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Jacques Chirac : comment le jeune loup s’est fait vieux sage
©FRANCOIS MORI / AFP

Bonnes feuilles

Bruno Dive publie "Le dernier Chirac" chez Mareuil éditions. Dans un récit vif et haletant, fourmillant de détails croustillants et de révélations politiques, l'auteur nous fait pénétrer, parfois avec humour, parfois avec tendresse, dans l'intimité du "dernier Chirac". Extrait 2/2.

Bruno Dive

Bruno Dive

Bruno Dive est journaliste politique et éditorialiste à Sud Ouest, spécialiste de la droite française et auteur de plusieurs livres politiques dont "La métamorphose de Nicolas Sarkozy" (Jacob-Duvernet) en 2012 et "Au coeur du pouvoir : l'exécutif face aux attentats" (Plon) en 2016. Il a également écrit Alain Juppé, l'homme qui revient de loin (l'Archipel).

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Plus Jacques Chirac semble aimé et populaire, et plus revient, lancinante, la sentence implacable : « Chirac ? Il n’a rien fait. » Rien fait pendant ses deux mandats. Certes, on ne se souvient plus des douze années que Jacques Chirac a passées à l’Élysée pour ce qu’il a dit ou pour… ce qu’il n’a pas fait. Ce qu’il a dit : des discours assez forts qui ont marqué les esprits et l’époque. Celui du 17 juillet 1995 au Vél d’Hiv, par lequel le tout nouveau Président reconnaissait les « crimes » commis au nom de la France par l’État français de Vichy. Ce Président héritier du gaullisme rompait ainsi avec la doctrine du général de Gaulle selon laquelle la République en 1940 ne se trouvait plus en France, mais à Londres avec lui, et n’avait donc pas à s’excuser. Un dogme avec lequel ni Giscard ni Mitterrand n’avaient voulu rompre. Si Chirac a brisé ce tabou, peut‑être est‑ce parce qu’il était d’une autre génération, celle qui était trop jeune pour avoir vraiment connu la Seconde Guerre mondiale, du moins avoir pu en être partie prenante.

Autre discours, celui de Johannesburg, en septembre 2002, quelques mois après sa réélection, et ce fameux « La maison brûle, mais nous préférons regarder ailleurs ». Discours visionnaire et alarmiste quant aux conséquences du réchauffement climatique dont il fut l’un des premiers chefs d’État à prendre conscience.

Ce qu’il n’a pas fait, et dont la France comme une partie du monde lui sont reconnaissantes, c’est la guerre d’Irak, voulue par les Américains en 2003. Avec son ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, il a eu le courage de résister à une pression intense, violente, des États‑Unis comme de certains pays européens. Beaucoup l’ont aujourd’hui oublié : mais il devait aussi combattre en France le discours défaitiste selon lequel il ne fallait pas fâcher les Américains, et qu’il valait mieux mener un mauvais combat avec eux que défendre sans eux une juste cause. 

Ce qu’il n’a pas fait non plus, c’est de démissionner après avoir dissous l’Assemblée nationale en 1997 et perdu les élections législatives, ou après avoir organisé un référendum en 2005 sur la Constitution européenne qui s’est soldé par la victoire écrasante du « non ». Voilà qui constituait encore une entorse à la pratique gaullienne des institutions, mais pas à la lettre de la Constitution. Chirac a privilégié la stabilité… et sans doute aussi la conservation d’un pouvoir, même amoindri, qu’il avait eu tant de mal à conquérir.

Car Chirac, ce fut d’abord un conquérant. Pompidou l’appelait son « bulldozer », les journaux des années 1970 le traitaient de « hussard ». Hormis Georges Pompidou qui lui a mis le pied à l’étrier, on ne lui a rien donné ; il a tout conquis. La mairie de Paris face à Giscard, Matignon contre Mitterrand, l’Élysée en dépit de Balladur… Sa vie n’est qu’une éternelle conquête – on ne parle pas là seule‑ ment des femmes – ou une reconquête permanente. Il est l’homme des ruptures qui lui permettront de mieux rebondir. Il claque la porte de Matignon, en 1976, pour mieux conquérir l’Élysée sans savoir encore qu’il y mettra près de vingt ans… Il s’engage dans une incertaine cohabitation en 1997 avec l’espoir d’être réélu, sans imaginer qu’il devra cette réélection à un concours de circonstances : l’élimination de Lionel Jospin et la qualification de Jean‑ Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002. Bien qu’il soit persuadé, comme il l’a confié à l’époque, qu’il aurait finalement battu Jospin, ce qui est peut‑être vrai…

Chirac, c’est l’homme de toutes les traîtrises, en apparence. En 1974, il lâche Chaban‑Delmas pour mieux soutenir Valéry Giscard d’Estaing. Sept ans plus tard, il lâche Giscard et fait élire Mitterrand. Mais c’est parfois pour la bonne cause ! Après la mort de Georges Pompidou, il s’agissait d’assurer la survie du mouvement gaulliste. Sans la nomination par Giscard de Chirac à Matignon, cette survie n’était sans doute pas assurée. En 1981, VGE payait aussi tous les manquements et toutes les maladresses qu’il avait commis à l’encontre d’une partie de sa majorité.

