Diubis, ado cubain assassiné pour avoir protesté contre le régime<!-- --> | Atlantico.fr
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Un homme brandit un drapeau cubain lors d'une manifestation contre le gouvernement du président Miguel Diaz-Canel à La Havane, le 11 juillet 2021.
Un homme brandit un drapeau cubain lors d'une manifestation contre le gouvernement du président Miguel Diaz-Canel à La Havane, le 11 juillet 2021.
©ADALBERTO ROQUE / AFP

Bonnes feuilles

Francis Mateo publie « Cuba… la patrie et la vie ! » chez VA Editions. Le 11 juillet 2021, des milliers de Cubains descendent dans les rues d'une douzaine de villes de l'île pour protester contre les abus de la dictature. Les Cubains ont brisé le mur de la peur qui les empêchait de protester ouvertement. Ce réveil sonne le crépuscule de la dictature militaire castriste. Extrait 2/2.

Francis Mateo

Francis Mateo

Reporter, écrivain, acteur et grand voyageur... Francis Mateo est journaliste indépendant et auteur de nombreux récits de voyages à travers le monde sous forme de reportages ; il a également publié le livre « Mon associé Fidel Castro » (éd. Histoire d'Être, 2012), qui analyse les dernières décennies de la révolution cubaine. Il est actuellement journaliste correspondant en Espagne, depuis Barcelone, pour plusieurs titres de référence de la presse française et méditerranéenne (tourisme, gastronomie, transports, urbanisme,...). Il a créé en 2019 le site d'information Barnanews.com, entièrement dédié aux francophones de Barcelone. Il est diplômé en Sciences Humaines à l'Université Paul Valéry de Montpellier (Sociologie, Psychologie & Psychanalyse).

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« ILS ONT TUĖ DIUBIS ! »

La Havane, quartier de la Guinera – 12 juillet 2021

-La Havane, Santa Clara, Holguín, Santiago, Palma Soriano, Camagüey, Las Tunas, Pinar del Río, Alquízar,...

Dianelys égrène la liste des villes où se répand, depuis hier, l’onde de choc provoquée par la première manifestation de San Antonio de los Baños, au sud-ouest de la capitale cubaine. Elle sourit de ses vingt ans et reprend le slogan qui a parcouru l’île ces dernières 24 heures, au fil des rassemblements :

-Patria y Vida !

« La patrie et la vie ! » Ce sont les mots d’une jeunesse qui joue à retourner la vieille antienne révolutionnaire « la patrie ou la mort », vidée de son sens au fil des décennies de dictature castriste, et représentée aujourd’hui par la triste mine du président Miguel Diaz-Canel, sorte de figure du commandeur sculptée à la mode soviétique, et placée à la tête de l’État par Raoul Castro, dernier avatar d’un pouvoir autocratique. Un président devenu la cible des quolibets, se faisant traiter de « singao » (« taré ») dans les joyeux cortèges de protestation, de Pinar del Rio à Santiago de Cuba… Comme aujourd’hui dans les rues du quartier de la Guinera, où Dianelys reprend aussi l’invective à la mode :

-Diaz-Canel, « singao  » !

À force d’être scandé, l’adjectif typiquement cubain est devenu le titre d’une chanson, et un refrain parmi le peuple en colère. Face à un pouvoir aux abois.

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Parmi tous ces manifestants de tous âges du quartier populaire de la Guinera, rares sont ceux qui ont entendu, hier soir, Miguel Diaz-Canel. Presque plus personne ne prend désormais la peine d’allumer sa télévision pour faire semblant d’écouter les discours officiels, comme c’était le cas au temps de Fidel Castro. Et très peu se soucient finalement de la surveillance et des rapports du « chivato » (la « balance »), téléguidé par la police d’État – dans chaque bloc ou chaque immeuble – afin de dénoncer les agissements suspects de ses voisins. Cette organisation des Comités de Défense de la Révolution, qui a été mise en place dès les premières années du régime sur le modèle des Comités de sûreté générale de Robespierre, s’est désormais échouée sur la grève des pénuries. « Tous unis », comme le disait le poète national et libérateur de la patrie José Marti, mais sur la galère de la misère. Il reste cependant bien quelques acharnés pour défendre encore ce bout d’os qu’est devenue la Révolution castriste, et pour tenter de pourrir encore un peu plus la vie dans leur quartier (en échange d’une misérable considération de la part du Parti). Ces derniers défenseurs d’un régime à l’agonie, qui n’a plus que la force brute de sa matraque pour tenir, étaient hier soir fidèles au discours présidentiel devant leur poste de télévision ; ceux-là ont bien écouté les menaces de Miguel Diaz-Canel, en réponse aux manifestations du jour même à travers le pays. Comme à son habitude, le président s’est exprimé dans une langue de bois brut et avec ce ton monocorde qui ne laisse aucun espace aux sentiments, et encore moins à l’empathie :

-Je dois malheureusement interrompre cette journée dominicale pour vous informer que des éléments provocateurs ont agi dans le but de promouvoir la contre-révolution. Ils veulent créer des incidents pour justifier notre intervention. Qu’il n’y ait aucun doute à ce sujet : ils devront marcher sur nos cadavres s’ils veulent affronter la Révolution. Nous appelons donc tous les Révolutionnaires du pays, tous les Communistes, à descendre dans la rue, partout où ces provocations auront lieu. Nous ne laisserons personne manipuler et imposer un plan annexionniste. L’ordre est le suivant : Révolutionnaires, descendez dans la rue.

