IGAS, CES, pantouflages… les fromages de la République et autres carrières hors sol des “élites” qui nous gouvernent<!-- --> | Atlantico.fr
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Un certain nombre d'entreprises publiques - trop nombreuses, selon la Cour des comptes - recyclent les "anciens combattants" de la politique.
Un certain nombre d'entreprises publiques - trop nombreuses, selon la Cour des comptes - recyclent les "anciens combattants" de la politique.
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Reconversion

De la sphère politique à la haute fonction publique ou au monde de l'entreprise privée, les passerelles sont nombreuses pour les élites en mal de mandats ou de postes de conseiller. Aquilino Morelle ne devrait donc avoir aucun mal à trouver un point de chute après sa démission.

Atlantico :  Aquilino Morelle, ancien conseiller de Lionel Jospin, notamment passé par l'IGAS (Inspection générale aux affaires sociales), vient d'être contraint de démissionner de son poste de conseiller en communication de l'Elysée à la suite des révélations de Mediapart. Nombreux sont les conseillers politiques à être passés d'un ministère à une entreprise publique. Une fois qu'elles ont quitté le pouvoir, quel est généralement le parcours professionnel des élites qui nous ont gouvernés ? 

Eric Verhaeghe : Dans le cas d'Aquilino Morelle, le parcours est assez simple. Il va réintégrer l'inspection générale des affaires sociales, baigné de cette aura si étrange d'avoir été le conseiller du Président. Même maudit, il restera puissant et craint. C'est la particularité des fonctionnaires qui passent par des postes de pouvoir : lorsqu'ils en sont chassés, ils retrouvent leur carrière d'origine, souvent auréolés de la gloire de ceux qui ont fréquenté l'intimité du pouvoir. Cette gloire n'est pas que formelle : elle se traduit généralement par des primes mensuelles coquettes, décernées au nom d'une croyance quasi-religieuse : celle selon laquelle la roue tourne et qu'ils retourneront tôt ou tard dans une position professionnelle où ils pourront se venger des mauvais traitements subis dans leur traversée du désert.

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William Genieys : Je ne connais pas bien la carrière de M. Morelle. Mais tout d’abord, il est nécessaire de distinguer, dans le cadre des trajectoires socio-professionnelles des conseillers politiques des élites de gouvernement qui sont les membres de leur cabinets ministériels, entre la « reconversion » provisoire dans le secteur public et celle dans le secteur privé. Pour le premier cas, il s’agit de nominations pour service rendu dans un petit ou un grand corps de l’Etat. Les nominations dans les grands corps dits extérieurs sont plus délicates car la Cour des Comptes, le Conseil d’Etat et l’Inspection des finances peuvent freiner telle ou telle nomination. Par contre, les petit corps tel que l’Inspection générale de affaires sociales (IGAS) sont plus accessibles et basés sur une spécialisation dans un secteur d’action publique de l’Etat, en l’occurrence pour l’IGAS, les affaires sociales. Ce type de corps a deux types de fonctions : une qui est manifeste, la production de rapport d’expertise sur tel ou tel domaine d’action de l’Etat. D’ailleurs, ces rapports peuvent être co-produits avec des groupes d’intérêts sectoriels divers mais en aucun cas pour la défense de leurs intérêts. La seconde fonction est la latence : c’est un réservoir d’élites spécialisées sur les politiques publiques qui se remplit et désemplit lors des alternances politiques. Sur ce point, il ne faut pas voir le rôle de ces instituions comme négatif car c’est à ce prix que l’Etat garde dans son giron des élites qui continuent à réfléchir sur les grandes problématiques sociétales, à formuler des réponses alternatives aux problèmes politiques. L’autre alternative serait le privé avec des think thanks et des fondations qui, comme aux USA, accueillent les conseillers politiques des administrations présidentielles sortantes. La France ne s’inscrit pas dans cette tradition.

Nombreux sont les proches du pouvoirs a avoir été nommés à la tête des entreprises publiques, considérées comme des "fromages de la République". Quels sont les exemples les plus marquants de cette pratique ?

Eric Verhaeghe : L'exemple de Ségolène Royal comme vice-présidente de la BPI est évidemment emblématique. Il fallait un point de chute à cette ancienne candidate devenue ancienne favorite du Roi, et on a trouvé un point de chute. L'enjeu est évidemment de savoir si les gens qui bénéficient d'une promotion de ce genre sont compétents ou pas. Non seulement compétents techniquement mais aussi "politiquement" en quelque sorte. Là-dessus je distinguerais plusieurs cas : ceux qui sont à leur place et politiquement recasés, comme François Chérèque, qui dirigeait la CFDT avant de devenir inspecteur général des affaires sociales (comme Aquilino Morelle) puis chargé de la lutte contre l'exclusion, et d'autres qui ont rendu des services et qu'on recase un peu en dépit du bon sens. Il me semble que la caricature de cette figure est Harlem Désir.

