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Génération Coronavirus : pourquoi le monde des natifs des années 2000 ne ressemblera plus à celui d’avant
©Valery HACHE / AFP

Nouvelle donne

Au-delà de la fermeture des écoles et des examens perturbés, la crise économique majeure qui se prépare pourrait bien émerger un nouveau monde.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Fermeture des écoles, quarantaine, examens perturbés, isolement... Comment cette crise sanitaire affecte-t-elle les jeunes générations ?

Christophe Boutin : Il est toujours très difficile de parler pour une autre génération que la sienne, même si – ou, au contraire, à plus forte raison quand - ses propres enfants en font partie. Tentons cependant de présenter quelques éléments.

« L'isolement » d’abord est loin d'être évident. La plupart des représentants de ces « jeunes générations » que vous évoquez, soit résident encore en famille, soit ont choisi, pour le confinement, de revenir chez leurs parents - ou chez l'un d'entre eux en cas de séparation. Il en est même, et l'on voit bien ici que les temps ont changé, qui sont actuellement confinés… chez les parents de leurs petit(e)s ami(e)s. Une faible part d’entre eux ont bien choisi de rester confinés chez eux, dans des conditions effectivement difficiles, puisque ce sont généralement des logements de petite taille, mais nombre de ceux qui avaient commencé ainsi un confinement qu’ils espéraient court ont choisi depuis de se rapprocher de leurs familles.

On lit parfois que le confinement pourrait faire redécouvrir la valeur de la famille… C’est peut-être vrai dans celles où il se passe bien, mais c’est généralement parce qu’il y avait déjà peu de tensions et que les conditions dans lesquelles il est vécu n’en feront pas monter de nouvelles : pour ceux qui sont actuellement dans la résidence secondaire de leurs parents, avec jardin et chambre individuelle, les choses sont certainement plus faciles que pour ceux qui sont dans ces petits appartements où il leur faut partager la même chambre avec leur frère ou leur sœur.

Enfin, pour conclure sur ce point de l’isolement, leur usage frénétique des réseaux sociaux sur ce portable qu'ils ont pour beaucoup greffé en permanence à la main fait que ils n'ont pas réellement de sensation d'isolement d'avec leur « bande » d’amis ou de camarades. Ils continuent en fait ce qu'ils font le reste du temps, maintenant vivantes ces cellules virtuelles d’appartenance dans lesquelles ils se plaisent à vivre.

Le travail ensuite. Une fois goûté le caractère amusant de la suspension des cours, les jeunes générations, et notamment ceux d’entre elles qui suivent des études supérieures, sont effectivement perturbées. Certes, comme leurs cadets encore dans le secondaire, ils ont pu bénéficier de cours donnés sous une forme ou une autre par des enseignants qui se sont réellement investis dans cette tâche - quoi qu’ait pu en penser la porte-parole du gouvernement. Mais nous en sommes actuellement à la mise en place des examens et concours, qui ne pourront bien évidemment pas prendre la forme qu'ils devaient avoir : pas question d'organiser des examens écrits dans les stades, comme en Corée du Sud, pas question non plus d'organiser des oraux en l’absence de ces masques que l’on découvrira sans doute dans nos cheminées à la Noël, et les dates ont pu changer – c’est le cas pour de nombreux concours.

Tout cela perturbe des étudiants qui, comme toute ces jeunes générations, ont une forte tendance à paniquer dès que se produit un évènement imprévisible et à demander à l’administration d’inutiles précisions et d’impossibles garanties. Reste, en dehors de ce tropisme,  que lorsque l'on a un programme de révision clairement établi, le changement de date d’examen ou de concours, même pour reculer cette date, n'est jamais agréable – mais il est vrai que nous parlons ici des étudiants qui savent travailler.

Mais tout n’est pas travail. Un certain nombre d'entre eux pratique en effet des activités annexes, culturelles ou sportives, que le confinement ne permet plus – il ne reste que l'échappatoire de la promenade quotidienne ou du jogging. Pour autant, soyons clair, après avoir eu pendant des années – et avoir toujours – les plus grande difficultés pour faire quitter à certains pré-ados ou ados leur station allongée dans leur chambre devant des écrans, nombre de parents estiment que ces frais jeunes gens seraient mal placés pour se plaindre de la situation actuelle.

D’où il ressort, on le comprend, ce dont on se doutait un peu : le confinement n’affecte pas de manière identique une population définie par l’appartenance à une même tranche d’âge, pas plus dans son rapport à la famille et au travail que sur la manière dont elle peut se sentir gênée dans son quotidien.

Sébastien Laye : Ce que vous citez ne constitue que la face émergée de l'iceberg. Les étudiants en 1968 ont connu aussi ce type de perturbations: l'effet sur le long terme s'est avéré nul, en dehors parfois de quelques quolibets sur les diplômes 68, réputés avoir été obtenus plus facilement. On notera que cette année le baccalauréat sera un contrôle continu (ce qui était de toute façon le dessein de Blanquer, le virus ayant accéléré le processus d'un an ou deux) mais aussi nombre de concours, comme celui de Sciences Po. Cette année "blanche" en quelque sorte est plus intéressante du point de vue des pratiques acquises et sur lesquelles le retour en arrière paraîtra impossible d'ici six mois: la prévalence des cours en ligne, l'autonomie des élèves, la fin de la distinction entre les environnements scolaires et familiaux. Les parents aussi sont placés face à leur responsabilité. J'oserais aller plus loin en disant que cette crise va inciter ces jeunes générations à se détourner encore plus de l’extrême verticalité et centralisation qui animaient nos sociétés- et l'Education Nationale- traditionnellement. 

