Euphémismes, oxymores, langue de bois… : comment le « bullshit » s’immisce dans notre quotidien via la force des mots et des ambiguïtés de la langue<!-- --> | Atlantico.fr
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Elodie Mielczareck publie « Anti Bullshit: Post-vérité, nudge, storytelling : quand les mots n'ont plus de sens (Et comment y remédier) » aux éditions Eyrolles.
Elodie Mielczareck publie « Anti Bullshit: Post-vérité, nudge, storytelling : quand les mots n'ont plus de sens (Et comment y remédier) » aux éditions Eyrolles.
©Capture d'écran / DR / éditions Eyrolles

Bonnes feuilles

Elodie Mielczareck publie « Anti Bullshit: Post-vérité, nudge, storytelling : quand les mots n'ont plus de sens (Et comment y remédier) » aux éditions Eyrolles. Le bullshit, ou l'art de « raconter de la merde », a toujours existé. Mais force est de constater que l'activité a le vent en poupe ces dernières années, favorisée par l'émergence de nouveaux codes dans la communication. Extrait 1/2.

Elodie Laye Mielczareck

Elodie Laye Mielczareck

Elodie Laye Mielczareck est sémiologue. Elle est spécialisée dans le langage verbal (sémantique) et non verbal (body language). Elle conseille également les dirigeants d’entreprise et accompagne certaines agences de communication et relations publiques internationales, notamment sur la question de la raison d’être. Très régulièrement sollicitée par les médias, Elodie Laye Mielczareck décrypte les tendances sociétales de fond, ainsi que les dynamiques comportementales de nos représentants politiques et autres célébrités. Elle est également conférencière et auteure.

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Premier visage du bullshit : les mots

Est-ce qu’on vous « raconte de la merde » ?

Dans ce chapitre, il s’agit de rentrer au cœur de la langue, de faire émerger les principaux mécanismes linguistiques par lesquels le bullshit s’épanouit. Euphémismes, oxymores, langue de bois se retrouvent au fondement de notre « logocratie » actuelle. Pourtant, les mots ne s’utilisent pas impunément : ils ont une histoire, des racines, et un sens.

Pour comprendre comment le bullshit s’immisce dans la langue, vous trouverez un découpage pédagogique par niveau linguistique (sémantique, syntaxique, etc.). Et bien sûr des exemples à chaque fois. D’ailleurs, nous analyserons une nouveauté sémantique qui a fait son apparition dans le monde économique : le pouvoir d’achat et le PIB « ressentis ». De quoi ne plus rien comprendre au réel… à moins de l’envisager sous un angle « gorafique », ce que nous ferons en dernière partie de ce chapitre.

Nous sommes tellement habitués à parler depuis notre plus jeune âge, que nous percevons le mot lu ou entendu de manière directe, instantanée. On ne se pose plus la question de savoir ce qu’un mot veut dire. La plupart du temps, les mots sont des outils de notre quotidien, ils nous aident à agir sur le réel (objets ou personnes). J’aimerais, à partir de maintenant et dans ce livre, vous proposer d’autres clés de lecture, moins entendues, moins perçues et moins connues. Un mot se situe au croisement de sept dimensions complémentaires. Il se caractérise par chacune de ces couches. Simultanément, il est porteur de cette richesse polysémique.

1) Le mot est une humanité

Tout d’abord, le mot est « matériel » et physiologique. Vous lisez une succession de voyelles et de consonnes, organisée dans un système articulé. À l’oral, vous entendez une suite de phonèmes (sons), et c’est possible parce qu’ils s’organisent selon deux axes, paradigmatique (sélection de traits pertinents) et syntagmatique (déroulé dans le temps). Cette double articulation du langage1 est spécifique de notre espèce humaine. Elle a été rendue possible grâce à la bipédie. Le mot est d’abord fait pour être perçu physiquement.

