : En fait, en observant les flux touristiques, on s’aperçoit qu’il existe surtout des régions au sein de l’Europe, ou des sentiers privilégiés des vacances. Par exemple, les touristes français quand ils sortent de France vont surtout en Espagne, en Italie et au Portugal – pour des raisons de coût, de proximité linguistique et aussi parfois de liens familiaux. Parfois, des vieux sentiers de vacances se rouvrent : les Russes argentés d’aujourd’hui apprécient Nice et sa riviera comme les Russes aristocrates d’avant 1914.

De fait, les flux touristiques contemporains en Europe sont eux-mêmes inscrits dans l’histoire européenne. Mais il faut aussi souligner que, pris dans sa masse, le tourisme n’a guère d’autre signification aujourd’hui que sa dimension hédoniste et festive. Le tourisme intellectuel –sur le modèle du « Grand Tour » du XVIIIème siècle qui inaugure le tourisme dans l’espace européen – n’existe plus ou n’a plus qu’une importance marginale. Croit-on en effet que les millions de visiteurs de Venise vont rendre hommage à la « Serenissima » ? Ou que les visiteurs de la Tour Eiffel vont y célébrer la gloire de l’ingénierie française du XIXème siècle ?

Et puis, toute personne qui s’est déplacé en Europe ces dernières années aura remarqué que les endroits les plus passants des grandes villes touristiques se ressemblent tous par leur offre commerciale : un H&M, un MacDo, un AppleStore, etc. C’est incroyablement standardisé.

Les phénomènes de "muséification" de nombreux centre-ville ou de "disneylandisation" de certains espaces (selon la formule de la géographe Sylvie Brunel) ne montre-t-elle pas aussi les limites de ce succès touristique européen ?

Jean-Michel Hoerner :Avec le sentiment que nous sommes loin d’avoir perçu entièrement le phénomène, on peut rappeler certaines particularités du tourisme européen. Tout d’abord, ce sont les métropoles qui demeurent les plus accueillantes, à tel point que la géographe Sylvie Brunel a pu parler d’une certaine forme de disneylandisation. On peut citer Barcelone, Venise, Amsterdam, Berlin mais un peu moins Paris qui échapperait au phénomène. Tout cela s’explique par le nombre considérable de touristes qui choisissent ces destinations, notamment grâce au succès des logements collaboratifs : on cite ainsi la société américaine Airbnb qui permet à des touristes d’héberger à moindre frais dans des appartements loués. Ne faut-il pas non plus rappeler le succès des séjours d’étudiants hors de leurs pays d’origine grâce à Erasmus ? Autrement dit, plus que les autres continents qui commencent cependant à les imiter, les pays européens sont entrés dans une tradition touristique originale. Une évolution qui bénéficie d’un climat de paix et de remarquables progrès technologiques…

Christophe Bouillaud : Bien sûr, étant donné que la part la plus nombreuse des touristes est prête soit à faire la fortune des marques globales, soit à consommer les produits à emporter les moins chers, on aboutit dans toutes les villes touristiques du continent au même décor assez désolant dans la partie la plus fréquentée par les touristes. La création d’une seconde hôtellerie lowcost par les sites bien connus de location de courte durée n’a fait qu’amplifier le phénomène, tout comme les vols lowcost. Cela ne vaut certes que pour quelques kilomètres carrés de ces destinations, et en s’écartant des passages obligés, on retrouve partout la ville ordinaire des gens du cru, mais cela ne concerne qu’une minorité des touristes.

On peut d’ailleurs se demander à ce stade pourquoi les gens bougent – d’où une critique montante de ce tourisme urbain de masse. Les raisons sont souvent simplement un calcul d’arbitrage sur la consommation,  et surtout sur la consommation festive, en bénéficiant des différences de niveau de vie et de niveau de taxation. Une grande partie du trafic touristique entre la Scandinavie et les Pays baltes est ainsi simplement une conséquence de la différence sur les prix de l’alcool, et plus généralement de la fête alcoolisée. Ce n’est pas nouveau d’ailleurs : les « villes du vice » ont toujours été des lieux de succès touristiques si elles sont à côté d’un pays riche plus restrictif, comme la Havane avant 1956.

On notera d’ailleurs qu’une ville européenne semble avoir d’autant plus de succès ces dernières années qu’elle promet un aspect festif à ses visiteurs. L’extraordinaire montée en charge touristique de la ville de Berlin ne s’explique pas autrement. « Pauvre mais sexy », comme disait son maire, et maintenant si envahie de touristes dans certains quartiers que la population manifeste contre eux. On peut soupçonner que le succès des villes qui promettent la fête lowcost, plus ou moins à la mode, correspond bien à l’affaiblissement du pouvoir d’achat des fêtards européens dans leur propre pays. Puisqu’il est trop cher de faire la fête chez soi ou qu’il y a trop de contraintes légales, allons chez le voisin pour le faire à moindre coût, surtout si l’on y va par un vol low-cost. Finalement, nos touristes bénéficient aussi grâce à l’Europe d’un moins-disant… comme n’importe quel entreprise cherchant la meilleure fiscalité et les règles sociales les moins contraignantes. Cela n’a pas grand-chose à voir avec une quelconque identité européenne. Berlin un jour, Bangkok un autre jour. Où est la différence ? Dans le bilan-carbone du voyage ?

Une des actions les plus plébiscitées de l'Union européenne est souvent le programme Erasmus, qui permet aux étudiants d'aller découvrir d'autres pays en poursuivant leurs études dans un autre pays de l'Union étrangère. Quelle image de l'Europe Erasmus donne-t-il aux Européens à mi-chemin entre le tourisme et l'éducation, et  ne contribue-t-elle pas à renforcer cette image d'une Europe des mobilités touristiques ?

Christophe Bouillaud : Il ne faut pas confondre les deux aspects, tourisme et mobilité pour les études, même si les deux peuvent se mêler. Autant le tourisme de masse n’apporte sans doute pas grand-chose à une réelle interconnaissance entre Européens – comme il ne rapproche sans doute pas beaucoup les Européens allant en vacances en Thaïlande et les Thaïlandais -, surtout dans sa forme la plus massifiée, la mobilité universitaire me parait bien plus porteuse de liens. Etudier un semestre ou un an dans un autre pays européen, ce n’est pas du tout la même chose qu’un passage comme touriste ou fêtard, ne serait-ce que parce qu’il faut se confronter à une vie quotidienne ordinaire et souvent à quelques intéressantes tracasseries administratives.

Il faut ajouter qu’à en croire nos étudiants des IEP, les façons d’enseigner restent diverses en Europe. Autant un MacDo ou H&M se ressemblent, autant un cours universitaire peut différer d’un bout à l’autre de l’Europe. Bref, il y a là plus de diversité que dans la consommation de masse ou la fête alcoolisée. C’est donc une image beaucoup plus réaliste de l’Europe telle qu’elle est en profondeur : diverse.

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