Face à une crise économique d'ampleur annoncée par les spécialistes au sortir de l'épidémie, la maîtrise des outils technologiques et de communication pourra-t-elle aider les jeunes générations à sortir de la crise ? Comment les "millénials" peuvent dès aujourd'hui s'y préparer ?

Christophe Boutin : La maîtrise des outils des « nouvelles technologies de l’information et de la communication » est certaine dans les jeunes générations. Celle des millenials est la dernière à avoir encore panaché écrans et papier ; celle qui vient derrière est déjà celle du « tout numérique ». Travailler dans un environnement virtuel ne les gêne donc absolument pas, et on l'a bien vu d'ailleurs avec la manière dont les étudiants ou élèves du secondaire se sont mis au travail avec leurs enseignants. C’est finalement la maîtrise de ces technologies d’un bout à l’autre de la chaîne qui a permis à l’Éducation nationale de réagir aussi vite et aussi bien. Les seuls problèmes qui se posaient concernaient bien souvent des étudiants ou élèves qui, revenus dans leurs familles habitant dans une France périphérique dont se moquent bien les métropoles, n’avaient pas accès au réseau – ou à des conditions qui font que télécharger un document un peu « lourd » relève de l’exploit, pour ne rien dire des séquences vidéos à mener avec les enseignants.

Plus délicat par contre est le cas de ces jeunes qui apprennent un métier dont ils doivent maîtriser les gestes pratiques : il n’y a pas que des savoirs théoriques, et il est bien difficile de remplacer le contact réel sous la direction du maître de stage ou du patron par un « tuto » posté sur le net – comme l’apprennent chaque jour à leurs dépens tous ceux qui pensaient mettre le confinement à profit pour faire eux-mêmes dans leur logis ce que des artisans devraient faire !

La question par contre de savoir si la maîtrise de ces technologies et un élément à la fois essentiel et indispensable pour faire face à la crise économique qui vient est une autre question. Si c'est le cas, on vient de le dire, les jeunes générations sont parfaitement adaptées pour la plupart. Mais cette crise montre peut-être aussi, justement, les limites du virtuel et du théorique. En dehors du cas particulier des soignants, la France qui maintient en vie le pays actuellement est faite de ces métiers indispensables mais méprisés, de l’agriculteur au commerçant en passant par le chauffeur-livreur, du boulanger à l’éboueur, du postier au policier municipal. Par contre, il faut bien dire que le travail de l’intermittent du spectacle, ou ceux de ces titulaires des fameux « bullshit jobs » de pseudo-cadres contrôlant le contrôle, semblent d’un seul coup moins primordiaux. Un salutaire retour au réel, mais aura-t-il des conséquences une fois la crise passée ?

Sébastien Laye : Les millenials (nés entre 1984 et 1996) sont pour beaucoup rentrés sur le marché du travail avec la crise de 2008-2010...à peine stabilisés après un début de carrière souvent chaotique, ils font l'expérience d'une nouvelle crise: il est évident que leur vision du marché de l'emploi, du capitalisme et des perspectives de prospérité, va s'en trouver fondamentalement et définitivement altérée. Et jusqu'à preuve du contraire, ils n'auront pas de grande guerre pour les remobiliser comme la génération perdue des années 1930...Ainsi, la responsabilité de l'Etat à leur égard, dans sa capacité à redresser le pays et à offrir une nouvelle prospérité, est cruciale: on estime que le pic des revenus pour un individu se situe vers 45 ans. Cette génération ne touchera aucun héritage avant la fin de la cinquantaine du fait de l'augmentation de l'espérance de vie de ses parents. Ce qui veut dire que si, une fois passé cette crise du virus (tablons sur 2020-2021), aucune croissance forte n'élève leurs revenus entre 2022 et 2030, ils seront une génération sacrifiée du point de vue économique. La maîtrise des outils technologiques n'est pas l'apanage des millenials, la génération suivante, la Z (entre l'adolescence et 24 ans) est la vraie génération digital native, qui sera capable de complètement décupler l'impact de ces technologies...ou pas, elle peut aussi se révolter contre la techno structure actuelle, les GAFAM et le capitalisme financier. Ne prenons pas pour acquis la puissance de la technologie: une génération peut très bien au contraire repousser ces nouveaux outils en les identifiant à une forme d'asservissement. Non la génération X qui n'y voit que des outils - sans plus- non la génération Y qui en est trop dépendante, mais bien la Z, qui peut encore faire machine arrière, ou inventer un nouveau rapport entre l'Homme et la Machine (qui sera le sujet principal de l'Intelligence Artificielle).