Dianelys n’a pas entendu cet appel à l’affrontement de Miguel Diaz-Canel. Depuis hier, elle est rivée sur son téléphone portable, où jamais autant de messages sur la situation politique ne lui sont arrivés. De fait, elle a l’impression de se réveiller ; que tout un peuple s’est réveillé après deux ans de restrictions sanitaires extrêmement drastiques. La jeune femme prend dans ses bras une amie qui vient à peine de rejoindre le groupe de manifestants ; elles s’embrassent, rient, dansent au son du reggaeton dont les grésillements saturés s’échappent par la porte ouverte d’une maison. Diubis Laurencio Tejeda s’approche d’elles pour les filmer avec son téléphone. Les deux jeunes filles s’enlacent à nouveau en agitant frénétiquement les reins au rythme de la musique, puis se mettent à sauter en criant :

-Filme Pikiri, filme ! Nous n’avons pas peur ! Nous n’avons pas peur !

Diubis se retient de se mêler à leurs embrassades pour se concentrer sur sa vidéo. Il veut absolument conserver ces instants uniques pour les partager sur ses réseaux sociaux. Tout autour, les manifestants sont contaminés par l’énergie de Dianelys et son amie. Ils reprennent en chœur :

-Nous n’avons pas peur ! Nous n’avons pas peur !

Diubis tourne sur lui-même, téléphone à bout de bras, pour filmer l’ensemble de la scène en un travelling vertigineux. Il se surprend à frissonner, pris par l’émotion. Il entend à nouveau son nom d’artiste :

-Piki ! Piki Rapta !

C’est un jeune voisin de seize ans, Yoel Misael Fuentes, qui lui sourit en écartant les bras comme pour saisir cet immense sentiment de joie d’une foule à la fois surprise et heureuse de se retrouver unie pour réclamer ce qui lui manque le plus : la liberté.

Comme tous les gamins de la Guinera, Yoel est fan des chansons de reggaeton de Diubis Laurencio Tejeda, alias Piki Rapta. À 36 ans, Diubis profite de cette petite notoriété sans se laisser griser, mais non sans un certain plaisir qui suinte à travers sa démarche, cette frime désinvolte qui séduit les filles et suscite l’admiration de ses amis. Une sorte de détachement dandy qui attire les regards sur sa peau d’ébène, sa mince silhouette et son sourire enjôleur. Diubis n’est pas indifférent à l’attraction qu’il provoque ; il aime aussi en jouer, à la scène comme à la ville. Pressentant une journée particulière, il a choisi avec soin ses vêtements aujourd’hui, même si le choix est bien trop restreint à son goût. « Mais que veux-tu ? Tu es à Cuba, mec ! il faut savoir se contenter de ce que tu n’as pas ». L’humour en bandoulière sur sa chemise noire Zara constellée de petites fleurs blanches, ses jeans et ses baskets Levi’s, également sombres, Diubis est sorti cet après-midi pour se mêler avec curiosité au groupe de manifestants. Parmi eux, il en reconnaît plusieurs qui sont ses clients réguliers. Car le jeune chanteur de reggaeton gagne sa vie en revendant des produits de base qu’il s’est procurés plus vite que les autres dans les boutiques officielles, ou qui lui ont été envoyés par des amis depuis l’étranger, comme le font de nombreux Cubains pour subsister. Sur l’écran de son vieil I phone il repère Iris, une voisine de son bloc, qui se précipite sur lui aussitôt qu’elle l’aperçoit :

-Eh Piki ! Tu pourrais pas me trouver du shampoing ?  Ça fait un mois que je me lave les cheveux avec un savon graisseux… Je ressemble à une sorcière !

-Mais c’est ce que je dis toujours, ma chérie : il faut se méfier des apparences, parce qu’elles sont souvent vraies. Pas sûr que tu sois moins sorcière, mais j’essaierai de t’apporter ça demain.

-Tu es le meilleur !