Mais voilà qu’à son tour, Chirac est trahi. Celui dont il a fait un Premier ministre, Édouard Balladur, se dresse sur la route de l’Élysée en dépit d’un accord tacite avec son ex‑mentor. Et celui qu’il considérait comme son fils, au plan politique comme au plan affectif, Nicolas Sarkozy, se présente comme la première lame du « félon ». Mais Chirac n’est jamais meilleur que dans la reconquête. Isolé dans sa propre famille politique et trahi par les siens, le voici qui devient enfin sympathique aux yeux des Français, et trouve dans une solitude parfois cruelle la ressource d’un sursaut spectaculaire et finalement de la victoire. Il perdait quand il trahissait les autres ; il gagne quand il est à son tour trahi : qui dira que le parcours de Jacques Chirac n’est pas moral ?

Chirac, c’est l’homme de tous les excès – et l’on ne parle pas seulement de charcuteries avalées, de bières ingurgitées ou de kilomètres enfilés à la vitesse de l’éclair. Voilà un homme qui se sera présenté quatre fois à l’élection présidentielle (record seulement battu à ce jour par Arlette Laguiller et Jean‑Marie Le Pen), mais n’aura vrai‑ ment exercé le pouvoir à l’Élysée que cinq ans : les deux premières années (1995‑1997) de son septennat, jusqu’à la dissolution ; et les trois premières années (2002‑2005) de son quinquennat, jusqu’au référendum perdu et surtout jusqu’à cet AVC qui l’a beaucoup diminué. Voilà un candidat qui n’a pour ainsi dire jamais dépassé la barre des 20 % au premier tour d’une élection présidentielle, mais se trouve réélu avec le score dantesque de 82 %. Voilà quelqu’un qui déteste se livrer ou parler de lui, mais dont la famille au soir de sa vie suscite presque autant d’intérêt chez les Français que les Windsor en Grande‑Bretagne… ou les Grimaldi à Monaco.

Cinq années de pouvoir, cinq années de cohabitation, deux années de régence avec Dominique de Villepin : pas étonnant finalement que l’on puisse, avec le recul, considérer que « Chirac n’a rien fait ».

Et pourtant : la qualification de la France pour  l’entrée dans l’euro, c’est lui, avec Alain Juppé en 1996. Ce n’était pas évident, alors qu’il avait trouvé la France avec un déficit budgétaire supérieur à 5 % du PIB… La première vraie réforme de la Sécurité sociale, c’est encore lui, en dépit des grandes grèves de décembre 1995 (qui ont contraint Juppé à céder seulement sur les régimes spéciaux de retraite). En 2003, la réforme des retraites, qui aligne la durée de cotisation du public sur le privé, c’est toujours lui, cette fois avec Jean‑Pierre Raffarin. La fin de la guerre en Yougoslavie et celle du martyre des Bosniaques lui doivent beaucoup : le cours des événements a changé dans les Balkans à partir de 1995.

Que dire enfin des grandes causes qu’il avait décrétées après sa réélection ? La lutte contre l’insécurité routière, contre le cancer et pour l’intégration des handicapés ? Ces causes ont avancé. C’est un grand fumeur qui a fait passer une drastique loi contre l’usage du tabac dans les lieux publics et sur les lieux de travail. C’est un forcené de la route qui a fait baisser la mortalité automobile de 8 000 à 3 000 morts par an. Quel chef d’État, dans l’Histoire, peut se targuer d’avoir permis de sauver autant de vies humaines ?

Alors, bien sûr, Jacques Chirac n’a pas su saisir toutes les occasions qui se présentaient à lui pour réformer le pays autant qu’il l’avait annoncé. Il n’a pas vraiment tenu la promesse qui l’avait fait élire en 1995 de réduire cette « fracture sociale » qu’il avait si bien diagnostiquée, mais qui semble toujours plus béante. Il n’a pas profité des conditions exceptionnelles de sa réélection en 2002 pour mettre en place ce gouvernement de salut public qui aurait pu s’attaquer aux problèmes de fond et engager les réformes essentielles ou les plus douloureuses. Il s’en explique, comme on l’a vu, dans ses Mémoires, et semble le regretter au soir de sa vie. Il aurait pu profiter d’une croissance retrouvée pour s’attaquer réellement aux déficits publics et endiguer un endettement qui aujourd’hui menace de nous étrangler ; il ne l’a pas fait. C’est aussi en ce début de XXIe siècle que s’accélère en France le processus mortifère d’une désindustrialisation qu’il n’a pas vu venir, ni cherché à endiguer.