Peut-on s'attendre à ce qu'un bouleversement économique politique et sanitaire de cette ampleur ait des conséquences sociologiques et politiques aussi importantes que celles qui ont suivi la guerre du Vietnam ?

Christophe Boutin : Contrairement à ce que l’on croit, la plupart d'entre eux n'ont pas l'impression de vivre un événement exceptionnel. Après tout, cela ressemble furieusement à un épisode de ces séries qu’ils affectionnent, Black mirror dans le meilleur des cas, The walking dead dans le pire, avec un soupçon de House of cards pour le politique - même s’il est difficile de comparer Robin Wright et Brigitte Macron. Pour reprendre un de leurs mots favoris, c’est « chiant », et c’est tout. Il est donc douteux qu’il y ait un jour une « génération coronavirus » comme il a pu y avoir une « génération Vietnam », aux USA mais aussi dans l’ensemble de la jeunesse occidentale. De plus, on l’a dit, la sensation de « rupture » entre deux mondes est très atténuée par le maintien de leurs liens virtuels.

Pour le reste ensuite, on retrouve les difficultés qu’il y aurait à imaginer une jeunesse uniforme, et la crise risque plutôt d'accentuer chez ses membres les choix qui étaient  déjà les leurs plutôt que de les engager à les reconsidérer intégralement. C'est ainsi que, politiquement, certains d'entre eux, qui étaient confiants dans l'Union européenne, mais qui sont conscients cependant qu’elle n'a pas ou mal rempli le rôle qu'ils auraient souhaité lui voir jouer, soutiendront sa « refondation » à la fin de la crise. À côté, d'autres considéreront qu'il faut, comme ils le pensaient déjà, en revenir à la nation, « le plus vaste des cercles communautaires qui soient, au temporel, solides et complets ». Certes, au vu de la gestion de la crise, on peut penser que certains européistes deviendront nationalistes – plus en tout cas que l’inverse –, mais cela restera sans doute un mouvement modéré.

Là où cette crise devrait avoir un effet – mais, ici encore, accentuant ce qui existe déjà – c’est sur la perception des objectifs. À gauche comme à droite en effet, si tant est que ces termes aient un sens dans ces jeunes générations, on se rend compte que ce sont souvent les mêmes termes qui sont employés, et avec la même connotation, négative (système, oligarchie, mondialisation) ou positive (circuits courts, décroissance, solidarité, communauté). Remise en cause, sinon de la consommation et de la croissance, au moins d’une certaine forme des deux ? Volonté réelle de ré-enracinement plus ou moins cohérente avec certains de leurs autres choix (sur le phénomène migratoire par exemple) ? Et pour combien de temps ? Certains sont bien passés « du col Mao au Rotary », et on ne compte plus les anarchistes  recyclés dans la Pub.

Ce Système qu’ils dénoncent, mais dont certains sous-estiment les capacités de résilience, digèrera peut-être ces trublions comme leurs prédécesseurs. Cela sera sans doute fait de manière différente, car une part d’entre eux ont bien l’intention de changer les choses en changeant leur quotidien et non en s’en remettant à la lutte politique. Mais si le personnel politique sort plus désavoué de cette crise que jamais, là encore, cette jeune génération ne lui faisait déjà plus confiance depuis longtemps : de « droite » ou de « gauche », ses membres ont vu comment, au fil des années, des alternances et des partis, on faisait taire les minorités, on criminalisait les actions, on interdisait les manifestations, on refusait d’écouter la population.

Ils comptent donc agir seuls ou en réseaux, et ce sera peut-être leur grande faiblesse. « Le danger de la liberté moderne – écrivait Benjamin Constant dans De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, c'est qu'absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique »…

Sébastien Laye : Mais quelles ont été les vraies conséquences politiques du Vietnam ? après quelques années de puissance américaine plus modeste et d'esprit 68, Reagan est arrivé avec une vision bien différente des choses qui a imprégné de sa force les USA pendant trente ans. Ne tombons pas dans le leurre de croire que le monde d’après sera RADICALEMENT différent. Je crois plutôt que cette crise va exacerber et accélérer ce qui était déjà là en germe, et je me limiterai à trois remarques: 1/ ce qu'on appelle improprement le populisme, à savoir la recherche d'un nouveau compromis entre les élites et les masses populaires, se trouve renforcé: nouvelle faillite des élites classiques, appauvrissement à prévoir avec la crise économique...2008 n'était qu'une répétition à cet égard, de nouvelles forces politiques et idéologies vont émerger de ce champs de ruine 2/ les modifications du capitalisme: de purement financier, il va muter en une nouvelle forme à la fois très libérale sous certains aspects (la pression fiscale n'est plus tenable dans de nombreux pays, les Etats Providence s'effondrent et n'ont pas su faire face à la crise: pourquoi leur donner encore plus ?) et très mutualiste: retour de l'investissement public massif, soutien monétaire: c'est le retour au compromis du New Deal. 3/ la défiance envers une vision naïve du Progrès, le progressisme de bon aloi des élites françaises. Les Générations Y et Z l'ont déjà massivement rejeté.

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