Par exemple : la phrase « le chat mange la souris » se déroule bien sur l’axe syntagmatique du temps, avec un début, « le », et une fin, « souris ». Et l’axe paradigmatique est un choix réalisé au milieu de toutes les potentialités de la langue : le (et non pas « un », « mon »…) chat (et non pas « félin », « lion »…), mange (et non pas « dévore », « crache »…), la (et non pas « une », « cette »…), souris (et non pas « rongeur », « petit animal »…).

2) Le mot est un héritage

Comme le rappelle l’écrivain Jean-Christophe Bailly, le mot est un outil qui nous sert à communiquer avec les autres, mais il ne peut se réduire à cela. Le mot signifie en lui-même. Il est la trace d’une certaine fréquentation du monde. C’est cette histoire au travers des âges et des locuteurs qui lui donne sa densité. Le mot est une mémoire. C’est un héritage de sens, avec lequel on peut renouer par l’étymologie. Historique, culturelle et évolutive, cette mémoire est fluctuante mais toujours présente.

Par exemple : le mot « collaboration » que l’on utilise énormément dans le cadre de l’entreprise (collaborer, collaborateur…) porte tout de même une résonance historique forte. Sans le savoir, et sans le vouloir, nous convoquons des imaginaires historiques forts.

3) Le mot est un portrait

Le mot est une signature. En fonction de vos sensibilités, de vos motivations, de votre sémiotype, de votre éducation, de votre expérience au monde, vous utilisez des mots dans une acception qui vous est propre. Bien entendu, vous avez concédé la signification globale pour pouvoir échanger avec votre interlocuteur. Mais chaque mot est « rempli » de votre propre autobiographie.

Par exemple : dans un passage de Colette (La Maison de Claudine), une enfant entretient un rapport affectif avec le mot « presbytère » dont elle ne connaît pas le sens : « J’avais recueilli en moi le mot mystérieux, comme brodé d’un relief rêche en son commencement, achevé en une longue et rêveuse syllabe… » Pour en jouir à sa guise, l’enfant ne demande pas sa signification. Mais se trahit lorsqu’elle s’approche tout heureuse de sa maman pour lui montrer un escargot : « Maman ! Regarde le joli petit presbytère que j’ai trouvé ! » C’est avec nostalgie que l’auteure se remémore ce plaisir personnel. Parvenue à l’âge adulte, elle regrette toujours cette imprudence…

4) Le mot est une idéologie

Selon les linguistes et les typologies, le mot remplit les caractéristiques du signe, voire du symbole. En tous les cas, il « colle » et fusionne avec certaines représentations idéologiques, c’est-à-dire construites et intentionnelles, de notre époque. Le mot conditionne et propose une certaine vision du monde, faite de hiérarchies et de valeurs.

Par exemple : le mot « progrès » a été tellement idéologisé ces dernières années dans la sphère publique qu’il devient un marqueur politique. Il est le symptôme d’un courant de pensée spécifique : le progressisme. Initialement associé à des enjeux de réformes, le terme se colore de nuances plus « technologiques » actuellement : seul le progrès pourrait sauver l’humanité du désastre écologique qui l’attend.

5) Le mot est un idéal

Le mot est le réceptacle de nos fantasmes et projections, à un niveau individuel mais également collectif. Ici, le terme « idéal » est connoté positivement. Mais il est bien des mots qui remplissent cette fonction projective, tout en étant peu « souhaitables ». Ils restent tout de même des réservoirs à imaginaires. Les projections ne sont plus basées sur la joie, mais sur la peur.

Par exemple : le terme « liberté » est rempli de nos ambitions et rêves. Ce que Paul Éluard a admirablement décrit dans ses vers : « Sur mes cahiers d’écolier / Sur mon pupitre et les arbres / Sur le sable sur la neige / J’écris ton nom (…) Et par le pouvoir d’un mot / Je recommence ma vie / Je suis né pour te connaître / Pour te nommer / Liberté. »

6) Le mot est un partage

Le mot est un lieu de rencontre entre les interlocuteurs. C’est à partir de lui qu’un monde partagé (ou non) peut se construire. Le mot véhicule des imaginaires, des valeurs et des idéologies. L’espace commun de la langue est ce lieu défini contractuellement. En reprenant les mots des autres, vous en acceptez le jeu. D’où l’importance de rester vigilants sur les cadres cognitifs proposés.