Européen peu convaincu, quoiqu’il ait permis par sa prise de position en 1992 de faire adopter le traité de Maastricht, il n’a pas délivré de vision de la construction européenne, se contentant d’accompagner un processus qui échappait aux dirigeants du Vieux Continent, surtout à partir du moment où ceux‑ci ont décidé l’« élargissement » de 2004 à dix (et bientôt douze) nouveaux pays, avant d’avoir engagé l’« approfondissement » de cette construction. Chirac aurait pu, aurait dû, s’y opposer. Il ne l’a pas fait. De même, sur le plan intérieur, s’est‑il contenté d’essuyer les plâtres du quinquennat, dont il a plus subi que voulu l’instauration. Sans mesurer les conséquences que cette réforme impliquait, notamment pour le Président qui ne peut plus rester en retrait, ni cultiver l’art de la parole rare. 

Au fond, Chirac fut tout au long de sa longue carrière politique un « passeur ». Passeur entre les Trente Glorieuses qui l’ont vu arriver au gouvernement et ces interminables années de crise et de chômage, qu’il aura plus accompagnés que vraiment combattus. Passeur entre le septennat et le quinquennat, entre cette République du général de Gaulle dont il fut le jeune secrétaire d’État et cette France de Nicolas Sarkozy, le seul au fond qui aura réussi à le faire sortir de la scène. Passeur, enfin, entre ces civilisations lointaines et mystérieuses et cette France dont il semblait connaître toutes les routes départementales et tous les bistrots. Passeur d’une Europe des Six où dominaient alors la politique agricole commune et une mondialisation dont il a compris les enjeux, mais dont il n’a pas su vanter les mérites, ni éviter les risques auprès des Français.

Voilà pourquoi quiconque serait bien en peine de définir le « chiraquisme », et surtout pas le principal intéressé… qui n’a d’ailleurs jamais cherché à le faire. Quoi de commun, en effet, entre le libéral reaganien des années 1980 et le pour‑ fendeur de la fracture sociale dans les années 1990 ? Entre le dénonciateur du « parti de l’étranger » en 1979 et le promoteur de la Constitution européenne en 2005 ? Entre l’implacable contempteur des « socialo‑communistes » au temps du Programme commun et le personnage consensuel des années 2000 ? Entre le maire de Paris qui a laissé la bagnole envahir la capitale et l’ami de Nicolas Hulot ? Sans doute le monde a‑t‑il beaucoup changé en un demi‑ siècle, et l’homme Chirac avec lui. Quel personnage politique, surtout après une aussi longue carrière, pourrait d’ailleurs revendiquer la défense constante de convictions linéaires ? Certainement pas François Mitterrand, encore moins Nicolas Sarkozy ou Emmanuel Macron, pas même le général de Gaulle…

Jacques Chirac n’aura cessé de naviguer durant quarante ans entre son tout premier mentor corrézien, Henri Queuille, et le héros de ses débuts parisiens, Charles de Gaulle. Entre le personnage emblématique de la IVe République, pour qui la politique ne consistait pas à « résoudre les problèmes » mais à « faire taire ceux qui les posent », et le fondateur de la Ve République, selon lequel il n’était « pas de politique qui vaille en dehors des réalités ». Deux formes de pragmatisme, au fond : l’une cynique, l’autre grandiose.

Aussi le chiraquisme s’est‑il longtemps identifié à une méthode de conquête, puis de conservation du pouvoir. Étaient « chiraquiens » ceux qui pensaient que leur héros incarnait le mieux les valeurs du gaullisme, qu’il était le meilleur chef possible pour la droite et qu’il avait les qualités requises pour devenir président de la République, puis pour le rester. Un point, c’est tout.

Une fois Chirac parti de l’Élysée, sans espoir d’y revenir, le chiraquisme devient effectivement un concept vide. Ce n’est plus qu’une fidélité. La fidélité à un homme, mais à un homme qui a fini par se trouver, dans la retraite, après quarante ans d’une carrière épique. Le voici en accord avec lui‑même. Pour la première fois de sa vie, il n’a plus de mentors. Disparus les Juillet et Garaud, envolé Balladur, éloigné Villepin : Chirac a fini par devenir son propre maître. La politique ne lui manque pas ; il en a fait si souvent le tour ! Il peut désormais s’adonner à ses passions si originales pour les civilisations englouties ou les arts premiers. Il peut goûter aux joies récurrentes de la popularité. Son image s’est comme inversée. Il était arriviste ? Le voici retiré. Il incarnait le cynisme et la trahison ? On le trouve élégant et loyal. Il passait pour velléitaire ? Il ne dévie plus de sa ligne de conduite : ne pas commenter  l’action de ses successeurs. On le disait « agité », courant sans autre but que la recherche du pouvoir pour le pouvoir ? Il ne demande plus rien, sinon qu’on le laisse tranquille.

Le jeune loup s’est fait vieux sage. Le hussard flamboyant s’est coulé dans les habits du père, voire du grand‑père de la Nation. Et c’est pour cela que les Français ont fini par aimer cet éternel mal‑aimé.

Extrait du livre de Bruno Dive, "Le dernier Chirac", publié chez Mareuil éditions. 

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