William Genieys : Je n’aime pas tellement cette expression de « fromages de la République », pas plus d’ailleurs que celle de « pantouflage » ou encore de "placardisation". Le système politico-institutionnel français est historiquement, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’un nombre d’entreprises publiques, qui certes a décru, dont les responsables sont nommés par le pouvoir politique. On peut en discuter le nombre, ce que d’ailleurs s’autorise à juste titre la Cour des comptes, et certainement le réduire, tout comme aspirer à ce qu’il y ait une transparence dans le processus de nomination. La vigilance sur la compétence des personnes nommées et sur les conflits d’intérêts potentiels lors de nominations doit être au cœur des préoccupations pour respecter l’expression du pluralisme démocratique. Il est nécessaire d’éviter toute "patrimonialisation" de ce type de postes publics. Par contre, la circulation des élites entre la sphère politique et la sphère des entreprises publiques, si elles respectent les conditions que je viens d’avancer, n’est pas un mal en soi. Ce sont les pratiques et la tentation du népotisme qu’il faut combattre.

Le système du "tour extérieur", lui, permet à l'exécutif de nommer de façon discrétionnaire des personnes à des postes de la haute fonction publique (Conseil d'Etat, ambassades...) là où une longue carrière ponctuée de concours est nécessaire pour la voie classique. Comment ce système peut-il se maintenir dans une France attachée à la méritocratie ?

Eric Verhaeghe :Je nuancerais un peu. Le fameux tour extérieur peut servir à des gens compétents que le système aristocratique ne peut pas reconnaître. Ces gens-là peuvent apporter de la diversité ou de l'originalité à des univers qui en manquent singulièrement. Le problème apparaît quand ces gens sont nommés alors qu'ils ne sont pas à leur place. Il existe une longue liste de noms à porter sur cette liste. L'un des plus illustres n'est autre que Régis Debray qui fut nommé conseiller d'Etat par François Mitterrand. D'autres noms se sont ajoutés à cette liste depuis. Ce que je trouve gênant dans ces cas, c'est qu'ils prouvent que la fonction publique s'est profondément politisée, et que le tour extérieur est un outil privilégié de cette politisation.  

William Genieys : La méritocratie est une vessie que l’on prend pour lanterne. Il n’est plus nécessaire de discuter de ses dysfonctionnements qui ont été abondamment pointés par les sociologues de l’éducation. Il faut refonder ce principe vertueux en reconstruisant un mode de formation de nos élites plus ouvert que ce que nous offre notre système de grandes écoles. Par contre, le "tour extérieur" n’est pas un mauvaise chose en soi car il joue comme une sorte de "troisième voie" dans la mesure où il permet de faire accéder à certains corps prestigieux de l’Etat des individus qui n’ont pas été sélectionnés dès le plus jeune âge par les concours X ou Y mais qui ont manifesté lors de leur passage dans les institutions du pouvoir un savoir-faire et des compétences, bref un "mérite" qui justifie leur nomination "ex post" à ces nouvelles fonctions. En effet, la France s’est dotée pour des raisons historiques d’une tradition où la circulation élitaire dans les positions de pouvoir se fait "autour" de l’Etat, nous avons même inventé l’expression de « tour extérieur de l’Etat », afin que les entrées et les sorties soient régulées le mieux possible.

L’autre solution, très américaine, celle du "revolving door" (porte tourniquet), consisterait à recruter pour une durée limitée des élites de la société civile, les meilleures personnes dans leur domaine d’activités sociales, leur donner les postes de direction sur un temps court pour bénéficier de leur savoir faire, et ensuite – avec les alternances politiques – les renvoyer dans leurs professions initiales. C’est pour cette raison qu’aux USA le Secrétaire du Trésor (l'équivalent du ministre des Finances) et ses conseillers viennent du secteur bancaire et y retournent à la fin de leur mandat. Pour les Américains, on peut servir tour à tour en tant que dirigeant la banque d’affaire Goldman Sachs et l’Etat US sans que l’on s’imagine qu’il y ait conflit d’intérêts, alors qu’en France une telle perspective ne pourrait pas être perçu autrement qu’à travers une concussion du pouvoir.

L'Etat parvient à recaser certaines personnes dans des entreprises privées (où il est en général actionnaire) alors qu'elles n'ont souvent jamais travaillé dans le privé. Comment ce phénomène est-il possible ? Peut-on tirer une analyse générale de l'action dans les entreprises concernées de ce type de profil ?

Eric Verhaeghe : Vous voulez parler de la Caisse des Dépôts et de ses filiales par exemple ? Rappelons ici que l'Etat contrôle à des degrés divers 1 400 entreprises en France, ce qui est colossal. Certaines de ces entreprises sont tout sauf des naines : la SNCF, la RATP, la Poste. Au-delà de ce contrôle, certaines entreprises privées sont le pré carré des fonctionnaires. C'est le cas des banques qui sont dirigées majoritairement par des inspecteurs des Finances. En outre, certaines entreprises, comme Dassault, sont directement dépendantes des commandes publiques et ne pourraient pas exister sans les contribuables. J'en tire deux conclusions. Première conclusion : le capitalisme français est un faux nez. Il ne pourrait exister sans l'intervention plus ou moins directe du contribuable. Deuxième conclusion : l'Etat est au service du capitalisme en France.

