Ils brûlent des bâtiments publics et obtiennent gain de cause : mais qu’est-ce qui explique l’étrange impunité dont bénéficient les agriculteurs français ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les agriculteurs ont une image positive auprès des Français.
Les agriculteurs ont une image positive auprès des Français.
©Reuters

Enfants terribles ou précurseurs ?

Cette année, des collectifs d'agriculteurs en colère ont réalisé plusieurs actions de vandalisme pour faire entendre leurs revendications... avec des résultats plutôt efficaces. La classe politique les craint et les Français ont envers eux une certaine bienveillance. Leur pouvoir d'influence est donc bien supérieur à leur poids économique ou démographique.

Eddy  Fougier

Eddy Fougier

Eddy Fougier est politologue, consultant et conférencier. Il est le fondateur de L'Observatoire du Positif.  Il est chargé d’enseignement à Sciences Po Aix-en-Provence, à Audencia Business School (Nantes) et à l’Institut supérieur de formation au journalisme (ISFJ, Paris).

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Atlantico : Un collectif de vignerons a vandalisé lundi 20 octobre dans la matinée un bâtiment de la MSA, la sécurité sociale agricole, à Narbonne. L'année 2014 a été riche en actions "musclées" (bombe contre une permanence PS à Carcassonne, incendie d'une MSA à Morlaix). Pourquoi les agriculteurs sont-ils le dernier corps professionnel organisé à concevoir le "dialogue social" via des coups d'éclat de la sorte ? 

Eddy Fougier : Ces opérations "coup de poing" ne sont pas nouvelles, loin de là. On se souvient de ce qui s’était passé au parlement de Bretagne à Rennes qui avait été incendié (en 1994, ndlr), ou des actions de José Bové et de ses camarades à Millau. Il y a un ras-le-bol évident dans la profession qui se traduit par différents symptômes : la semaine dernière encore, la MSA appelait à la vigilance par rapport à la hausse du nombre de suicides, les agriculteurs faisant partie des professions les plus soumises au "burn out". Ces actions témoignent d’une souffrance et pas de la volonté de se signaler auprès des médias.

A une certaine époque, le monde agricole délaissait les actions violentes et souhaitait se rendre plus populaire auprès du grand public, en organisant par exemple la distribution de lait à la population, ou la transformation des Champs-Elysées en immense champ… Mais la tentation dans les périodes économiquement plus difficiles, c’est soit de bloquer, soit de casser. Et cela n’a rien de nouveau. Il y a une vraie "tradition" de révolte violente, contre Paris ou contre le gouvernement. Et il y a en ce moment deux facteurs aggravants : la crise bien sûr, mais aussi un sentiment d’incompréhension par rapport aux autorités, au monde politique, et même par rapport à une société de plus en plus urbanisée qui ne perçoit le monde agricole qu’à travers la pollution, les pesticides, les subventions et le corporatisme… 

Alors que ces actions sont illégales en principe, elles ont un effet : à la suite des événement de Morlaix, des représentants du monde agricole ont été reçus par le ministre Stéphane Le Foll qui a promis une "aide". Pourquoi les politiques sont-ils aussi sensibles à la révolte violente d'un secteur qui représente au maximum 3% des actifs ?

Il y a toujours la peur du débordement. Certaines corporations sont plus à risques que d’autres dans ce domaine. On peut penser aux routiers par exemple qui ont une capacité à bloquer le pays. Les politiques connaissent l’impact des agriculteurs sur le pays, et ce qu’ils peuvent faire en cas de contestation. Et de façon générale, le gouvernement est très prudent quand il voit émerger une action sociale qui pourrait devenir contagieuse. Il a par exemple vite calmé le jeu par rapport aux mouvements des professions libérales règlementées. On est un peu dans une "jurisprudence Bonnets rouges" où le gouvernement s’est très vite laissé déborder par un mouvement qui réunissait plusieurs professions, et où il a dû revenir très vite en arrière. Et comme dans les mois à venir, de nouvelles dispositions de la PAC vont rentrer en œuvre, ce qui entraînera une baisse des subventions, le gouvernement fait très attention. Et comme réprimer durement le mouvement de Morlaix par exemple n’apporterait pas une popularité nouvelle au gouvernement, il évite d’intervenir.    

Sondage après sondage, les Français renouvellent leur attachement aux agriculteurs, ne faisant pas cas de leurs actions corporatistes violentes, là où d'autres professions seraient largement décriées. Pourquoi l'attachement demeure-t-il aussi fort ?

C’est une question complexe car justement les agriculteurs, eux, ont le sentiment de ne pas être très appréciés. Pourtant quand on regarde du côté des Français, il y a un vrai attachement que l’on peut voir classiquement dans le succès du Salon de l’Agriculture, voire dans l’intérêt pour les circuits courts. Comme nous vivons une période où on préfère ne pas regarder l’avenir, et où le présent est morose, on se tourne vers le passé, et donc vers une France rurale un peu mythifiée, celle que l’on voyait déjà dans le fond de l’affiche de campagne de François Mitterrand en 1981. Cette nostalgie dans la sympathie que génèrent les agriculteurs. Mais on peut aussi parler d’un phénomène plus "people" quand on voit l’émission "l’Amour est dans le pré" (sur M6, ndlr) année après année, et où au départ il y avait une perception du paysan comme un être "rustre" pour se transformer en programme populaire où les agriculteurs apparaissent modernes et "normaux". Et il y a évidemment le souhait des gens, s’ils le pouvaient, de retourner à la campagne. Tout cela plaide pour une vraie sympathie pour les agriculteurs, même si ces derniers ne le perçoivent pas forcément.   

Les agriculteurs peuvent-ils être l'étincelle d'un mouvement social de grande ampleur, et "faire école" dans leur manière de mener le combat social, ou sont-ils voués à rester une "spécificité" tant dans leurs revendications que leur mode d’action ?

Deux exemples sont assez symptomatiques. D’une part bien sûr celui des "Bonnets rouges" où le mélange de revendications corporatistes et identitaires avec un rejet d’une fiscalité excessive, est parti plus vite que ce que le gouvernement pouvait attendre, ce qui faisait craindre une contagion à d’autres régions, pouvant amener un rejet total de l’impôt. L’autre cas, c’est le mouvement – moins connu – des forconi parti de Sicile, qui était là aussi un processus de rejet, sur une base insulaire, du gouvernement et de ce qui pouvait se passer dans le nord de l’Italie, avec plusieurs professions qui se sont agrégées, avec aussi des chômeurs et des étudiants. A la fin de l’année 2013, ces mouvements ont voulu converger vers Rome, ce qui avait suscité des inquiétudes. On sent bien aujourd’hui en France que n’importe quelle étincelle peut mettre le feu, tant le mépris pour la classe politique est grand avec un sentiment de perte de repères. Les agriculteurs pourraient tout à fait servir de levier à ce type de mouvement, de mon point de vue c’est loin d’être impossible.

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