Hommage national : cet héritage de Jacques Delors que les Européens n’ont pas su approfondir<!-- --> | Atlantico.fr
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La méthode Delors est directement héritée à la fois de l'expérience démocrate chrétienne qu'il a eue auprès des JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne), de la philosophie d'Emmanuel Mounier (philosophe chrétien) et de son expérience de syndicaliste.
La méthode Delors est directement héritée à la fois de l'expérience démocrate chrétienne qu'il a eue auprès des JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne), de la philosophie d'Emmanuel Mounier (philosophe chrétien) et de son expérience de syndicaliste.
©Eric PIERMONT / AFP

L'héritage des pères fondateurs

L'héritage de Jacques Delors s'inscrit dans la continuité de l'héritage des pères fondateurs dont, quelque part, ils continuent à mettre en œuvre la vision à la fois politique et spirituelle.

Guillaume Klossa

Guillaume Klossa

Penseur et acteur du projet européen, dirigeant et essayiste, Guillaume Klossa a fondé le think tank européen EuropaNova, le programme des « European Young Leaders » et dirigé l’Union européenne de Radiotélévision / eurovision. Proche du président Juncker, il a été conseiller spécial chargé de l’intelligence artificielle du vice-président Commission européenne Andrus Ansip après avoir été conseiller de Jean-Pierre Jouyet durant la dernière présidence française de l’Union européenne et sherpa du groupe de réflexion sur l’avenir de l’Europe (Conseil européen) pendant la dernière grande crise économique et financière. Il est coprésident du mouvement civique transnational Civico Europa à l’origine de l’appel du 9 mai 2016 pour une Renaissance européenne et de la consultation WeEuropeans (38 millions de citoyens touchés dans 27 pays et en 25 langues). Il enseigne ou a enseigné à Sciences-Po Paris, au Collège d’Europe, à HEC et à l’ENA.

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Atlantico : Emmanuel Macron a salué sur X un "inépuisable artisan de notre Europe" et un homme d'Etat au destin français". A la tête de la commission européenne entre 1985 et 1995, est-ce Jacques Delors qui a façonné les contours de l'Europe contemporaine ? Quel est son héritage ?

Guillaume Klossa : L'hommage rendu aux Invalides par le président de la République ce 5 janvier devrait être suivi le 11 janvier d'un hommage européen que la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a déjà commencé à lui rendre, en rappelant que Jacques Delors avait façonné des générations d'Européens.

L'héritage de Jacques Delors s'inscrit dans la continuité de l'héritage des pères fondateurs dont il s’est affirmé comme un successeur direct en mettant en pratique leur vision à la fois politique et spirituelle. Jacques Delors n’hésitait pas d’ailleurs à rappeler ses liens avec la social-démocratie et la démocratie chrétienne, les deux familles politiques qui se sont unies pour mettre sur pied le projet européen d’après-guerre. De manière très concrète, avec le marché unique, c’est l'ambition du marché commun qui est dans le traité de Rome qu’il s’agit d’achever et que Jacques Delors va mettre en œuvre dans le cadre de sa mission de président de la Commission européenne. 

Les piliers de son héritage, pour ce qui est perçu aujourd'hui par les citoyens européens comme concret et immédiat, ce sont bien sûr le marché unique, l’euro et Erasmus, mais il y aussi Schengen, la charte sociale européenne, et l’amorce de la transformation du projet européen en projet politique et géopolitique avec le traité de Maastricht qui pose les bases d’une politique étrangère mais aussi de sécurité et de défense commune.

Pour lui, le marché unique ne vise pas seulement à la libéralisation et à la concurrence chères à Thatcher. Dans son esprit, il n’y a pas de concurrence sans coopération ni solidarité, et la concurrence doit se faire aux bénéfices des salariés et des citoyens et contributeur à enrichir l’ensemble de la société. Il y a une forte dimension sociale dans son approche du marché unique qui doit être un moyen d'ouvrir des horizons aux salariés européens au-delà du seul cadre national et leur donner de véritables perspectives d'épanouissement professionnel. C'était aussi un moyen de lutter contre les monopoles et les oligopoles qui limitent la croissance et captent la valeur économique aux dépens des salariés. Deuxième héritage extrêmement concret, c'est bien sûr l'euro. La monnaie unique. Pour lui, l'euro et marché unique vont de pair, un marché unique supposant une monnaie unique. C’est aussi un moyen de peser dans les rapports de force internationaux notamment face au dollar. Le développement de l'euro s'inscrit dans le cadre d'une vision de plus long terme où l'Europe doit s'affirmer comme puissance géopolitique disposant de tous les outils de la puissance, y compris monétaire. Dans son esprit, l’euro avait aussi vocation à être un outil politique et pas seulement un outil économique ou monétaire. L’euro suppose également un vrai budget européen que Delors n’a cessé d’appeler de ses vœux.

Enfin le troisième héritage emblématique de Jacques Delors, c'est Erasmus. Le programme d'échange a touché une douzaine de millions de citoyens européens depuis sa création à la fin des années 1980. Erasmus, c'est l'héritier du Grand Tour. C'est cette idée que pour parfaire une éducation, pour ouvrir ses horizons ; il est important de voyager à l'étranger, d'avoir des expériences au-delà de son propre pays pour pouvoir revenir plus fort. Cela s'inscrit aussi dans ce que Jacques Delors appelait la dimension spirituelle de l'Europe. Le grand tour était réservé aux élites aristocratiques et grandes bourgeoises, Erasmus doit être pour lui accessible à tous. 

Pourquoi la démocratisation du programme Erasmus dont vous avez eu la charge sous la PFUE de 2008 lui tenait particulièrement à cœur ? 