Contre-exemple : l’échange entre Humpty Dumpty et Alice. « Quand j’utilise un mot, dit Humpty Dumpty avec un certain mépris, il signifie exactement ce que j’ai décidé qu’il signifie, ni plus, ni moins.» Lorsque Alice lui demande si on peut donner autant de sens différents à un mot, Humpty Dumpty répond : « La question est de savoir qui est le maître – c’est tout. » Un passage savoureux et éclairant sur les mécanismes sous-jacents de la langue.

7) Le mot est un levier de transformation

Le mot est porteur, potentiellement, d’un récit initiatique. Encore faut-il en avoir la connaissance. Mais comme le rappelle Luc Bigé8, le sens – dans cette dimension-là – ne se construit pas : il se révèle à nous. Comment favoriser cette révélation ? Par la langue des oiseaux et la connaissance du symbole, notamment.

Par exemple : le mot « eczéma », pathologie de la peau, peut également s’entendre ainsi : « que son ex aima ». Aussi, d’un point de vue symbolique, la peau atopique est la manifestation d’un lien affectif unilatéral qui n’a pas été digéré. Autre exemple souvent cité, on comprend qu’à l’annonce d’une « tumeur », le patient entende également « tu meures », de quoi ne pas le rassurer… D’un point de vue plus léger, le mot « satyre », personnage très tourné sur la chose, pour ne pas dire obsédé, s’entend aussi comme « ça tire »…

Toutes ces dimensions se superposent : la langue est un millefeuille. Par exemple, ce livre est tout à la fois écrit dans un système de lettrage noir sur fond blanc pour être facilement perçu par vos bâtonnets rétiniens, un rappel historique à des notions antérieures, un espace de subjectivités qui me sont personnelles (et autobiographiques), il porte un certain regard sur le monde, c’est aussi un lieu projectif et de fantasmes collectifs (un monde « meilleur » peut-être), un espace de rencontre et de partage (vous et moi, on se comprend, ou bien on croit se comprendre, ce qui revient au même !), enfin c’est un lieu de potentialités et de transformation.

LES AMBIGUÏTÉS DE LA LANGUE ET AUTRES GLISSEMENTS SÉMANTIQUES

Loin d’être figée et univoque, la langue est intrinsèquement mouvante et polysémique. C’est dans ces zones de respiration qu’elle peut évoluer et se partager. En langue française, les prépositions syntaxiques et les mots chargés sémantiquement offrent des espaces de compréhension particulièrement ambigus. L’auteure Marguerite Duras a su exploiter ces différentes résonances dans le titre de son roman, Le Ravissement de Lol V. Stein. En effet, le ravissement traduit à la fois le « rapt » du personnage principal, Lola Valérie Stein, et sa « joie » : Lola Valérie Stein est ravie. Dans la même veine, j’ai récemment lu sur des affiches électorales le slogan suivant : « Soyons insoumis avec Jean-Luc Mélenchon ». Le sens de « avec » est double : soyons insoumis en soutenant Jean-Luc Mélenchon, ou bien soyons insoumis envers Jean-Luc Mélenchon ? J’ai trouvé les deux niveaux de lecture savoureux. Surtout depuis que l’on sait que son corps est sacré… De même, l’amalgame entre « pour » et « contre » est assez fréquente. La phrase « j’ai fait mon vaccin pour le Covid » se comprend en fait par une ellipse : « j’ai fait le vaccin pour lutter contre le virus du Covid ».

Extrait du livre d’Elodie Mielczareck, « Anti Bullshit: Post-vérité, nudge, storytelling : quand les mots n'ont plus de sens (Et comment y remédier) », publié aux éditions Eyrolles

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