Iris retourne au cœur de la manifestation. Diubis continue de la filmer tout en la suivant, traverse l’attroupement, et prend quelques mètres d’avance sur le groupe pour faire un plan d’ensemble. Il interrompt l’enregistrement une seconde pour vérifier l’heure sur l’écran : 17 h 57. Il reprend aussitôt la vidéo avec un travelling sur le rassemblement qui se fait encore plus dense, plus bruyant :

-Nous n’avons pas peur ! La Patrie et la vie ! Diaz-Canel, singaaaaao !

Puis il se rapproche du groupe. Il a envie aussi de profiter un peu de la fête, de partager avec les autres ce frisson de liberté, au cœur de la foule qui remonte la rue Calzada de la Guinera. 

Dans le même temps, deux patrouilles de police longent une voie parallèle pour se positionner rue Primera. Les voitures s’arrêtent au carrefour. Quatre agents armés en descendent et commencent par bloquer le passage entre les voies Calzada de la Guinera et Principal, obligeant une Buick de couleur rose bonbon à faire demi-tour ; le conducteur ne proteste pas, il a surtout l’air préoccupé par un gâteau gélatineux et fluorescent posé sur le siège passager. Les policiers, sous les ordres de l’officier Yoennis Pelegrín Hernández, coupent ainsi la route par surprise à la trentaine de manifestants qui continuent d’avancer, sans se méfier, au rythme de leurs slogans contre le régime. Certains parmi eux n’ont même pas eu le temps d’apercevoir les uniformes, à environ trente-cinq mètres, lorsqu’éclate la salve de coups de feu.

La première détonation produit une stupeur, la deuxième impose le silence, la troisième et la quatrième ne laissent plus de doute sur l’origine des tirs. Yoennis Pelegrín Hernández vide les douze balles de son chargeur au milieu des cris. Une femme s’enfuit en lui hurlant :

-Tu as touché quelqu’un !

Au bout de la rue, l’officier de police garde son arme à la main, un pistolet Makarov à douze coups dont le chargeur est désormais vide. Il a l’air hagard, comme s’il ne voyait pas réellement le spectacle de terreur qu’il a provoquée en tirant sauvagement sur les manifestants. Comme étranger au drame qui a terrassé Diubis Laurencio Tejeda.

La balle est entrée dans le dos, et a traversé le poumon jusqu’au cœur. Le jeune homme s’est effondré, face contre terre, mais il est encore vivant. Sur son épaule, la tache de sang imbibe les motifs de petites fleurs blanches ; un homme lui enlève sa chemise pour tenter de contenir l’hémorragie. Deux autres le soulèvent dans un geste désespéré et le portent jusqu’à l’une des voitures de police, seul recours possible pour conduire d’urgence le blessé à l’hôpital.

À quelques mètres à peine, Yoel est également recroquevillé au pied d’un mur, le pantalon taché de sang. L’une des douze balles tirées par Yoennis Pelegrín Hernández lui a brisé le genou droit. Foudroyé par la douleur, il ressent en plus une peur panique qui l’empêche d’articuler la moindre parole intelligible. Il reconnaît Dianelys qui passe tout près en criant :

-Ils ont tué Diubis !

Un autre manifestant se tient la tête en hurlant vers les policiers :

-Assassins ! Pourquoi avez-vous tiré ? Personne n’a rien fait ! Vous êtes fous !

Yoel pleure, il crie de douleur au milieu du chaos de la rue Calzada de la Guinera, maintenant quadrillée par les voitures de police. L’adolescent voit s’approcher trois hommes en armes et uniformes. Fermant les yeux comme pour repousser la peur et la douleur, il se sent soulevé et poussé sans ménagement sur le siège arrière d’une Lada à gyrophare.

Dans un autre véhicule, Diubis se vide de son sang. Il perd connaissance avant même d’arriver à l’hôpital. Il ne se réveillera jamais.

Après avoir fait embarquer dans les fourgons venus en renfort la quasi-totalité des manifestants présents, à l’exception de ceux qui ont pu s’enfuir à temps, Yoennis Pelegrín Hernández reprend le volant, sirène hurlante, en direction du poste de police. Il a un rapport à rédiger.

Extrait du livre de Francis Mateo, « Cuba… la patrie et la vie ! », publié chez VA Editions

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Près de 300.000 Cubains ont abandonné leur pays l'an dernier, fuyant les pénuries et les privations de liberté. Cet exode – d'une ampleur inédite depuis l'arrivée au pouvoir du régime castriste – s’explique aussi par la violente répression des grandes manifestations pacifiques du 11 juillet 2021. Dans son livre-enquête « Cuba... la patrie et la vie » (VA Éditions – janvier 2023), le journaliste relate cette descente aux enfers depuis ces protestations initiées dans un quartier périphérique de La Havane. C'est la radiographie d'une dictature encore souvent considérée avec indulgence - voire déni - depuis Paris. Le récit fait également entendre le cri d'une révolte qui gronde toujours à Cuba (où l'on dénombre un millier de prisonniers politiques) et dans le monde, à travers la diaspora des exilés.

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