Pour Jacques Delors, Erasmus était un formidable moyen d'égalité des chances en permettant à des jeunes gens de se transformer, en ouvrant leurs horizons et en élargissant l'univers des possibles. Il s'était beaucoup battu pour créer le programme d’autant que dans les années 1986-1987, il y avait une opposition frontale de plusieurs ministères de l’enseignement supérieur dont le ministère français. La légende dit qu'il a menacé de démissionner pour que la France soutienne Erasmus. C’était quelque chose qui lui tenait personnellement à cœur, parce que c'est une dimension à la fois politique, intellectuelle, spirituelle et philosophique du projet européen. Jacques Delors a toujours milité pour que le programme se démocratise via des bourses renforcées ou des politiques d’élargissement des publics ayant accès à Erasmus permettant par exemple aux apprentis d’en bénéficier, ce qui a permis que l’accès à Erasmus ne soit limité à quelques étudiants privilégiés. Cette ambition de démocratisation d’Erasmus a pris forme dans le cadre d’un accord politique du Conseil de l’UE en novembre 2008 sous présidence française du Conseil de l’Union européenne, projet de démocratisation que j’ai eu en effet le privilège d’initier dans le cadre de mes fonctions de conseiller spécial de Jean-Pierre Jouyet, le secrétaire d’Etat aux affaires européennes de l’époque, qui était également l’ancien directeur de cabinet de Jacques Delors à la Commission européenne et qui s’est battu pour que cette démocratisation d’Erasmus soit inscrite parmi les priorités de la PFUE de 2008. 

La méthode Delors, c'était quoi ? Vous l’avez expérimenté dans le cadre des Etats-Généraux de l’Europe que vous avez créés avec Jacques Delors en 2007 ?

La méthode Delors est directement héritée à la fois de l'expérience démocrate chrétienne qu'il a eue auprès des JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne), de la philosophie d'Emmanuel Mounier (philosophe chrétien) et de son expérience de syndicaliste. Elle s’inscrit dans la continuité de celle que Jean Monnet a mis en oeuvre dans le cadre du Commissariat général au Plan, institution pour laquelle Jacques Delors a d’ailleurs travaillé dans les années 1960 pour son plus grand bonheur. 

Pour créer une dynamique de modernisation et de transformation de la société, il faut être en mesure d'associer la société civile et politique pour définir un horizon commun, horizon commun que le Politique a la responsabilité de mettre en oeuvre en mobilisant les forces sociales. La méthode Delors est donc en quelque sorte une méthode prospective et coopérative de mobilisation de la société, reposant un dialogue continu et sincère entre la société au sens large et le monde politique et administratif. Dans cette perspective, Jacques Delors utilisait très rarement le « je », mais très souvent le « nous ». Il considérait que chacune des initiatives qu'il portait n'était pas son initiative à lui-même, mais une initiative résultant d’un dialogue entre la société et du monde politique et donc d’un collectif et non d’une individualité. C’est cette méthode qu’il a mis en oeuvre à la Commission européenne et de manière plus générale dans toute ses actions. C’est aussi cette méthode qui est à l’œuvre dans le cadre des Etats-Généraux de l’Europe que j’ai initiés avec son soutien et dont la première édition s’est tenue en Mars 2007 à à Lille. Ces Etats-Généraux mobilisaient une cinquantaine d’organisation de la société civile et le soutien des collectivités publiques tant locales (mairie, conseil général, région) que nationales ou européennes. L’enjeu était de récréer une dynamique de relance sociétal et et politique du projet européen, deux ans après les « non » français et néerlandais au projet de constitution, qui avaient plongé l’Europe dans l’inertie la plus totale. Ce fut immense succès qu’on oublie aujourd’hui et qui doit beaucoup à l’engagement de Jacques Delors et à l’efficacité de sa méthode qui a été mise en oeuvre à cette occasion.

Pour Jacques Delors, construire l'Europe ne signifiait pas détruire les nations. Son héritage a-t-il été trahi ou perdu ?

Jacques Delors aimait à dire que l'Union européenne a vocation à être une fédération d'Etats nations et de citoyens. Avec d'un côté des institutions qui donnent une place très importante aux États nations, à savoir le Conseil européen qui définit les orientations stratégiques de l’Union, et de l'autre, des institutions comme la Commission et le Parlement européen, qui ont vocation à concevoir l'intérêt général européen qui est celui des citoyens.  La construction actuelle qui est assez équilibrée, est finalement assez conforme à la vision de Delors. Pour autant, Jacques Delors était soucieux que l’Union européenne renforce de manière constante sa dimension démocratique et soit ouverte aux développements technologiques qui aujourd'hui permettent aux citoyens d'être associés de manière beaucoup plus directe à la construction européenne et de concevoir un véritable espace public transnational et multilingue qui s’articule aux espaces publics nationaux. D'ailleurs, son centre de réflexion, l'Institut Jacques Delors, a mené beaucoup d'exercices de démocratie participative pour tester des expérimentations à généraliser ensuite aux institutions européennes.

Qu’est-ce que l’Europe pouvait / devait encore améliorer selon lui ?

L'Europe sociale était son cheval de bataille. Il a essayé de l’enclencher pendant son mandat. Mais il n'a pas avancé au rythme qu'il souhaitait en raison notamment des Britanniques qui se sont systématiquement opposés à ses initiatives dans la matière. Il souhaitait que l'Union Européenne s'affirme comme une puissance géopolitique et qu'elle se donne les moyens politiques, institutionnels et budgétaires pour mettre en œuvre ses ambitions, Il avait l'habitude de dire que l’Europe devait être une aventure spirituelle qui transcende les intérêts individuels et les intérêts nationaux de court terme. Cette dimension spirituelle, cette âme européenne, était vitale à son sens pour dépasser les égoïsmes de tout poil et lutter contre les populismes.

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