William Genieys : Pour comprendre ce phénomène singulier à la France, il est bon de continuer la comparaison avec le modèle américain. En effet, si aux USA le "spoil system’" a pour fondement son ouverture sur le secteur privé, et qu’il est donc normal de venir du privé pour servir le gouvernement et d’y retourner illico une fois le "service fait", en France le système des "dépouilles" jouait à son origine en circuit fermé dans la mesure où l’on faisait sa carrière au sein de l’Etat, quitte à finir dans la direction des entreprises publiques. Les changements survenus depuis les dénationalisations de la fin des années 90 font que le périmètre de l’Etat s’est réduit, et par conséquent les débouchés dans le privé deviennent de plus en plus naturels. Par ailleurs, les cadres dirigeants des deux secteurs sont de plus en plus soumis aux mêmes contraintes (même type de management, obligation de résultats, etc.) ce qui rend le passage d’un monde à l’autre plus efficient et, de fait, les reconversions plus faciles.

Plus surprenant, certaines grandes entreprises privées – comme le géant de la com' Havas Worldwide (ex Euro RCSG) – accueillent volontiers ces profils, même si l'intérêt, partant du seul parcours de la personne concernée, n'apparaît pas évident. Quel intérêt trouvent les entreprises à s'attacher les services d'un élu battu, d'un ministre remercié ou d'un ex-conseiller  ?

Eric Verhaeghe :Curieuse question... bien entendu il s'agit de profiter d'un carnet d'adresses pour attirer à soi des commandes publiques. De ce point de vue, l'opacité sur l'achat public est une protection importante pour ce genre de pratiques proches de la prise illégale d'intérêt. En fait, l'Etat a bâti, sous l'influence de l'Europe, un code des marchés publics très compliqué qui donne l'illusion que la corruption n'existe pas. Cela m'intéresserait pourtant, moi, d'avoir la liste des 20 premiers fournisseurs de chaque ministère, et de comparer la liste des correspondants des entreprises fournisseuses avec celle des responsables des achats dans les ministères. On découvrirait sans doute des collusions surprenantes, qui expliquent qu'avoir un fonctionnaire influent dans son équipe est un atout pour une entreprise à la recherche de marchés publics. 

William Genieys : Ces stratégies de reconversion s’expliquent aisément même si je ferais une différence entre les élus et les ex-conseillers. Dans les deux cas de figures, l’entreprise peut se prévaloir de quelqu'un qui a des réseaux, un nom, voire une surface médiatique, bref quelqu’un dont on peut s’approprier l’image sociale au sens large au bénéfice de l’entreprise. Toutefois, pour les ex-conseillers la "plus-value" est encore plus élevée car vous avez une personne qui, en fonction de son expérience dans la structure du pouvoir, connaît toutes les ficelles propres au processus de décision politique. Cette même personne peut avoir un savoir faire professionnel particulier sur un domaine d’activité central pour l’entreprise en question. Dans ce cas de figure-là, c’est du "gagnant-gagnant". Dans mes travaux sur les élites du Welfare en France, j’ai pu mesurer combien les grands groupes d’assurances avaient construit leur équipe de direction autour de grandes figures recrutées au sein de l’élite politico-administrative du secteur de l’assurance-maladie. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que leur passage dans le privé s’accompagne souvent d'un accroissement de leur volonté réformatrice du système.

Quels garde-fous peut-on mettre en place pour empêcher ce genre de pratiques ?  La France compte 1 244 agences d'Etat, une source importante de postes à pourvoir pour les recasés... Les obligations de restriction budgétaire vont-elles assécher cette manne ? Cela pourrait-il mettre un coup de frein sérieux au phénomène ?

Eric Verhaeghe : Il faut probablement simplifier les positions d'activité des fonctionnaires. Un fonctionnaire qui ne travaille plus dans la fonction publique doit mettre en jeu son statut de fonctionnaire. Cela doit être vrai pour les passages en cabinet ministériel comme pour les autres passages. Surtout, il faut ouvrir les fenêtres à tous les étages. L'Etat doit publier beaucoup plus d'information sur ses activités, notamment sur ses achats et sur les personnes qui les pilotent.

William Genieys : Tout d’abord, je tiens à préciser qu’il est nécessaire de réduire le nombre d’agences d’Etat, dont certaines n’ont plus de finalité, et surtout créent une véritable "culture" des agences, lesquelles, en France, sont souvent considérées à tort comme des "administrations bis". Une agence, c’est une mission autour d’un programme qui connaît un début et une fin. Les agences ont été créées pour être souples et éphémères. Ce qui n’empêche pas d’en créer des nouvelles en fonction des besoins. Elles ne doivent en aucun cas devenir un réservoir de postes à pourvoir en vue d’un reclassement temporaires des "anciens combattants" de la politique. Les garde-fous à mettre en place sont simples : ouverture et publicité sur l’offre en matière de postes et mise en concurrence des candidatures ainsi qu'un fort contrôle sur les conflits d’intérêts et limitation d’un cumul temporel de ce type de mandats.

Propos recueillis par Damien Durand

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